labreche  

 

         
Canton de Vaud
homeR
 

La fonction publique face à l’Etat-employeur

Urs Zuppinger

Le conflit entre l’Etat de Vaud et ses employé·e·s autour de Decfo-Sysrem [1], le nouveau système de classi­fication et de rémunération des employé·e·s de l’administration cantonale vaudoise, dure depuis une année. La Brèche a déjà publié des articles [2] présentant les principales caractéristiques de cette «réforme» ainsi que notre position de fond à son égard: il s’agit d’une refonte néolibérale majeure des rapports de travail à l’Etat de Vaud, qui aura des conséquences négatives dura bles sur les conditions de travail et les possibilités de défense des intérêts du personnel, et dont la mise en place n’a pas pu être empêchée. La présente contribution est consacrée à la soudaine radicalisation du mouvement d’opposition à laquelle on a assisté au cours de ces dernières semaines, et à un certain nombre de conclusions intermédiaires que l’on peut en tirer. Ce dossier n’est pas clos, même si le nouveau régime salarial est entré en vigueur ce mois-ci.

L’élaboration de Decfo-Sysrem a été longue et fastidieuse. C’est en 1995 déjà que le Conseil d’Etat avait décidé de remplacer le système en vigueur, créé en 1969. Deux ans devaient suffire à cette tâche. Au final, c’est douze années d’une longue ges­tation «technique» qui seront nécessaires pour aboutir à un dispositif qui tienne la route du point de vue patronal.

En juillet 2007 une phase de négociations a été ouverte entre d’une part la délégation du Conseil d’Etat, conduite par le radical Pascal Broulis (responsable du Département des finances) et le «socialiste de gauche et ancien syndicaliste» Pierre-Yves Maillard (en char­ge du Département de la santé et de l’action sociale), et d’autre part les trois organisations du personnel FSF (Fédération des sociétés de fonctionnaires) SUD (Fédé­ration syndicale Soli­daires unitaires démocratiques) et SSP (Syndicat des services publics). Le Conseil d’Etat espérait arriver rapidement à faire passer le nouveau système dans les faits en tablant sur la division du personnel et la division de ses organisations.

Decfo-Sysrem est en effet conçu pour diviser le personnel en apportant des améliorations salariales aux uns et une précarisation des conditions de rémunération aux autres, dans le cadre d’une opération qui devait rester financièrement «blanche». Quant à la division entre organisations du personnel, elle a marqué l’histoire des rapports entre employeurs et employés du secteur public de ces dernières décennies. Elle s’est produite à chaque fois que le personnel s’est mobilisé contre un projet de «modernisation» de l’Etat et à chaque fois elle a sapé la combativité des salariés et permis au Con­seil d’Etat d’imposer son point de vue: les trois fédérations, dans un premier temps, s’associaient pour contester le projet patronal et les salariés répondaient présents ; puis, la FSF signait un accord séparé, qui admettait le projet patronal avec quelques menues corrections ; SUD et le SSP faisaient des appels à la poursuite du combat mais les salarié·e·s rentraient dans le rang et le mouvement se terminait par une défaite.

Partis pour revivre un même cauchemar ?

Entre juillet 2007 et septembre 2008 il a semblé que les salarié·e·s étaient condamné·e·s à devoir vivre une nouvelle fois dans le cas de Decfo-Sysrem ce scénario cauchemardesque.

Dans un premier temps, le SSP a rejeté le nouveau système tout en acceptant de par­ticiper aux «négociations», SUD a adopté une position de «wait and see» et la FSF s’y est déclarée favorable, car elle escomptait qu’il apporterait une amélioration salariale au gros de ses trou­pes, qui comptent notamment des enseignants du primaire et du secondaire inférieur, des gendar­mes et des employé·e·s de la Sûreté, qui attendaient depuis des an­nées une revalorisation de leur traitement. Mais en octobre 2007, Sud et le SSP lançaient la mobilisation du personnel et rencontraient rapidement un écho inhabituel ; à la fin 2007 la FSF les rejoignait.

La journée de grève du 31 janvier 2008, lancée par les trois organisations, fut un succès. Elle amena le Conseil d’Etat à mettre un peu d’huile dans les rouages du nouveau système, en octroyant un montant de 80 millions de francs qui permettait d’éliminer les défauts les plus criants du dispositif original de transition entre l’ancien système et le nouveau.

Mais une fois cet avantage acquis, la FSF s’est désolidarisée des autres organisations en acceptant de limiter les pourparlers avec le Conseil d’Etat à la mise au point d’un projet d’accord conçu par ce dernier et dont l’acceptation revenait dans les faits à une acceptation de l’essentiel des options patronales. En contrepartie, le Con­seil d’Etat a réservé un bon accueil aux revendications sala­riales du gros des troupes de la FSF en faisant payer la facture par le reste du personnel.

Afin d’empêcher SUD et le SSP de mobiliser contre cette manœuvre ceux qui étaient laissés-pour-compte, le Conseil d’Etat a refusé tout au long des «négociations» de fournir les informations qui auraient permis aux employé·e·s de mesurer les conséquences concrètes que le nouveau système aurait pour leur salaire, tout en affirmant dans toutes ses communication au personnel et aux mass media que Decfo-Sysrem apporterait à coup sûr un plus à une très large majorité des employé·e·s.

SUD et le SSP se faisaient marginaliser dans les «négociations», leurs efforts d’information sur les conséquences effectives du nouveau système suscitaient de l’intérêt chez les employé·e·s, mais aussi des doutes, et leurs tentatives de relance de la mobilisation rencontraient un écho faiblissant. Au début du mois d’octobre 2008, il semblait ainsi inéluctable que la mobilisation syndicale aboutisse à une défaite pour les victimes du nouveau système.

Un réveil salutaire

Puis est arrivé le 9 octobre 2008. Ce jour-là, chaque employé de l’Etat de Vaud trouve dans sa boîte une lettre du Service du personnel de l’Etat de Vaud (SPEV) comportant une fiche d’information qui lui expose le régime salarial qui lui sera réservé sous le règne Decfo-Sysrem. Cette soudaine confrontation avec les conséquences concrètes du nouveau régime a l’effet d’un détonateur. Les employés lésés comprennent que le Conseil d’Etat les a menés en bateau en leur faisant croire depuis plus d’un an qu’une petite minorité seulement d’entre eux allait être prétéritée. Et ils se rendent compte que les syndicats SUD et SSP avaient eu raison de les prévenir des défauts et des failles de ce nouveau système.

Mais la communication du SPEV confirme à une autre par­tie du personnel que Decfo-Sysrem leur apporte une amélioration salariale, à court ter­me du moins. Parmi les bénéficiaires du nouveau système figurent, outre les enseignants du primaire et du secondaire, les gendarmes, les employé·e·s de la Sûreté et les cadres supérieurs, de nombreux collaborateurs de tous les services, qui travaillent bien souvent côte à côte avec des employé·e·s qui sont perdants dans le nouveau régime.

Cette configuration de deux ensembles de salariés aux sorts diamétralement opposés pouvait conduire à la démobi­lisation. Ce n’est pas le cas. L’une des raisons est à rechercher dans le contenu singulièrement lacunaire des fiches d’information transmis par le SPEV: elles ne comportent aucune justification du nouveau traitement annoncé, mais en revanche un grand nombre d’erreurs administratives. Pour démêler cet écheveau, de nombreux employés réagissent en s’ouvrant à leurs collègues de travail et en cherchant des explications partout où ils peuvent les trouver. Les lieux de travail se transforment en autant de forums sur la condition salariale et les sites internet de l’Etat de Vaud et des organisations du personnel font l’objet d’un assaut en règle. Les renseignements trouvés par ce biais, loin d’éclaircir la situation de chacun·e, montrent que les renseignements donnés par le SPEV comportent sys­tématiquement une ou deux pièces manquantes, ce qui empêche en fin de compte de comprendre la logique des choix. Or, aux yeux des salarié·e·s, ces choix manquent d’équi­té et de pertinence dans un très grand nombre de cas.

De plus, la mise au point d’un accord entre le Conseil d’Etat et la FSF avance à grand pas, ce qui laisse entrevoir une proche entrée en vigueur du nouveau régime.

Les chefs de service, le SPEV et le Conseil d’Etat sont donc submergés par une avalanche de lettres, majoritairement individuelles dans un premier temps. Mais la réaction prend rapidement un caractère collectif.

Temps forts d’un mouvement porté par la base

Les premiers à se mobiliser de façon collective sont les enseignants du secondaire supérieur et des gymnases. Le 30 octo­bre, sur demande de nombreuses assemblées de service, mandatant les syndicats SUD et SSP, se déroule une première journée de grève et de mobilisation. Se joignant aux enseignants du secondaire supérieur et des gymnases, une partie du personnel hospitalier du CHUV et de quelques services de l’administration cantonale arrête le travail. En fin de journée, les plus décidés se rendent devant le bâtiment hors de la ville où se déroulent les négociations. Peu nombreux, ils font toutefois preuve d’une combativité avec laquelle il faudra compter et qui donne de l’assurance à d’autres secteurs plus timides au départ.

Le 3 novembre, en dépit de la colère d’une partie du personnel, Conseil d’Etat et FSF signent un accord sur les modalités de mise en œuvre du nouveau système de rémunération et de classification. Fort de cet accord, le Conseil d’Etat peut présenter Decfo-Sysrem au Grand Conseil pour que ce dernier puisse adopter les quel­ques décisions législatives et financières nécessaires à sa mise en vigueur définitive. Dehors, les enseignants de plusieurs gymnases du canton soutenus par de nombreux élèves battent le pavé de Lausanne.

La signification de la signature de cet accord est clai­re pour tous les employés de l’Etat de Vaud: plus rien ne s’oppose désormais à la mise en vigueur de Decfo-Sysrem.

La mobilisation, nouvelle infidélité au «scénario» habituel, ne faiblit pourtant pas. Elle s’accroît, sur la base d’une revendication forgée par les deux fédérations qui n’ont pas approuvé l’accord, SSP et SUD: la demande d’ouverture de négociations sectorielles pour revaloriser toutes les fonctions frappées par Decfo-Sysrem.

Du 3 au 11 novembre, la mobilisation va se renforcer et s’étendre: assemblées du personnel dans de nombreux services et lancement de grèves administratives (par exemple: rétention des notes ou des informations nécessaires à l’établissement de factures) en préparation d’une nouvelle journée de grève en ont constitué les deux éléments les plus forts.

Le 11 novembre des secteurs de salarié·e·s de l’Etat qui n’avaient jamais participé à un mouvement revendicatif se mettent en grève, rejoignant dans le mouvement le personnel hospitalier et enseignant. Cette journée est bien le point culminant du mouvement. Environ 800 délégué·e·s de sites en grève se réunissent dans l’après-midi et décident le lancement d’un préavis de grève de deux jours pour les 19 et 20 novembre.

En fin de journée, 8000 salarié·e·s défilent à Lausanne. Ce nombre doit être «multi­plié» par la pluie qui tombe, et surtout par la détermination des manifestant·e·s et par leur créativité: des centaines de calicots, pancartes, poupées avaient été confectionnés, des dizaines de groupes scandaient et chantaient les slogans qu’ils avaient inventés au cours de la journée. Et une demi-heure après la fin de la manifestation, la musique et les tambours continuaient de résonner dans les rues.

Premiers fruits et suite incertaine

Le Conseil d’Etat réagit immédiatement. Alors que la phase de négociation est officiellement close depuis la signature de l’accord avec la FSF, le Conseil d’Etat convoque le jour après la grève les trois fédérations syndicales pour une séan­ce de négociation le 20 novem­bre, pour traiter, comme le précise la lettre d’invitation, «la question des incohérences et imprécisions qui seraient apparues à la lumière de la communication aux collaboratrices et collaborateurs de l’Etat avant la bascule» de l’ancien système dans le nouveau. Parallè­lement les deux conseillers d’Etat «socialistes» Anne-Catherine Lyon et Pierre-Yves Maillard rencontrent à plusieurs reprises les organisations syndicales pour revoir la classification de diverses fonctions de leurs départements respectifs, et le SPEV commence à modifier la classification de nombreux pos­tes au coup par coup à la demande de chefs de service mis sous pression par leurs collaborateurs. Mais d’ajustement en adaptation, Decfo-Sysrem devient de plus en plus boiteux et illisible.

La mobilisation du personnel a donc gagné un certain nombre d’améliorations. Toute­fois, la revendication centrale de négociations sectorielles de revalorisation de toutes les fonctions malmenées par la réforme n’a pas été satisfaite. La négociation du 20 novembre n’a abouti à aucun résultat concret, à l’exception de la fixation d’une nouvelle séance de négociation le 4 décembre. L’ouver­ture esquissée par le Conseil d’Etat a en revanche conduit à l’ajournement des journées de grève décidées le 11 novembre. Prévues au départ pour les 19 et 20 novembre, elles ont été reprogrammées dans un premier temps pour les 27 et 28 novem­bre et ensuite pour les 10 et 11 décembre en faisant dépen­dre leur tenue à chaque fois du résultat des négociations. SUD et le SSP ont présenté ces reports comme un moyen de pression sur la partie adverse ; le Conseil d’Etat pour sa part a tenté d’user d’une tactique ancienne en jouant l’usure pour arriver à imposer sa volonté. L’épreuve n’est pas close au moment de mettre cet article sous presse. Le soufflé est certes un peu retombé, mais 1000 manifestant·e·s le 20 novem­bre et des assemblées du personnel fournies sur plusieurs lieux de travail démontrent que la résignation n’est pas à l’ordre du jour. Les titulaires des fonctions toujours malmenées peuvent compter sur la solidarité d’une partie au moins de celles et ceux qui ont obtenu des avantages et une partie du mouvement commence à s’installer dans une perspective de combat à poursuivre dans la durée, quelle que soit l’envergure de la mobilisation qui pourra être développée à court terme si le Conseil d’Etat devait camper sur ses positions.

Bilan intermédiaire

Si la ténacité des salariés qui se battent est remarquable, il faut se garder de surestimer les événements en cours. Decfo-Sysrem est entré en vigueur malgré le vaste mouvement de contestation de ces dernières semaines. Il n’a pas été possible d’échapper aux conséquences de la collusion entre le Conseil d’Etat et la FSF. En raison du déclenchement tardif du mouvement, les salariés lésés ont été contraints de se battre contre les conséquences d’une innovation dont l’introduction est d’ores et déjà inéluctable. Entrée en vigueur le 1 er décem­bre, elle modifie les relations Etat-salarié·e·s en profondeur. Le salaire d’une partie importante du personnel est individualisé. Etant tributaire du cahier des charges des postes de travail, il empêchera les employé·e·s de se reconnaître dans leurs collè­gues qui exercent une activité comparable dans d’autres services. La dimension «managériale» du travail est valorisée au détriment des compétences requises pour fournir aux usagers des prestations et services de qualité. En l’état, les syndicats n’ont plus la possibilité d’intervenir de façon directe dans les procédures de classification des fonctions. Il sera plus difficile d’avancer des revendications salariales d’ensemble valables pour un secteur de l’Etat ou pour la fonction publique tout entière.

Ces modifications vont obliger les syndicats à trouver de nouveaux bras de levier pour l’action syndicale, dans une situation où les salarié·e·s auront plus de peine à reconnaître leurs intérêts communs.

Le mouvement de ces dernières semaines a cependant aussi apporté du nouveau. Les employé·e·s de l’Etat de Vaud ont commencé à réfléchir sur leur situation salariale et leurs conditions de travail, ils ont refusé de subir des décisions d’autorité, ils se sont mis en mouvement avec leurs collègues, pour la première fois pour beaucoup, dans une lutte qui a ébranlé les rapports hiérarchiques, ils ont obtenu des résultats et découvert la nécessité de l’action syndicale. Cet apprentissage collectif est précieux pour demain. Il faudra savoir le faire fructifier lors des combats à venir…

Un dernier aspect mérite pour finir d’être soulevé. La mobilisation des employé·e·s de l’Etat de Vaud de ces dernières semaines n’a pas été comprise par de larges couches de la population et de salariés du secteur privé. Pour dépasser cette incompréhension, il aurait fallu s’adresser à ces couches en démontrant les conséquences néfastes des diverses transformations que connaît l’Etat, principalement sur les prestations et les services rendus aux usagers. Mais peut-on tenir rigueur au mouvement de ne pas l’avoir fait ? Son déclenchement a été largement spontané. Toutes les énergies ont été consacrées à arracher des modifications de der­nière minute à un projet porté par une puissante offensive patronale, alors que celle-ci était déjà presque arrivée à son but.

Il faudra en revanche s’en préoccuper à l’avenir. Les em­ployé·e·s et leurs organisations ne pourront se contenter de poursuivre l’action syndicale en essayant «simplement» de la renforcer. Il faudra commencer ou recommencer à réfléchir au rôle de l’Etat et au sens des activités que ses employé·e·s déploient à son service. Ces activités connaissent aujourd’hui, sous le coup des restrictions budgétaires et de l’offensive néo-conservatrice en cours, une redéfinition qui en restreint le champ d’activités, rendant la qualité des prestations moins fiable et les conditions de travail de milliers d’employé·e·s de l’Etat plus difficiles. Il faudra se donner les moyens de participer à la discussion sur l’école, sur la santé et sur d’autres activités publi­ques en mettant ces réa­lités sur la table, réalités dont les employé·e·s de l’Etat sont bien placés pour témoigner. C’est l’un des moyens dont ils disposent pour arriver, de con­cert avec les usagers, à empêcher des dégradations ultérieures. La difficulté de faire des pas en avant sur cette voie ne doit pas être sous-estimée, mais c’est en réussissant à les vaincre qu’il sera possible de gagner le soutien de la population et des salarié·e·s du secteur privé. Et sans ce soutien les employé·e·s du secteur public n’auront pas gain de cause face aux attaques qui continueront à s’abattre sur eux dans les années à venir.

1. Decfo pour «définition de la classification des fonctions», Sysrem pour «système de rémunération»

2. Voir le n° 6 (octobre) de 2007 et les nos 1 (février), 2 (avril) et 3 (mai) de 2008

(7 décembre 2008)

 
         
Vos commentaires     Haut de page