N°13/14 - 2003

Dossier: le mouvement social en France


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La lutte des enseignants: entretien avec Yves Bonin
-Une mise en cause globale de la société: Samuel Holder
- Le débat sur le financement: Michel Husson
- Répartition et propriété: François Chesnais, Claude Serfati
- A propos de l’appropriation du capital: Jean-Marie Vincent


Un enjeu européen

Jean-Marie Vincent

Le dossier que nous publions sur le mouvement social en France, avec les divers points de vue qui s'y expriment, peut susciter quelques réflexions sur les choix à effectuer pour stimuler une résistance et un débat sur l'avenir du système de retraite en Suisse.

Le mouvement social en France n'a pas réussi, à cette étape, à bloquer la réforme du système des retraites en France. Cette réforme - puisque c'est ainsi que l'on baptise aujourd'hui les régressions sociales - aboutit à trois reculs.

Le premier a trait à l'allongement de la durée de cotisation. Le mécanisme instauré est simple: cette durée va progresser en parallèle avec l'allongement moyen de la durée de vie. Ce qui montre bien que le Capital n'accepte pas la réduction de la durée totale du temps de travail 1 ; que ce soit à l'échelle d'une vie ou même sur un an. En effet, la tendance d'ensemble est aujourd'hui à un allongement du temps de travail, contrairement à de nombreuses illusions diffusées par la social-démocratie qui allient une réduction automatique du temps de travail au «progrès de la technique» et de la productivité. L'allongement de la durée de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein est d'autant plus significative de la volonté du Medef (l'organisation du patronat français) et de son gouvernement Raffarin-Chirac qu'aucune perspective d'accroissement des offres d'emploi ne se pointe à l'horizon.

Le deuxième recul renvoie à un effet mécanique de cet allongement: il sera de plus en plus difficile d'accumuler 40 années, 41 années, puis 42 années de cotisation. Dès lors, les salarié·e·s connaîtront une baisse de leur rente... car n'ayant pu s'acquitter du nombre exigé d'années de cotisation. Une forte baisse des retraites est donc un des résultats de la réforme Fillon, du nom du ministre français des «Affaires sociales, du travail et de la solidarité».

Le troisième concerne la lente introduction en France d'un système bien connu en Suisse: celui de la retraite par capitalisation, connu ici sous le nom de IIe pilier ou caisses de pension. En effet, à l'instar de la Suisse, en France la baisse des retraites par répartition va pousser à la constitution d'un complément sous forme de fonds de pension et autres produits des assurances privées. Au même titre, en Suisse, la «modestie» des rentes AVS a stimulé et «justifié» le développement des caisses de pension. Actuellement, l'incertitude entourant les rentes que serviront les caisses de pension pousse les salarié·e·s les mieux rémunérés à parier sur le troisième pilier (l'épargne individualisée jouissant d'avantages fiscaux).

L'importance de la «réforme Fillon» ne doit pas être sous-estimée. La France, en Europe, apparaissait comme un pays où les rapports de forces socio-politiques freinaient l'introduction du système des trois piliers, dont les effets socialement dévastateurs se voient aux Etats-Unis. Voilà la raison pour laquelle la campagne de propagande médiatique européenne ne cessait de décrier «l'exception française».

Dès lors, dans la mesure où la «réforme-Fillon» n'est qu'une première étape, il est essentiel d'être attentif aux développements futurs du mouvement social en France. Ce dernier ouvre en effet la possibilité d'un vaste débat public - si longtemps occulté en Suisse - sur qui produit la richesse et que signifie sa répartition. Car le financement des retraites renvoie à des «choix de société» fondamentaux dans un système marqué par l'empreinte des oppositions irréductibles entre Capital et Travail ; entre autres sous la forme de l'affrontement - de fait ou ouvert - sur le partage de la valeur ajoutée 2 entre, d'un côté, la masse salariale (à laquelle il faut intégrer les cotisations des salarié·e·s et des patrons) et, de l'autre, les profits.

En outre, la bataille qui s'est déroulée en France - et qui continue sur la question du système d'allocation de chômage des intermittents du spectacle - s'insère dans le cadre d'une nouvelle offensive néo-conservatrice menée dans toute l'Europe, après une période d'illusoire embellie économique qui débouche sur une profonde langueur du capitalisme allemand. Le Pacte de stabilité (rigueur budgétaire) et la politique monétaire rigide (euro et taux d'intérêt) stimulent les gouvernements et les patronats d'Europe à faire des salaires directs et indirects les seuls éléments flexibles. Donc, pour «assurer la compétitivité», les cibles sont toutes trouvées: freiner et abaisser les salaires, faciliter les licenciements, intensifier le travail, porter une attaque frontale à l'Etat social, réduire et privatiser les services publics. Tout cela s'effectue au nom d'un «avenir meilleur», d'un «marché du travail» qui, une fois flexibilisé, devrait créer le «plein emploi».

Seule une mobilisation sociale d'envergure peut freiner une telle radicalisation... à droite, qui s'effectue avec le soutien des sommets de la social-démocratie. - Réd.

1. Voir à ce sujet le récent ouvrage de Pietro Basso, Modern Times, Ancient hours. Working Lives in the Twenty-first Century, Ed. Verso, London, 2003, 275 pages.

2. Dans la comptabilité nationale, on nomme valeur ajoutée l'excédent des biens et services produits sur la valeur des consommations intermédiaires (matières premières, électricité, etc., mais pas les salaires) utilisées pour les produire. La valeur ajoutée est donc la valeur nouvelle créée au cours du processus de production.

 

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