N°15 - 2003

La double morale de l'impérialisme
La guerre contre l'Irak et le mépris pour la démocratie

Nous publions ici un article de Noam Chomsky qui s'attache à éclairer, d'une part, la double morale des dirigeants impérialistes, particulièrement ceux de l'administration Bush et du gouvernement de Tony Blair, et, d'autre part le type de campagne médiatique menée par la presse américaine, dont, souvent, nous ne saisissons pas en Europe les véritables contours. - Réd. 

Noam Chomsky*

Ceux qui au sein de l'establishment critiquent la guerre contre l'Irak ont restreint leurs commentaires aux arguments de l'administration Bush considérés comme étant ses vraies motivations: le désarmement, la dissuasion, les liens avec le terrorisme.

Ils ne font guère référence à la libération de l'Irak, à la démocratisation du Moyen-Orient, et aux autres sujets qui videraient de leur sens les inspections [menées actuellement par les Etats-Unis] pour chercher les armes de destruction massive (ADM) et, en fait, tout ce qui s'est passé au Conseil de sécurité de l'ONU et dans l'orbite gouvernementale.

La raison en est peut-être qu'ils reconnaissent qu'une noble rhétorique est l'accessoire obligatoire de pratiquement tout recours à la force et qu'il n'y a donc pas lieu d'y chercher une  information significative. Il est doublement difficile de prendre au sérieux la rhétorique si l'on considère l'étalage de mépris pour la démocratie qui l'a accompagnée, pour ne rien dire du passé et de la pratique courante.

La morale des anciens alliés de  Saddam Hussein

Les critiques sont également conscients que les actuels responsables, soi-disant si préoccupés pour la démocratie irakienne, n'ont rien laissé entendre qui puisse indiquer qu'ils regrettent leur appui passé à Saddam Hussein (ou à d'autres identiques à lui, toujours encore chaudement appuyés aujourd'hui), ni laissé voir aucun signe de repentir pour l'avoir aidé à développer des armes de destruction massive du temps où Saddam Hussein constituait un sérieux danger.

Les responsables de l'actuelle administration n'ont pas non plus expliqué, quand, ou pourquoi, ils ont renoncé au point de vue qu'ils exprimaient en 1991 quand ils déclaraient que la meilleure solution serait «une junte irakienne à la main de fer, mais sans Saddam Hussein», qui gouvernerait comme Saddam le faisait, mais qui ne commettrait pas l'erreur de jugement d'août 1991 [invasion du Koweït] qui a gâché la réputation de Saddam.

A l'époque, les alliés britanniques d'aujourd'hui étaient dans l'opposition et donc plus libres que les thatchériens de prendre position contre les crimes de Saddam qu'appuyait alors le gouvernement britannique. Leurs noms brillent par leur absence des comptes rendus parlementaires qui ont enregistré les protestations contre ces crimes: Tony Blair, Jack Straw [ministre des Affaires étrangères], Geoff Hoon [ministre de la Défense], et autres dirigeants du New Labour.

En décembre 2002, Jack Straw, devenu ministre des Affaires étrangères, a publié un dossier sur les crimes de Saddam Hussein. Ils dataient presque tous de l'époque où il jouissait du ferme soutien des Etats-Unis et du Royaume-Uni, un fait négligé avec l'étalage habituel d'intégrité morale. La qualité du dossier et le moment choisi pour le publier soulevaient beaucoup de questions, mais même en les mettant à part, Jack Straw n'a pas donné d'explication à sa très récente conversion au scepticisme quant à la moralité de Saddam Hussein et à son comportement.

Quand Jack Straw était ministre de l'Intérieur, en 2001, un Irakien qui avait été détenu et torturé s'était réfugié en Angleterre pour y demander asile. Straw refusa. Le Ministère de l'intérieur avait expliqué que le ministre Straw «est conscient que l'Irak et en particulier les forces de sécurité irakiennes ne jugeraient ni ne condamneraient une personne déférée devant les tribunaux si ce n'est en respectant les formes juridiques correctes», et que donc «vous pouvez vous attendre à être jugé impartialement par un tribunal indépendant et constitué selon les règles».

Par conséquent, la conversion de Jack Straw doit avoir été plutôt similaire à la découverte du président Clinton, entre le 8 et le 11 septembre 1999, que l'Indonésie avait commis certaines choses déplaisantes au Timor-Oriental durant les vingt-cinq ans pendant lesquels elle a joui du soutien décisif des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

C'est avec une inhabituelle clarté que les attitudes envers la démocratie se sont révélées, en automne 2002, durant les préparatifs de la guerre, quand il était devenu nécessaire de faire quelque chose face à l'opposition populaire massive.

«Vieille» et «nouvelle Europe»

Au sein de la coalition de ceux qui voulaient bien suivre Washington, la population des Etats-Unis était au moins partiellement contrôlée par la campagne de propagande déclenchée après le 11 septembre 2001.

En Grande-Bretagne, la population était divisée à propos de la guerre dans une proportion d'à peu près 50 % / 50 %. Toutefois, le gouvernement du Royaume Uni a persévéré dans son attitude de «junior partner» du grand frère de Washington, telle qu'il l'avait adoptée, bon gré mal gré, après la Deuxième Guerre mondiale et qu'il l'avait maintenue, même en dépit du sacrifice méprisant des préoccupations britanniques [entre autres à propos de l'influence coloniale britannique] par les administrations successives de la Maison-Blanche.

Par contre, en dehors des deux alliés de la coalition, les problèmes étaient plus sérieux.  Dans les deux principaux pays d'Europe, l'Allemagne et la France, l'attitude officielle du gouvernement correspondait à celle de la grande majorité de la population, nettement opposée à la guerre. Il en résulta des condamnations virulentes de la part de Washington et de la part de nombreux commentateurs.

Donald Rumsfeld [secrétaire d'Etat à la Défense de l'administration Bush] qualifia les nations fautives de «vieille Europe», insignifiante, si elle refuse d'obéir à la ligne de Washington. A la différence de la «nouvelle Europe», symbolisée par l'Italie, dont le premier ministre, Silvio Berlusconi, visitait justement la Maison-Blanche. Quant au fait que l'opinion publique en Italie était massivement opposée à la guerre, cela n'avait bien sûr aucune importance.

Un critère très simple délimitait la «vieille» et la «nouvelle Europe»: un gouvernement rejoignait la «vieille Europe» dans son infamie si et seulement s'il adoptait la même position que la vaste majorité de sa population en refusant d'obéir aux ordres de Washington.

Souvenez-vous que les maîtres autoproclamés du monde, Bush, Powell et les autres, avaient déclaré sans ambages qu'ils étaient décidés à envahir l'Irak, que les Nations unies, ou qui que ce soit, prennent ou non le train en marche et deviennent ainsi des acteurs «pertinents». La «vieille Europe», plongée dans l'insignifiance, ne prit pas le train en marche. La «nouvelle Europe» d'ailleurs non plus, en tout cas pas si les habitants sont considérés comme faisant partie de leur pays.

Les résultats des sondages publiés par Gallup International, de même que les sources locales pour la plus grande partie de l'Europe, occidentale ou orientale, montraient que le soutien à une guerre menée «unilatéralement par les Etats-Unis et leurs alliés» ne dépassa pas 11 %, dans aucun pays. Le soutien à une guerre à condition qu'elle soit décidée par l'ONU se situait entre 13 % (Espagne) et 51 % (Pays-Bas).

Ce qui est particulièrement intéressant, ce sont les huit pays dont les dirigeants se déclarèrent être la «nouvelle Europe», ce qui leur valut tant de félicitations de Washington pour leur courage et leur honnêteté. Leur prise de position prit la forme d'une déclaration appelant le Conseil de sécurité à garantir «le respect effectif de ses résolutions» sans spécifier les moyens. Les médias annoncèrent que leur déclaration menaçait «d'isoler les Français et les Allemands», alors qu'en réalité les positions de la «vieille» et de la «nouvelle Europe» n'étaient guère différentes. Pour être sûrs que l'Allemagne et la France soient «isolées», on ne les invita même pas à signer l'audacieuse proclamation de la «nouvelle Europe». On craignait apparemment qu'ils acceptent, devait-on déclarer plus tard, tranquillement.

L'interprétation en vigueur, c'est que la passionnante et prometteuse «nouvelle Europe» appuyait Washington, démontrant ainsi que «de nombreux Européens ont soutenu la position des Etats-Unis, même si la France et l'Allemagne ne l'ont pas fait».

Qui sont ces «nombreux Européens» ? En vérifiant les sondages d'opinion, nous constatons que dans la «nouvelle Europe», l'opposition à «l'orientation des Etats-Unis» était la plupart du temps encore plus élevée qu'en France et en Allemagne. Ce fut particulièrement le cas en Italie et en Espagne, pays qui ont été tellement distingués par les louanges qui leur furent adressées par l'administration Bush pour être les leaders de la «nouvelle Europe».

Heureusement pour Washington, les anciens pays communistes ont aussi rejoint la «nouvelle Europe». Chez eux, le soutien à «la position des Etats-Unis» telle que la définissait Powell, c'est-à-dire une guerre menée par «la coalition de ceux qui le veulent», sans autorisation de l'ONU, se situait entre 4 % (Macédoine) et 11 % (Roumanie) !

L'appui à une guerre sans mandat de l'ONU y était également très bas. L'ancien ministre des Affaires étrangères de Lettonie expliqua qu'il nous faut: «Saluer et crier yes sir !... Nous devons plaire à l'Amérique, quel qu'en soit le prix à payer.»

En résumé, dans des journaux qui considéreraient la démocratie comme une valeur significative, les titres auraient été que la «vieille Europe» incluait, en fait, la vaste majorité des Européens, de l'est et de l'ouest, alors que la «nouvelle Europe» était formée par un petit nombre de dirigeants qui choisissaient (avec ambiguïtés) de se ranger derrière Washington, en négligeant l'opinion massive de leurs propres populations.

Le matraquage médiatique aux Etats-Unis

Mais les comptes rendus des médias des Etats-Unis furent en fait épars et obliques, décrivant l'opposition à la guerre comme un problème de marketing pour Washington.

Du côté de l'extrémité libérale de l'éventail médiatique, Richard Holbrooke [ancien coordinateur de la politique de Clinton en ex-Yougoslavie, après avoir organisé la politique répressive des Etats-Unis en Corée du Sud au début des années 1980] soulignait «le fait très important que si vous additionnez la population (des huit pays de ladite nouvelle Europe), elle est plus grande que la population des pays qui n'ont pas signé la déclaration». C'est vrai, mais quelque chose est oublié, à savoir que les populations étaient massivement opposées à la guerre, et même plus que dans les pays disqualifiés comme étant la «vieille Europe».

A l'autre extrémité de l'éventail médiatique, les éditorialistes du Wall Street Journal applaudissaient la déclaration des huit signataires originaux pour avoir «mis à nu la fraude de l'idée reçue qui veut que la France et l'Allemagne parlent pour toute l'Europe et que toute l'Europe est aujourd'hui antiaméricaine».

Les huit honorables dirigeants de la «nouvelle Europe» ont montré que «la position de la majorité pro-américaine du continent n'est pas entendue», mis à part dans les pages éditoriales de l'influent Wall Street Journal, désormais confirmé dans son jugement.

Et les éditorialistes du Wall Street Journal de tirer à boulets rouges sur les médias situés à leur gauche, soit une quantité très substantielle d'entre eux, qui «colportent comme vraie» l'idée ridicule de la France et de l'Allemagne comme porte-parole de l'Europe, alors qu'elles sont clairement une minorité pitoyable, et qui colportent ces mensonges «parce qu'ils servent les objectifs politiques de ceux qui, tant en Europe qu'en Amérique, s'opposent au président Bush sur l'Irak».

Cette conclusion est valable si nous excluons les Européens de l'Europe, en rejetant une bonne fois cette doctrine gauchiste qui voudrait que le peuple ait un certain rôle à jouer dans les sociétés démocratiques.


Nous publions, ci-dessous, des extraits du tract du Mouvement pour le socialisme distribué à l'occasion de la manifestation nationale contre l'occupation de l'Irak - et pour le soutien au peuple palestinien - qui s'est déroulée à Berne le 25 octobre 2003.

La résolution 1511 du Conseil de sécurité de l'ONU, votée le 16 octobre 2003 à l'unanimité, démontre, une fois de plus, que les puissances impérialistes de l'Europe participent à la légitimation de la guerre et de l'occupation de l'Irak. Sans même parler de ceux (Italie, Espagne...) qui y envoient des soldats. Alors que l'Allemagne et la France déchargent, en partie, les Etats-Unis de leurs tâches militaires en Afghanistan...

Au-delà des différends, l'accord existe entre les classes dominantes des Etats-Unis, de la France, de l'Allemagne et de tous les pays impérialistes sur la «nécessité absolue de stabiliser l'Irak et de contrôler la région».

La résolution 1511 prévoit la création d'une force multinationale sous commandement unifié américain «pour participer à la stabilisation du pays». Elle demande aux Etats membres de l'ONU et aux institutions financières [Banque mondiale] «de renforcer leurs efforts [...] en vue d'aider le peuple irakien à reconstruire et à redévelopper l'économie du pays». On peut résumer ainsi ce qu'un diplomate américain disait dans le Wall Street Journal pour justifier l'appel à débourser fait à la Conférence de Madrid du 24 octobre par les Etats-Unis: les «pays donateurs» doivent être présents vite, pour être déjà sur le terrain quand le pays recommencera à fonctionner...

Les traits de l'occupation impérialiste font penser aux pratiques du XIXe siècle: gouvernement fantoche ; «hommes d'affaires véreux», partenaires juniors des autorités d'occupation et du proconsul Paul Bremer III ; alliance avec des chefs de tribus peu «démocrates», recyclage de policiers parmi les plus cruels de la dictature de Saddam Hussein. A ce propos, un chômeur de Bagdad confie à un journaliste: «Sous Saddam, ils [les policiers] nous traitaient comme des chiens. Aujourd'hui, c'est pareil. Regardez Taher Ibrahim al-Habbouch, il a dirigé la Sécurité générale et les Moukhabarat [police politique] et maintenant les Américains l'ont nommé à la tête de la Sécurité civile.» (Libération, 2 octobre 2003). Les soucis «démocratiques» des occupants ne peuvent être mieux démasqués.

Contre l'impérialisme, pour le droit à l'autodétermination du peuple irakien

Le terme «bourbier» revient régulièrement dans la presse. Et cela non pas pour désigner la boue de mensonges qui ont été assénés afin de justifier la guerre. Cette formule - bourbier - traduit simplement un fait: comme les Soviétiques en Afghanistan, les troupes d'occupation de la coalition américano-britannique font face à une véritable résistance nationale dont les expressions politiques et idéologiques sont diverses.

Face à cette résistance nationale, de plus en plus diffuse, les débats publics s'accentuent aux Etats-Unis. Des illusions peuvent se répandre dans le mouvement international contre l'occupation sur les «bonnes intentions» de candidats démocrates aux futures élections présidentielles américaines. Il faut avoir à la mémoire qu'il y a un an, le Parti démocrate américain - avec lequel la social-démocratie européenne se sent tant d'affinités - a donné les pleins pouvoirs à Bush pour déclencher la guerre. Il a voté la première tranche de 79 milliards de dollars pour la conquête de l'Irak. C'est une alliance entre démocrates et républicains qui vient encore d'accepter 87 milliards de dollars, par 87 voix contre 12 au Sénat («notre» Conseil des Etats) et par 303 contre 105 à la Chambre de représentants («notre» Conseil national). Ces deux partis défendent les intérêts des grands groupes économiques qui sont les supports de l'impérialisme américain.

Le mouvement contre la guerre et l'occupation se doit de défendre le droit à l'autodétermination du peuple irakien, comme celui de tous les peuples opprimés. Les classes dominantes des puissances impérialistes - les Etats-Unis, les pays d'Europe (parmi lesquels la Suisse), le Japon... - n'ont aucune qualité pour donner des «leçons de démocratie» au peuple d'Irak et à ceux de toute la région. Elles ont participé au pillage depuis des siècles des richesses de cette partie du monde. Elles ont multiplié les massacres de populations qui résistaient. Elles ont montré, au cours des XIXe et XXe siècles, leur mépris pour la démocratie. Elles ont soutenu et soutiennent, à leur convenance, les régimes les plus autoritaires et répressifs de la région (depuis le Chah d'Iran, en passant par Saddam Hussein ou le royaume hyperrépressif d'Arabie saoudite). Aujourd'hui même, les troupes américaines arrêtent, sans preuve aucune, et traitent avec une extrême brutalité des Irakiens. A tel point que le quotidien pro-Bremer, The Wall Street Journal, doit titrer en première: «Le système de détention américain en Iraq affaiblit le soutien de la population locale» (16 septembre 2003).

Avec certes des différences de formes, c'est aux mêmes sources économiques et sociales que puise la violence avec laquelle les dominants impériaux traitent une population colonisée et «leurs» salarié·e·s licencié·e·s dans les pays développés (en Suisse, en Allemagne ou aux Etats-Unis).

Notre soutien va donc à la résistance en Irak, même si l'on ne partage pas certaines de ses formes d'action. Car, aucun doute n'est permis sur un fait: plus la classe dominante des Etats-Unis maintient son emprise sur l'Irak, plus l'administration Bush et ses semblables seront renforcés dans leur politique guerrière, dans leur soutien à la répression contre les luttes populaires dans le monde (en Bolivie comme au Venezuela), dans leur politique de «guerre sociale» contre la majorité salariée aux Etats-Unis et ailleurs...

L'ONU et sa direction, les gouvernements membres permanents du Conseil de Sécurité, ne sont pas une «force de paix». L'ONU vient de ratifier l'occupation de l'Irak par les Etats-Unis. Il appartient au peuple irakien, dans le cadre d'une Assemblée populaire constituante, de se doter des institutions qui lui permettent de choisir son avenir. Dans ce cadre, le mouvement contre l'occupation impérialiste de l'Irak se doit d'appuyer toutes les initiatives qui renforcent les revendications émancipatrices de la population irakienne. - Berne 25 octobre 2003.

* Auteur, entre autres, de Le nouvel humanisme militaire, Ed. Page deux,2000.

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