N°13/14 - 2003

Dossier: le mouvement social en France

-Un enjeu européen: Jean-Marie Vincent
-
La lutte des enseignants: entretien avec Yves Bonin
-Une mise en cause globale de la société: Samuel Holder
- Le débat sur le financement: Michel Husson
- A propos de l’appropriation du capital: Jean-Marie Vincent


Répartition et propriété
Choix sociétaux et partage des richesses

François Chesnais et Claude Serfati*

A partir du 1er mai, on a vu, en France, dans les manifestations et les assemblées de grévistes entre autres contre la «réforme» du système de retraite du gouvernement Raffarin un début de jonction entre le mouvement altermondialiste et le mouvement social. Les manifestants n'exigeaient pas seulement le retrait des projets gouvernementaux et l'abrogation des décrets Balladur, publiés en catimini en juillet 1993 et jamais abrogés par la gauche «plurielle»1. Beaucoup affirmaient leur volonté de voir naître «un autre monde». Plusieurs mots d'ordre établissaient le lien entre les négociations en cours à l'OMC (Organisation mondiale du commerce) sur la libéralisation des services (AGCS - Accord général sur le commerce des services) et les mesures de décentralisation et de privatisation «par lots» de l'Education nationale, ainsi que les projets similaires pour les médicaments et les hospitalisations que les sociétés d'assurance affinent avec le Ministère de la santé.

Les manifestants criaient leur détermination de sauvegarder l'espace de liberté et de garantie d'une vieillesse à peu près décente, conquise au capital avec les retraites par répartition. Ils exprimaient leur volonté de connaître un «autre partage des richesses», dont l'un des premiers pas serait d'augmenter la taxation des revenus du capital. Autant d'éléments qui ont renforcé chez beaucoup la conviction qu'il fallait organiser la grève générale.

La répartition et les décisions d'investissement

Il est naturel que les grévistes et les manifestants soient sensibles aux conséquences du nouveau «partage» impliquées par la «réforme» des retraites. L'allongement des années de cotisation aura pour effet d'accroître la durée du travail et/ou de baisser le montant des retraites servies, donc d'opérer un changement dans la répartition du revenu au détriment des salariés et au profit du capital.

Les salarié·e·s ne peuvent que s'opposer à cette solution. Ils demandent une augmentation des cotisations patronales, ce qui commencerait à inverser un partage de la valeur ajoutée qui n'a cessé de s'améliorer pour le capital et de se dégrader pour le travail depuis le milieu des années 1980. Mais la revendication d'un partage différent des richesses renvoie à une question plus fondamentale qui touche aux fondements de cet «autre monde possible».

Celui-ci ne pourra naître que sur la base d'un mode et de critères différents de «partage des richesses» ou, pour employer le terme économique consacré, de répartition du revenu. La notion de répartition est l'une des plus importantes en économie, pour autant qu'on comprenne qu'elle est en fin de compte liée aux décisions qui portent sur l'investissement et l'orientation de la production. Car avant que des richesses puissent être «réparties» au sens de distribuées - entre bénéficiaires de revenus du capital (profits, dividendes et intérêts) et salariés, entre actifs et non-actifs (jeunes et retraités), entre fractions du revenu national soumises ou non à l'impôt, etc., ou sous forme de partage entre temps au travail et temps libre - il faut d'abord qu'elles aient été produites.

Les décisions sociales les plus importantes portent sur l'utilisation des ressources destinées à la création, à la reproduction et à l'élargissement des moyens de production et de communication, ainsi qu'à l'orientation de ces moyens vers la satisfaction de besoins sociaux du plus grand nombre. Quiconque ayant suivi le débat présent en France, et en Europe, sait maintenant que le niveau de l'emploi et l'évolution du taux de productivité jouent un rôle central dans la détermination du revenu futur qui permettra de payer les retraites.

Or, les salariés n'ont aucune prise sur ces paramètres et voient leur avenir compromis par les stratégies des groupes industriels qui conduisent à la liquidation des moyens de production et à la destruction de richesses. Le cas d'Alstom2 est exemplaire. On a vu en quelques années le démantèlement, sous le coup des ponctions financières opérées par les principaux actionnaires et des décisions prises pour satisfaire les «attentes des marchés», d'un outil industriel parmi les plus développés en France et qui avait été largement construit pendant des décennies grâce aux crédits publics. Il y a eu licenciements ou mises à la retraite anticipée d'ingénieurs, de techniciens et d'ouvriers très qualifiés porteurs de savoirs technologiques avancés. Cette mise au rancart, qui n'est à l'évidence pas un cas isolé, montre l'inanité des discours sur «le capital humain» dont les partis de gouvernement et le Medef (organisation du patronat français dont le dirigeant est le baron Ernest-Antoine de Seillière) sont si friands.

Comment ne pas comprendre que la liquidation de moyens matériels et le licenciement de salariés par des groupes tels qu'Alstom influera négativement sur les conditions futures de répartition des revenus et donc sur les retraites ? La sensibilité des salarié·e·s aux liens très étroits entre la désindustrialisation produite par la multiplication des «plans sociaux» et la question des retraites ne peut que croître. Les responsables de la déroute de la firme de Belfort - architectes et bénéficiaires de l'accumulation financière - sont ceux auxquels la «réforme des retraites» va profiter. La réforme obligera les familles qui en ont les moyens à se tourner vers l'épargne salariale aux effets antisociaux et discriminatoires. A l'autre pôle, des millions de salariés retraités qui, du fait de la réforme, ne toucheront même plus l'équivalent du SMIC3 après des décennies de travail et de cotisations seront considérés comme des pauvres au mieux conviés à bénéficier de la charité publique.

Le renoncement à toute maîtrise sociale

Une société autonome est une société qui possède la maîtrise des moyens matériels et des décisions lui permettant d'assurer la satisfaction des besoins individuels et sociaux essentiels sans être soumise à la logique marchande, et de préparer l'avenir sans être sommée de «s'adapter aux marchés». Cette maîtrise repose sur le contrôle des décisions d'investissement, qui est lui-même étroitement lié à la forme de la propriété des moyens de production, de distribution et de communication ainsi qu'aux modes de financement.

De la sortie de la seconde guerre mondiale jusqu'au début des années 1970, grâce aux rapports politiques nés de la défaite du nazisme et de la révolution étouffée de la Libération, puis revivifiés par la grève générale de 1968, les salarié·e·s travaillant en France ont acquis des droits sociaux qui limitaient les appétits du capital. Ils ont obtenu pour leurs enfants le droit aux études. L'accroissement considérable des effectifs scolarisés a été accompagné d'une augmentation des budgets de l'Education nationale. Cela a été de pair avec un certain degré de maîtrise de l'investissement assuré par l'Etat au travers de l'investissement public, de la répartition du crédit en fonction de priorités sociales et industrielles établies politiquement et de la propriété publique ou nationale d'entreprises, notamment dans les services (transport, télécommunications).

Depuis le début des années 1980, l'acceptation du dogme néolibéral par tous les gouvernements qui se sont succédé dans le cadre de «l'alternance» a entraîné l'abandon, face au capital et aux forces du profit et du marché, de toute ambition de maîtrise sociale de l'avenir et de contrôle de l'investissement. Les actionnaires et dirigeants d'entreprises ont depuis vingt ans le feu vert pour licencier, accentuer la précarité et la flexibilité du travail. En lançant, lors des licenciements «boursiers» chez Michelin [plus de 7000 emplois supprimés en 1999 pour soutenir le cours ascendant des actions] son fameux «l'Etat ne peut pas tout», Lionel Jospin a exprimé mieux que quiconque ce refus de disputer au capital privé, et mieux encore aux marchés financiers, les décisions portant sur l'investissement et les moyens de production et cela même s'il en allait des intérêts généraux de la société et des droits. C'est évidemment là la racine de cette profonde «crise du politique» qui frappe la démocratie représentative parlementaire.

Le contrôle social des sources de la richesse

Si «l'Etat ne peut pas tout» - en clair s'il ne peut ni ne veut rien d'autre que d'être le relais des instances mondiales de libéralisation et de déréglementation -, alors il ne reste aux salariés et aux chômeurs qu'à «faire de la politique» eux-mêmes. En faire, dans le sens fondamental d'une prise en charge de la vie de la cité, sur la base de formes de représentation politiques nouvelles, en coopération avec le plus grand nombre possible d'autres personnes ayant abouti à peu près aux mêmes conclusions.

Les salariés ont livré de grands combats contre les réformes néolibérales dans les années 1990 - contre la loi d'Alain Juppé en 1995 (premier ministre de Chirac), puis contre la politique scolaire de Claude Allègre en 1998 (ministre PS de l'Education) - mais, avec Raffarin et le plan de bataille thatchérien de son gouvernement, ils ont compris qu'ils font face à des enjeux décisifs.

La simultanéité des attaques - la décentralisation, les mesures de politique scolaire, la sommation faite à la recherche scientifique d'accepter la privatisation, la loi sur les retraites qui détruit une perspective de liberté (c'est-à-dire les années de non-travail faisant suite à celles d'un travail contraint et aliéné), l'annonce de mesures similaires pour l'assurance maladie en automne 2003 - a provoqué chez les grévistes la prise de conscience d'être à un tournant de civilisation. C'est l'une des dimensions les plus originales du mouvement social qui s'est étendu de mars à juin 2003. Cela aide à comprendre pourquoi il n'a cessé de rebondir chaque fois qu'on en annonçait la fin.

Une mise en perspective nécessite un bref rappel. Les richesses naissent de l'activité sociale collective des salarié·e·s. Nous comprenons ainsi le sens du mot d'ordre: «Tout est à nous». Au terme de la concentration toujours plus grande et de la financiarisation permises par la propriété privée des moyens de production, ce sont «eux», les marchés, les institutions financières et des groupes restreints d'actionnaires qui en déterminent le sort. L'objectif néolibéral de soumettre l'ensemble de la vie sociale (et avec le détournement de la biotechnologie, même de la vie tout court) à la loi du profit et à la marchandisation ne peut se heurter qu'à un refus absolu.

L'idée qu'il y a des choses «non négociables» lancée dans les manifestations (la retraite à 60 ans ou les 37,5 annuités) vaut pour un nombre croissant de domaines (les OGM en sont évidemment l'un des premiers).

Dans des domaines aussi critiques, opposer un refus absolu aux contre-réformes est la pierre de touche de toute action conséquente de la part du mouvement social comme du mouvement altermondialiste. Ne sommes-nous pas, cependant, obligés d'aller plus loin et de poser la question du contrôle social des sources de la richesse ? N'est-ce pas la seule façon de concilier la satisfaction des besoins, parmi lesquels les retraites, et la préservation des conditions naturelles de la reproduction de la vie ?

Aujourd'hui, la maîtrise des moyens en vue de la satisfaction des besoins individuels et sociaux essentiels ne peut être assurée que par une communauté de peuples décidés à ne pas laisser le profit et les marchés financiers régir les choix sociaux et sociétaux. Il leur appartiendrait de fixer ensemble les priorités et d'en assurer la mise en œuvre par des moyens démocratiques renouvelés. Cette perspective ne pourrait-elle pas devenir l'un des buts fédérateurs des forces qui se réunissent dans les Forum sociaux européens ?

Le patronat et le gouvernement sont adossés à des institutions communautaires (Union européenne) où ils se concertent et se coordonnent avec leurs semblables, dont ils reçoivent le surcroît de détermination sans laquelle ils ne s'attaqueraient pas aux salariés et à la jeunesse avec tant d'acharnement. Sur le perron de l'Elysée, Blair a félicité Raffarin pour son «courage» dans la gestion de la «réforme des retraites».

Parallèlement, la politique de G.W. Bush ne laisse aucun doute sur les menaces qui pèsent sur qui ceux qui auront su créer des institutions permettant à une démocratie authentique et non aux «marchés» d'ordonner l'avenir des sociétés. Face à ces forces, seule une alliance étroite de peuples faisant les mêmes choix de vie peut affronter les «maîtres» du monde. Cela vaut pour d'autres parties du monde, à commencer par l'Amérique latine. En se consolidant, la jonction du mouvement social et du mouvement altermondialiste ne peut-elle pas aider les travailleurs de la «vieille Europe» à montrer la voie ?

1. Les régimes public et privé reposaient sur un triptyque commun: même nombre d'annuités, taux de remplacement voisin, indexation sur la progression du revenu d'activité. Ces trois principes ont été remis en cause pour le privé par les décrets Balladur de 1993: 40 annuités, baisse programmée du taux de remplacement, gel de la progression des retraites complémentaires depuis le détestable accord de 1996, et indexation sur les prix. Cette réforme a donc brisé la parité au détriment du privé, et le seul véritable privilège des fonctionnaires est d'avoir été épargnés par cette dégradation. - Réd.

2. Le conglomérat industriel Alstom est divisé en quatre grands métiers: transport (28 588 salariés), construction navale (4555 salariés), transmission et distribution (28 182 salariés), énergie (46 581 salariés). Le chiffre d'affaires en 2002 s'élevait à 21,3 milliards d'euros. Le groupe Alstom est connu dans le grand public comme le constructeur du TGV. C'est un groupe internationalisé. Il est en pleine restructuration dans le cadre d'un «plan de redressement», suite à ses «pertes» lors de l'exercice 2002-2003. - Réd.

3. Salaire minimum interprofessionnel de croissance. - Réd.

* Economistes, membres du Conseil scientifique d'Attac.  

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