N°13/14 - 2003

Dossier: le mouvement social en France

-Un enjeu européen: Jean-Marie Vincent
-
La lutte des enseignants: entretien avec Yves Bonin
-Une mise en cause globale de la société: Samuel Holder
- Le débat sur le financement: Michel Husson
- Répartition et propriété: François Chesnais, Claude Serfati


A propos de l'appropriation du capital
La barbarie ordinaire

Jean-Marie Vincent*

La notion de «lois d'appropriation du capital» me paraît tout à fait décisive pour comprendre un peu mieux les évolutions de la propriété et les évolutions actuelles dans le cadre du capitalisme mondialisé.

On ne doit pas voir la propriété comme quelque chose de statique. La propriété des moyens de production, en particulier, est au contraire tout à fait dynamique. Le procès de production et de reproduction du capital est un procès d'appropriation et, en même temps, un procès d'expropriation1.

On peut déjà voir ce problème au niveau de l'appropriation de la force de travail. Le salariat, avec ses différentes transformations, est un moyen d'appropriation de la force de travail, donc l'expropriation des travailleurs. Aujourd'hui, cette force de travail est, pour une part, une force de travail intellectuel et on voit que les formes du salariat sont en train de bouger. Les différentes formes de salaire protégé sont naturellement en crise et les qualifications qui sont un des moyens de façonner le salariat font place maintenant à ce que l'on appelle les compétences et la performance. Les bilans de compétence sont un moyen d'individualisation de la force de travail collective, mais ces bilans de compétence sont un moyen de forcer la performance. Donc on voit à travers tout cela comment la force de travail n'est pas simplement employée, mais elle est aussi appropriée par le capital. Et l'appropriation de la force de travail a pour conséquence effectivement de transformer la force de travail en partie variable du capital, comme le disait Marx.

A travers ce mode d'appropriation, on a aussi une force de travail qui tend à échapper aux travailleurs eux-mêmes. Les travailleurs sont obligés de se conditionner eux-mêmes en force de travail appropriable par le capital. L'utilisation de la force de travail par le capital n'est pas simplement un contrat de travail, une location de la force de travail pendant un certain temps. C'est en réalité une relation d'appropriation. Et, à mon sens, c'est une réalité qui existe depuis les débuts du capital, mais qui était un peu restée dans l'ombre en fonction d'un certain nombre de conquêtes du mouvement ouvrier, à travers les salaires protégés, à travers les travailleurs protégés et à travers, y compris, la croissance du salaire indirect (retraite, par exemple). Toutefois, on voit bien aujourd'hui comment même le salaire indirect tend lui-même à être attaqué par le capital et comment on essaie de remplacer un certain nombre des caractéristiques du salaire indirect par la forme «assurance» qui est bien une façon de s'approprier les aspects socialisés du salaire.

Fonds de pension et privatisations

On a non seulement l'appropriation de la force de travail, mais on a aussi, aujourd'hui, des formes diverses d'appropriation de l'épargne populaire. Et en même temps, à travers les fonds de pension, à travers les fonds d'épargne, on voit comment une partie des moyens de consommation des travailleurs, une partie de leur salaire sont de nouveau appropriés par le capital pour permettre de financer ses propres activités.

Le processus d'appropriation par le capital, c'est aussi bien sûr le jeu des marchés financiers, les processus de fusion entre firmes qui sont très souvent aussi des processus de destruction de petites et moyens capitaux et d'appropriation de petites et moyens capitaux. On a donc, par conséquent, dans le fonctionnement même de la reproduction du capital, un processus d'appropriation qui est aussi un processus d'expropriation permanent. Cela vaut non seulement au niveau de la force de travail, au niveau de l'épargne, au niveau des marchés financiers, mais aussi au niveau même de l'activité publique.

Les privatisations qui sont en cours depuis les années 1970 dans toute une série de pays du monde sont une forme d'appropriation par le capital des moyens publics et un détournement des moyens publics, un affaiblissement des activités publiques, en faveur du capital. Mais ces processus d'appropriation ne concernent pas simplement la production, les marchés financiers, les finances publiques ; ils concernent aussi ce que j'appellerais l'appropriation de la consommation.

La consommation

L'appropriation de la consommation, c'est, bien sûr, la façon dont les consommations sont dominées maintenant par le marketing, par ce que certains appellent la «culture pub». La consommation, qui est elle-même présentée très souvent comme un domaine de liberté, est, en fait, un phénomène très largement marqué aussi par l'expropriation des consommateurs, dans la mesure où ils perdent en grande partie leur propre liberté de choix. Cela étant encore plus net lorsque l'on voit, par exemple, la consommation de biens durables comme les logements très fortement marquée par l'endettement, voire le surendettement et les perspectives éventuelles de perte du bien que l'on a essayé d'acquérir.

Tout cela montre à quel point le capital arrive à mettre la main sur une grande partie de ce qui constitue la production, la consommation et les moyens sociaux dont on dispose pour essayer de faire face à des problèmes divers: santé, accident, voire retraite.

Le temps et l'espace

Mais, plus profondément encore, il y a à travers tout cela appropriation par le capital du temps. Le temps de travail, bien sûr, mais aussi le temps de loisir et le temps de récupération. A travers, justement, l'utilisation des loisirs et grâce à ce que l'on pourrait appeler la société du spectacle, à travers la médiatisation de la vie par des systèmes d'images, par la culture publicitaire et par le conditionnement des conceptions mêmes qu'on se fait de la vie.

De ce point de vue, les choses qui me paraissent tout à fait significatives, c'est, par exemple, l'appropriation des corps à travers toute une série d'images de la vie, d'images du corps, d'images de la sexualité, d'images du corps féminin pour sa marchandisation. Une des pointes de tout cela, si l'on fait par exemple référence à l'émission télévisée Loft Story et à ses divers succédanés, c'est que la vie y devient un matériau pour le spectacle. On a vu d'ailleurs, à travers une émission de Canal Plus, à quel point la vie des gens dans le Loft avait été préfabriquée et comment ce processus d'appropriation de la vie est symbolique véritablement de la société que nous vivons aujourd'hui.

En même temps, il y a non seulement appropriation du temps, mais il y a aussi des formes d'appropriation de l'espace. Appropriation de l'espace, bien sûr, à travers la propriété foncière, mais aussi à travers la déterritorialisation, à travers les moyens de transport, de communication qui permettent une utilisation de l'espace très facile à toute une série de couches de la population, bien sûr les couches aisées. Par contre, toute une série de couches défavorisées dans notre société sont contraintes à des utilisations difficiles et étroites de l'espace.

Dépossession des individus

On a donc à la fois appropriation du temps, appropriation de l'espace, appropriation des corps et de la vie. Le processus d'appropriation par le capital est dès lors un processus totalitaire qui se présente sous les dehors, sous les apparences de la liberté, de la facilité et de la jouissance. En réalité, c'est un processus qui produit ce que l'on pourrait appeler de la misère, pas forcément matérielle, mais un processus de misère de position, comme le dit par exemple Bourdieu dans son livre sur la Misère du monde2, c'est-à-dire misère de désappropriation où l'on ne peut pas maîtriser du tout ce que l'on a comme vie, où l'on est en fait dépossédé des moyens essentiels de se diriger dans la vie et d'essayer d'avoir des rapports avec les autres.

Car le processus d'appropriation par le capital est aussi un processus qui fonctionne comme un processus de dissociation entre les individus à travers les différentes formes de concurrence, d'affrontement, présentées comme étant les conditions essentielles du fonctionnement de la société. Il faut être performant. Tous les systèmes de classification dans l'enseignement jusqu'au système de classification dans la société, système de hiérarchisation, participent de cela. Le processus d'appropriation du capital est un processus de dépossession des individus. Ajoutons à cela qu'on doit voir aussi ces processus comme étant des processus de gel des rapports sociaux, de soumission des rapports sociaux aux grandes machineries du capital: le marché, l'argent. Et tout cela fait qu'il y a par suite de la monétarisation des relations sociales une très grande difficulté à se sortir de cet enfermement.

Une soumission... pas complète

Pour terminer, je dirai que l'on peut mettre cela sous le signe de ce que Marx, dans Le Capital,appelle la «subsomption réelle», ou la «soumission réelle». Il y a une soumission formelle au commandement du capital lorsqu'il s'agit simplement d'un commandement qui laisse relativement intacts, par exemple au niveau de la force de travail, les métiers, les savoir-faire, les tours de main ; et les travailleurs, dans la soumission formelle au stade de la manufacture, restent encore largement possesseurs de leur force de travail. Aujourd'hui, à travers tous les processus technologiques, à travers tous les dispositifs médiatiques divers, à travers la marchandisation, la subsomption réelle tend à être totale, bien que la subsomption réelle ne puisse jamais être complète de même que les individus ne sont jamais totalement de fiables supports des rapports sociaux capitalistes. D'une certaine façon, ils sont des supports branlants.

En réalité, il n'y a pas, comme le prétendent certains, un nouveau stade du capitalisme qui serait plus humain que les stades antérieurs ; au contraire, je pense que nous sommes toujours dans ce qu'on pourrait appeler la barbarie ordinaire.

1. Voir sur la question de la reproduction du capital l'ouvrage d'Alain Bihr La reproduction du capital, 2 vol., Editions Page deux, Lausanne, 2001.

2. Ouvrage collectif dirigé par Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, 956 p.

* Sociologue, auteur entre autres de Un autre Marx, après les marxismes, Editions Page deux, Lausanne, 2001.

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