N°13/14 - 2003

Dossier: le mouvement social en France

-Un enjeu européen: Jean-Marie Vincent
-Une mise en cause globale de la société: Samuel Holder
- Le débat sur le financement: Michel Husson
- Répartition et propriété: François Chesnais, Claude Serfati
- A propos de l’appropriation du capital: Jean-Marie Vincent


Les enseignants face à la décentralisation et à la réforme des retraites.

Interview de Y. Bonin, SUD-éducation

«Une maturité politique nouvelle»

Les enseignants ont constitué, en quelque sorte, la colonne vertébrale de la mobilisation sociale qui s'est développée en France au cours du premier semestre 2003. En fait, les premières actions des enseignants ont commencé dès le mois de mars. La durée de cette mobilisation est remarquable. La place des enseignants dans la société française a fait que leur lutte a éclairé de multiples espaces de la crise sociale et politique en France. De plus, ils ont, dans de nombreuses régions, multiplié les initiatives de liaison avec le secteur privé et de débat avec certaines associations de parents d'élèves. Nous nous sommes entretenus avec Yves Bonin, membre de SUD-Education-Paris, afin de mettre en relief les lignes de force de ce «combat de société» conduit par la très large majorité du corps enseignant en France, qui compte plus de 800 000 membres. - Réd.

Les enseignant·e·s ont mené une grève de presque deux mois contre le projet de décentralisation du gouvernement. Qu'est-ce que cette décentralisation implique pour les fonctionnaires de l'Education nationale ?

Yves Bonin: En fait, aujourd'hui, tout le personnel des établissements scolaires est sous le régime de la fonction publique nationale: salarié·e·s des cantines, du nettoyage ou de la surveillance, comme enseignant·e·s. Le projet de Raffarin/Ferry1, c'est de placer tous ces salariés non enseignants sous le régime de la fonction publique territoriale tout en distribuant des enveloppes budgétaires aux collectivités locales pour faire passer ce transfert. L'Etat transférera donc des fonds pour payer ces personnels, mais les collectivités territoriales pourront parfaitement supprimer les postes et garder ces enveloppes. Le danger est donc réel, avec les politiques d'austérité, d'arriver finalement à une suppression pure et simple de ces emplois. L'attaque, pour indirecte qu'elle paraisse, est donc claire. Et pour des établissements déjà en grande difficulté, en pénurie de personnel d'encadrement, de telles suppressions seront impossibles à gérer.

La combinaison de ces futures suppressions de postes d'adultes dans les établissements avec la fin des emplois-jeunes du gouvernement Jospin [1997-2002] et des surveillants (des étudiants salariés) a provoqué la crainte d'une situation qui ne fera qu'empirer sur le terrain. Beaucoup disaient pendant les manifestations: «La situation dans notre établissement est déjà invivable aujourd'hui. Mais si on supprime encore des adultes dans l'établissement, la vie deviendra impossible.» La deuxième facette du problème de la décentralisation, c'est bien sûr l'externalisation des fonctions qui va commencer. Les collectivités locales lanceront des appels d'offres pour les cantines, pour le nettoyage, la surveillance, etc. C'est clairement une logique de privatisation qui sera à lúuvre, comme on l'a vu dans d'autres secteurs.

Au mouvement des enseignant·e·s s'est jointe la mobilisation contre la réforme des retraites, réforme qui touche d'ailleurs aussi l'Education nationale...

Oui, mais les enseignants se sont mobilisés, chronologiquement et politiquement, avant tout à cause des difficultés liées à leur travail, à leur revenu, qui vont être aggravées par la disparition de toute une série d'emplois. Pour être plus précis, il s'agit de «la fin des emplois-jeunes et de la décentralisation».

Cela dit, le mouvement des enseignants s'est bien sûr alimenté de celui de la lutte contre la réforme des retraites et inversement. Cette mobilisation pour les retraites a fait surgir aux yeux des enseignants la gravité d'ensemble de la situation et a participé à leur prise de conscience politique: la conjonction des deux projets - décentralisation et réforme des retraites - a débouché sur un saut qualitatif de l'ensemble du mouvement. Dans les assemblées, dans les discussions publiques et politiques, on débattait souvent de ce que ces mesures signifient en termes de vision du monde et de la vie, de «tournant de civilisation». Et c'était très loin d'être abstrait. Bien au contraire, cela posait le débat sur ce que nous voulons, sur nos propres projets sociaux et politiques de salariés.

De fait, dans la lutte contre la réforme des retraites également, les enseignants ont joué un rôle «de pointe» qui a pu pousser l'ensemble des salariés...

En effet, et c'est explicable par la mobilisation contre la décentralisation, mais également pour d'autres raisons: les enseignants représentent le dernier secteur qui possède encore un droit de grève relativement large. Depuis 1995, à la SNCF et à la Poste par exemple, les salariés ont subi des attaques contre l'exercice du droit de grève, par le biais de la privatisation, totale ou partielle, ou par des proportions de précaires qui atteignent couramment 30 % du total du personnel.

On l'a bien vu au cours des nombreuses discussions que nous avons organisées avec les parents d'élèves: beaucoup nous disaient qu'ils étaient favorables à notre lutte, favorables aux revendications que nous défendions, mais qu'ils n'avaient plus la même possibilité qu'auparavant de se joindre au mouvement, de faire grève. C'est un affaiblissement auquel s'ajoutent, bien évidemment, les limites économiques d'une grève, c'est-à-dire la perte de salaire pour chaque jour de lutte. Ce problème se pose d'ailleurs aussi pour les enseignants, a fortiori dans la mesure où le gouvernement tente de réprimer économiquement les grévistes, en envisageant de ne pas permettre de répartir les pertes de salaires sur douze mois, comme cela pouvait se faire précédemment. Ou même en envisageant aussi de ne pas payer tous les jours habituellement non travaillés comme les week-ends, en plus des déductions pour grève. Il y a là une tentative «thatchérienne» de répression directe.

Comment expliquer que les jeunes enseignants aient participé d'une manière aussi forte à la grève ?

Il y a plusieurs raisons à ce phénomène, qui a été très marquant et très important pour la dynamique du mouvement. Tout d'abord, il faut savoir que le processus de nomination en France fait que les nouveaux enseignants sont presque automatiquement nommés dans les établissements des régions ou des quartiers les plus difficiles. Un sociologue a été jusqu'à décrire ces enseignants comme des «fonctionnaires coloniaux». Ces jeunes sont confrontés aux difficultés sociales les plus dures, on les envoie dans ce que l'on peut quasiment appeler des bantoustans, où se concentrent tous les phénomènes de misère, de chômage et de violence liée à cette décomposition sociale. Or, dans la plupart de ces établissements, l'encadrement, même «amélioré» par leur désignation en zones d'éducation prioritaires, est très largement insuffisant. Ce qui rend encore plus sensible la suppression de postes d'adultes dans les lycées et autres collèges.

D'autre part, la jeune génération qui a dix ans d'enseignement aujourd'hui a connu déjà plusieurs luttes: en 1995 durant l'automne contre le plan Juppé ; une grande bataille en Seine-Saint-Denis, l'une des régions les plus dures socialement, en 1998. Et toutes et tous ont également gagné la lutte engagée contre Claude Allègre en finissant par «avoir sa peau» de ministre de gauche de l'Education nationale, au printemps 2000.

Enfin, en termes d'organisation et d'initiatives, ces jeunes enseignants n'attendent pas les appareils syndicaux, sachant qu'il n'y a rien à en attendre. C'est une génération qui sait communiquer, s'organiser et qui est «hargneuse». Cela répond pour une part à l'idéal de l'enseignement qu'ils et elles peuvent avoir - au moins au début de leur carrière - mais cela tient aussi aux conditions concrètes dans lesquelles ils/elles tentent d'exercer leur métier tous les jours.

Quel a été le rôle des syndicats, notamment des grandes organisations d'enseignants comme la FSU ?

La FSU (Fédération syndicale unitaire de l'enseignement), comme d'ailleurs la plupart des autres grandes organisations de salariés de l'enseignement, n'a plus aucun ancrage réel du point de vue de l'organisation des luttes. Pour en revenir aux jeunes dont nous parlions, ils ne considèrent plus ces appareils que comme utilitaires, par exemple pour la gestion de leur carrière. Mais pour organiser la lutte, coordonner les mobilisations et discuter du monde dans lequel nous voulons vivre, les salariés de l'ensemble de ce mouvement ont largement court-circuité les appareils syndicaux.

C'est d'ailleurs, qualitativement, dans les assemblées locales interprofessionnelles ou les diverses coordinations de lutte que réside un très grand changement par rapport à novembre-décembre 1995. Ces coordinations sont aussi le fruit du bilan politique de ces dernières années: l'absence d'alternative politique crédible à gauche est patente pour beaucoup de salariés - ce sont d'ailleurs eux qui ont envoyé Jospin et son équipe à la retraite et sans états d'âme (premier tour de l'élection présidentielle en avril 2002). De cela ressort la conscience qu'il s'agit dès lors d'organiser directement la lutte, de ne confier à personne le soin de négocier tel arrangement, telle amélioration ou même la gestion du pouvoir. La maturité politique qui s'est manifestée dans nombre d'assemblées générales, de coordinations locales était, de ce point de vue, nouvelle et surtout très prometteuse. En somme, et pour l'essentiel, les «grandes organisations» n'ont eu comme seule activité visible que l'organisation méthodique de «journées d'action», de «temps forts», qui avaient tous pour ambition de clore le mouvement, et dont le mouvement s'est au contraire saisi pour se centraliser et se relancer.

A l'heure de tirer un bilan de cette mobilisation, le mot défaite est-il néanmoins le plus approprié ?

Si l'on part d'une analyse des résultats en termes de revendications satisfaites, alors oui, c'est bien d'une défaite qu'il s'agit. Mais cette première période de mouvement a très vite cessé d'être revendicative pour s'élever à la hauteur d'un mouvement extrêmement politique. D'ailleurs, je pense que les collègues et les camarades qui essaient de (se) convaincre que «l'automne sera chaud» ou qu'il n'y aura pas de rentrée font une erreur politique aussi bien qu'une erreur d'appréciation. Le mouvement ne pourra pas repartir tout seul à la rentrée.

Il faut analyser les choses différemment: les liens qui se sont construits entre les salariés de tous les secteurs, les coordinations locales mises en place ont été des gains majeurs en termes d'échanges politiques et de discussions programmatiques et ouvrent des possibilités pour la suite que le mouvement de novembre-décembre 1995 avait à peine amorcées. L'absence d'une perspective d'alternance politique ouvre aussi une nouvelle phase, où, pour schématiser, les salariés pourraient ne pas se demander à qui faire confiance pour gouverner, et commencer à poser la question: comment gouverner eux-mêmes.

Evidemment, le saut qualitatif serait énorme. D'autant que ce gouvernement continuera à attaquer les salariés sur d'autres fronts, notamment celui de la Sécurité sociale, et qu'il ne s'en cache pas. Ce qui est vrai, c'est que les conditions politiques et sociales n'ont et n'auront pas changé, ni cet automne, ni durant les mois à venir. Et c'est là que la lutte de mai-juin et ses gains politiques et sociaux peuvent porter des fruits qui peuvent aller bien au-delà de la défaite sur les revendications immédiates.

1. Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l'Education nationale et de la Recherche.

 

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