N°15 - 2003
La pauvreté dans le monde, la paupérisation et l'accumulation du capital Quel sort pour la moitié de la planète ? Samir Amin* La mode d'aujourd'hui est à un certain discours sur la pauvreté et la nécessité de réduire au moins son ampleur sinon de l'éradiquer. Il s'agit là d'un discours de charité, à la mode du XIXe siècle, qui ne cherche pas à comprendre les mécanismes économiques et sociaux qui engendrent la pauvreté, alors que les moyens scientifiques et technologiques pour l'éradiquer sont pourtant aujourd'hui disponibles. Le capitalisme et la nouvelle question agraire Toutes les sociétés qui ont précédé la société dite moderne, c'est-à-dire capitaliste, ont été des sociétés paysannes. Leur production était réglée par diverses logiques et systèmes ; mais elles ne sont pas celles qui gouvernent le capitalisme dans une société de marché, telle la règle de la maximisation du rendement du capital. L'agriculture capitaliste moderne, qui comprend aussi bien l'exploitation agricole familiale riche et à grande échelle que les multinationales agroalimentaires, a entrepris une attaque massive contre la production paysanne du tiers-monde. Le feu vert pour cela lui a été donné lors de l'assemblée de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) tenue en novembre 2001 à Doha (Qatar). Cette attaque fait beaucoup de victimes, et la plupart d'entre elles sont des paysans du tiers-monde qui constituent toujours encore la moitié de l'humanité. L'agriculture capitaliste, régie par le principe du rendement le plus élevé sur investissement, est localisée presque exclusivement en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et dans le cône sud de l'Amérique latine [Argentine, Brésil]. Elle n'emploie que quelques dizaines de millions de cultivateurs qui ne sont plus des paysans. Du fait du degré atteint par la mécanisation et de la grande taille des fermes exploitées par un seul cultivateur, leur productivité se situe généralement entre 1000 et 2000 tonnes de céréales par cultivateur et par an. Le contraste n'en est que plus violent avec les trois milliards de paysans pratiquant une agriculture paysanne dans le tiers-monde. Leurs exploitations peuvent être classées en deux secteurs distincts qui diffèrent beaucoup par l'échelle de la production, les caractéristiques économiques et sociales, ainsi que par les niveaux d'efficacité. Un secteur a été capable de profiter de la révolution verte ; il a obtenu des engrais, des pesticides, des semences améliorées et il a mis en œuvre une certaine mécanisation. La productivité de ces paysans se situe entre 10 et 50 tonnes de céréales par cultivateur et par an. Par contre, on situe aux alentours de une tonne de céréales par cultivateur et par an la productivité des paysans exclus de ces nouvelles technologies. Ainsi donc, le rapport de la productivité des segments capitalistes les plus avancés de l'agriculture mondiale à celle des plus pauvres - qui était de 10 à 1 avant 1940 - approche aujourd'hui un rapport de 2000 à 1 ! Cela signifie que la productivité a progressé de manière bien plus inégale dans le domaine de l'agriculture et de la production alimentaire que dans d'autres domaines. Simultanément, cette évolution a conduit à une réduction du prix relatif des biens alimentaires (par rapport au prix d'autres produits industriels ou services), qui se situe à un cinquième seulement de ce qu'il était il y a cinquante ans. La nouvelle question agraire est le résultat de ce développement inégal. La modernisation a toujours combiné des dimensions constructives, à savoir l'accumulation du capital et la croissance de la productivité, avec des aspects destructifs: la réduction du travail au statut de marchandise vendue sur le marché ; la destruction, souvent, de la base écologique naturelle nécessaire à la reproduction de la vie et de la production ; la polarisation de la distribution de la richesse au niveau mondial. La modernisation a toujours simultanément intégré certains, dans la mesure où l'expansion des marchés créait de l'emploi, et exclu d'autres qui n'étaient pas intégrés dans la nouvelle force de travail, après avoir perdu leurs positions au sein des systèmes antérieurs bouleversés. Dans sa phase ascendante, parallèlement à ses processus d'exclusion, l'expansion mondialisée capitaliste intégrait un secteur important de la force de travail. Par contre, aujourd'hui, dans les sociétés paysannes du tiers-monde, cette expansion exclut massivement des gens tout en en intégrant relativement peu. La question soulevée ici, c'est précisément de savoir si cette tendance va continuer de s'appliquer aux trois milliards d'êtres humains qui produisent et vivent encore dans des sociétés paysannes, en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Qu'arriverait-il en fait si l'agriculture et la production alimentaire étaient traitées comme n'importe quelle autre forme de production, soumise aux règles de la concurrence dans un marché ouvert et dérégulé, comme il en a été décidé, en principe, lors de l'assemblée de l'OMC de novembre 2001. De tels principes favoriseraient-ils l'accélération de la production ? Des solutions alternatives ? On peut imaginer que la nourriture aujourd'hui amenée sur le marché par les trois milliards de paysans du tiers-monde, après avoir assuré leur propre subsistance, soit au contraire produite par vingt millions de nouveaux cultivateurs modernes. Les conditions pour qu'une telle alternative puisse se réaliser seraient les suivantes: 1° le transfert de surfaces importantes de bonnes terres à ces nouveaux cultivateurs capitalistes (et ces terres devraient être enlevées aux actuelles populations paysannes) ; 2° du capital (pour acheter fournitures et équipements) ; 3° l'accès aux marchés consommateurs. De tels cultivateurs concurrenceraient effectivement, avec succès, les milliards de paysans actuels. Mais que deviendraient alors ces derniers ? Dans les circonstances actuelles, accepter que le principe général de la concurrence s'applique aux produits agricoles et aux biens alimentaires, comme l'impose l'OMC, signifie accepter l'élimination de milliards de producteurs non compétitifs, dans un délai historique très court, de quelques décennies. Que deviendront ces milliards d'êtres humains, la majorité d'entre eux qui sont déjà les pauvres parmi les pauvres, et qui ne s'alimentent qu'avec grande difficulté ? Dans un délai de cinquante ans, le développement industriel, même dans l'hypothèse fantaisiste d'un taux de croissance régulier de 7 % par année, serait bien incapable d'absorber ne serait-ce qu'un tiers de cette réserve de main-d'œuvre. Le principal argument avancé pour justifier la doctrine de la concurrence de l'OMC est qu'un tel développement a justement eu lieu au XIXe et au XXe siècle en Europe et aux Etats-Unis et qu'il y a produit une société moderne, riche, urbaine et industrielle, ou post-industrielle, dotée d'une agriculture moderne capable de nourrir la nation et même capable d'exporter de la nourriture. Pourquoi ce scénario ne serait-il pas répété aujourd'hui dans les pays du tiers-monde ? Cet argument ignore tout simplement deux facteurs qui rendent presque impossible la répétition de ce scénario. Le premier, c'est que le modèle européen s'est développé durant un siècle et demi en recourant à des technologies industrielles qui nécessitaient beaucoup de main-d'œuvre. Les technologies modernes en nécessitent beaucoup moins, et les industriels nouveaux installés dans le tiers-monde, s'il faut qu'ils soient compétitifs sur les marchés mondiaux, seraient obligés de les adopter. Le deuxième, c'est que tout au long de cette longue transition, l'Europe a pu bénéficier de la migration massive de sa population en trop vers les Amériques [Nord et Sud]. L'affirmation selon laquelle le capitalisme a réussi à résoudre la question agraire dans ses centres développés a toujours été acceptée par de larges secteurs de la gauche, depuis le fameux livre de Karl Kautsky, La Question agraire, écrit avant la Première Guerre mondiale. L'idéologie soviétique a accepté cette conception sur laquelle elle s'est basée pour entreprendre la modernisation au moyen de la collectivisation stalinienne, avec les résultats décevants que l'on sait. Ce qui a toujours été négligé, c'est que le capitalisme, s'il résolvait la question dans les pays du centre [impérialistes], ne le réussissait qu'en engendrant une question agraire gigantesque dans ses périphéries, qu'il ne pourrait résoudre qu'au prix du génocide de la moitié de l'humanité. Dans la tradition marxiste, seul le maoïsme a compris l'ampleur du défi. C'est pourquoi ceux qui accusent le maoïsme 1 d'une «déviation paysanne» démontrent par ce reproche même qu'il leur manque la capacité analytique pour comprendre le capitalisme impérialiste, qu'ils réduisent à un discours abstrait sur le capitalisme en général. La modernisation par le moyen de la libéralisation du marché capitaliste, telle que la suggèrent l'OMC et ses partisans, juxtapose en fin de compte les deux éléments, sans même nécessairement les combiner: d'un côté, la production de nourriture à une échelle mondiale par des cultivateurs concurrentiels modernes, basés essentiellement dans le Nord mais dans le futur peut-être également dans quelques poches du Sud ; de l'autre côté, la marginalisation, l'exclusion et l'appauvrissement encore accru de la majorité de ces trois milliards de paysans de l'actuel tiers-monde et finalement leur réclusion dans quelques espèces de réserves. On combine donc un discours dominant pro-modernisation et concurrentiel avec un jeu de politiques organisant des réserves écologiques et culturelles permettant aux victimes de survivre dans un état d'appauvrissement matériel (et écologique y compris). Les deux éléments pourraient donc se compléter plutôt que d'entrer en conflit. Pouvons-nous imaginer des alternatives et obtenir qu'elles soient largement débattues ? Des solutions qui verraient l'agriculture paysanne maintenue tout au long du futur prévisible du XXIe siècle, mais qui simultanément mettraient en œuvre un processus continu de progrès technologique et social ? Afin que, de telle manière, les changements surviennent à une vitesse qui permette un transfert progressif des paysans vers des emplois non ruraux et non agricoles. Un tel ensemble stratégique d'objectifs implique des dosages complexes de mesures aux niveaux national, régional et mondial. Sur le plan national, cela nécessite des politiques macro-économiques qui protègent la production paysanne de nourriture contre la concurrence inégale des cultivateurs modernisés et des grandes entreprises agroalimentaires, tant locaux qu'internationaux. Cela aidera à garantir des prix internes [sur les marchés nationaux] acceptables des biens alimentaires, qui soient déconnectés des prix internationaux du marché qui, eux, sont en outre biaisés par les subventions agricoles du Nord riche. De tels objectifs remettent également en question le schéma du développement industriel et urbain qui devrait, dans une moindre mesure, reposer sur des priorités tournées vers l'exportation (par exemple le maintien de bas salaires, ce qui nécessite des bas prix de la nourriture) et devrait prêter plus d'attention à une expansion socialement équilibrée du marché intérieur. En même temps, cela implique un schéma de politiques d'ensemble visant à garantir la sécurité alimentaire, condition indispensable pour qu'un pays puisse être un membre actif de la communauté internationale, jouissant de la marge indispensable d'autonomie et de capacité de négociation. Aux plans régional et mondial, cela rend nécessaires des accords internationaux et des politiques qui prennent leurs distances à l'égard des principes libéraux doctrinaires régissant l'OMC, en les remplaçant par des solutions imaginatives et spécifiques pour chaque région et chaque domaine, en prenant en considération les problèmes locaux et les conditions historiques et sociales concrètes. La nouvelle question ouvrière La population urbaine de la planète représente aujourd'hui environ la moitié de l'humanité, c'est-à-dire au moins trois milliards de personnes, tandis que les paysans constituent pratiquement la totalité de l'autre moitié, à l'exception d'autres groupes réunissant quelques pourcentages statistiquement peu signifiants. Les données sur cette population nous permettent de distinguer entre ce que nous pouvons appeler les «classes moyennes» et les «classes populaires». Dans le stade actuel de l'évolution du capitalisme, les classes dominantes, c'est-à-dire les propriétaires légaux des principaux moyens de production ainsi que les hauts gestionnaires impliqués dans leur mise en œuvre, ne représentent qu'une très petite fraction de la population mondiale, alors même que la part qu'ils accaparent des ressources disponibles de la société est importante. A cela nous ajoutons les classes moyennes dans le sens traditionnel du terme, les non-salariés, propriétaires de petites entreprises, gestionnaires de rang moyen, qui ne sont pas forcément sur le déclin. La grande masse des travailleurs et travailleuses dans les secteurs modernes de la production sont des salarié·e·s. Ils constituent aujourd'hui plus des quatre cinquièmes de la population des pays développés. Cette masse est divisée, pour le moins, en deux catégories, séparées par une frontière qui à la fois est visible aux yeux de l'observateur extérieur et véritablement vécue dans la conscience des individus en question. Il y a d'abord ceux que nous pouvons qualifier de classes populaires stabilisées, dans le sens où ils jouissent d'une relative sécurité de leur emploi, entre autres grâce à des qualifications professionnelles qui leur confèrent un pouvoir de négociation avec les employeurs. De ce fait, ils sont souvent organisés, au moins dans certains pays, en syndicats puissants. Dans tous les cas, leur masse leur confère un poids politique qui renforce leur capacité de négociation. Les autres constituent les classes populaires précaires qui comprennent les travailleurs qui sont affaiblis par leur faible capacité de négociation (en conséquence de leur bas niveau de qualification, de leur statut de non-citoyens, de leur race ou de leur sexe), mais aussi les non-salariés (les chômeurs proprement dits et les pauvres qui ont des emplois dans le secteur informel). Nous pouvons appeler cette deuxième catégorie les classes populaires «précaires», plutôt que «non intégrées» ou «marginalisées», parce que ces travailleurs et travailleuses sont en fait parfaitement intégrés dans la logique systémique qui commande l'accumulation du capital. A partir de l'information disponible pour les pays développés et pour certains pays du Sud (dont nous pouvons extrapoler des données), nous obtenons les proportions relatives de chacune des catégories définies ci-dessus dans la population urbaine de la planète. Bien que les pays du centre ne regroupent que 18 % de la population de la planète, leur population est urbanisée à 90 % et constitue donc le tiers de la population urbaine du monde. Les classes populaires forment donc les trois quarts de la population urbaine de la planète, tandis que la catégorie précaire forme les deux tiers des classes populaires à l'échelle mondiale: environ 40 % dans les pays du centre et 80 % dans ceux de la périphérie. Dit autrement, les classes populaires précaires constituent la moitié (pour le moins) de la population urbaine du monde et bien plus que cela dans la périphérie. Si l'on jette un coup d'œil à ce qu'était la composition des classes populaires urbaines il y a cinquante ans, juste après la Deuxième Guerre mondiale, on constate que leur structure était alors très différente de ce qu'elle est devenue depuis lors. Dans cette période, la part du tiers-monde dans la population urbaine mondiale - qui s'élevait à environ 1 milliard de personnes - ne dépassait pas la moitié. Elle en constitue aujourd'hui les deux tiers. Les mégalopoles, comme celles qu'on connaît aujourd'hui dans pratiquement tous les pays du Sud, n'existaient pas encore. On y connaissait qu'un petit nombre de grandes villes, principalement en Chine, en Inde et en Amérique latine. Dans les pays du centre, les classes populaires ont bénéficié durant la période d'après-guerre d'une situation exceptionnelle qui reposait sur le «compromis historique» imposé au Capital par les classes laborieuses. Ce compromis a permis la stabilisation d'une majorité des travailleurs dans des formes d'organisation du travail connues sous le nom de système industriel «fordiste». Dans les pays de la périphérie, où la proportion des précaires a toujours été plus grande que dans les métropoles, elle ne dépassait néanmoins pas la moitié des classes populaires, contre plus de 70 % aujourd'hui. L'autre moitié était, alors, encore constituée par des travailleurs stabilisés, soit dans des emplois propres aux nouvelles économies coloniales et à leur société modernisée [appareil d'Etat, service public, agriculture d'exportation…], soit dans les vieilles structures artisanales. On peut résumer en une seule statistique la principale transformation sociale qui caractérise la seconde moitié du XXe siècle: la proportion des classes populaires précaires a passé de moins d'un quart à plus de la moitié de la population urbaine mondiale. Ce phénomène de paupérisation est apparu de plus en plus à une échelle significative dans les pays développés eux-mêmes. Cette population urbaine déstabilisée a passé en cinquante ans de moins d'un quart de milliard de personnes à plus d'un milliard et demi de personnes, soit un taux de croissance qui dépasse tous ceux qui caractérisent l'expansion économique, la croissance démographique ou encore le phénomène d'urbanisation lui-même. La modernisation de la pauvreté Il n'y a pas de meilleur terme que paupérisation pour désigner la tendance évolutive dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans l'ensemble, le fait en lui-même est reconnu et réaffirmé dans le nouveau langage dominant qui fait de la «réduction de la pauvreté» [voir la «décennie de lutte contre la pauvreté», 1996-2007, sponsorisée par la Banque mondiale et divers organismes de l'ONU] un thème récurrent des objectifs que les politiques gouvernementales prétendent atteindre. Mais cette pauvreté est présentée uniquement comme un fait mesuré empiriquement, soit très grossièrement par la distribution des revenus (les «seuils de pauvreté», fixés à 1 dollar par jour pour l'indigence, 2 pour la pauvreté), soit un petit peu moins grossièrement par des indices composites, tels que celui du développement humain (IDH) proposé par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Pourtant, jamais n'a été soulevée la question de la logique et des mécanismes qui engendrent cette pauvreté. La présentation que nous faisons ici des mêmes faits va plus loin parce qu'elle nous permet précisément de commencer à expliquer le phénomène et son évolution. Les couches moyennes, les couches populaires stabilisées et les couches populaires précaires sont toutes intégrées dans le même système de production sociale, mais elles remplissent des fonctions différentes au sein de celui-ci. Certaines sont bel et bien exclues des bénéfices de la prospérité. Mais les «exclues» n'en sont pas moins un rouage essentiel du système et ne sont pas marginalisées au sens où elles ne seraient pas intégrées fonctionnellement dans le système. La paupérisation est un phénomène moderne qu'on ne peut absolument pas réduire à un manque de revenu suffisant à la survie. C'est réellement une modernisation de la pauvreté qui a des effets dévastateurs dans toutes les dimensions de la vie sociale. Durant les «trente glorieuses», de 1945 à 1975, les émigrants des campagnes réussissaient relativement bien à s'intégrer dans les classes populaires stabilisées: ils devenaient des ouvriers d'usine. Tandis qu'aujourd'hui ceux et celles qui sont arrivés récemment des campagnes, et leurs enfants avec eux, se situent aux marges des principaux systèmes productifs. Cela crée des conditions favorables pour la substitution de solidarités communautaires à la conscience de classe. Quant aux femmes, elles sont encore plus victimes de la précarité économique que les hommes et leurs conditions sociales et matérielles se détériorent. Si les mouvements féministes ont sans aucun doute réussi des substantielles avancées dans le domaine des idées et des comportements, ce sont presque exclusivement les femmes des classes moyennes qui en ont profité, mais certainement pas les femmes des classes populaires paupérisées. Pour ce qui est de la démocratie, sa crédibilité, et donc sa légitimité, est minée par son incapacité à corriger la dégradation des conditions d'une fraction croissante des classes populaires. La paupérisation est un phénomène inséparable de la bipolarisation à l'échelle mondiale, un résultat intrinsèque de l'expansion du capitalisme réellement existant qui pour cette raison même doit, par nature, être appelé impérialiste. La paupérisation au sein des classes populaires urbaines est étroitement liée aux développements qui ravagent les sociétés paysannes du tiers-monde. La soumission de ces sociétés paysannes aux exigences de l'expansion du marché capitaliste favorise des formes nouvelles de polarisation sociale qui excluent de l'accès à l'exploitation de la terre une proportion croissante de paysans. Les paysans qui ont été appauvris ou qui sont devenus des paysans sans terre affluent massivement dans les bidonvilles des grandes villes, à un rythme plus élevé que la croissance démographique. Et, pourtant, tous ces phénomènes sont condamnés à s'aggraver encore, tant que les dogmes néolibéraux ne sont pas remis en question. Aucune politique corrective, qui reste à l'intérieur du cadre libéral, ne peut réussir à limiter leur extension. La paupérisation constitue un défi tant pour la théorie économique que pour les stratégies des luttes sociales. La théorie économique vulgaire esquive les vraies questions que pose l'expansion du capitalisme. Parce qu'elle substitue à l'analyse du capitalisme réellement existant la théorie d'un capitalisme imaginaire conçu comme une simple extension continue des relations d'échange (le marché), alors que le système fonctionne et se reproduit à partir de la production capitaliste combinée aux relations d'échange, et pas à partir de simples relations de marché. En outre, cette substitution est associée, d'une manière désinvolte, à un postulat a priori que ni l'histoire ni aucun argument logique ne confirment: à savoir que le marché se régule de lui-même en produisant un optimum social. De cette manière, la pauvreté ne peut alors être expliquée que par des causes décrétées être en dehors de la logique économique, comme l'explosion démographique ou des erreurs de gestion. Le lien qui relie la pauvreté au processus d'accumulation lui-même est escamoté par la théorie économique conventionnelle. Le virus libéral qui en émane pollue la pensée sociale contemporaine et annihile la capacité à comprendre le monde, pour ne pas parler de la capacité à le transformer. Malheureusement, ce virus libéral a profondément pénétré les diverses gauches qui se sont constituées depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les mouvements qui s'engagent aujourd'hui dans des luttes sociales en faveur d'un «autre monde» et pour une mondialisation alternative ne seront capables de concrétiser des avancées sociales significatives qu'à la condition de se débarrasser de ce virus afin de pouvoir élaborer un débat théorique authentique. Tant qu'ils ne se seront pas débarrassés du virus, les mouvements sociaux, même porteurs des meilleures intentions, resteront entravés par les chaînes de la pensée conformiste et prisonniers de projets de solutions inefficaces, ceux-là justement qu'alimente la rhétorique de la réduction de la pauvreté. L'analyse que nous avons esquissée ici devrait contribuer à ouvrir ce débat. Parce qu'elle rétablit la pertinence du lien entre accumulation du capital, d'un côté, et le phénomène de la paupérisation sociale, de l'autre. Il y a cent cinquante ans, Marx avait inauguré une analyse des mécanismes sous-jacents à ce lien, mais elle n'a guère été prolongée depuis lors et en tout cas très peu en intégrant une dimension effectivement planétaire.
1. Il ne fait pas de doute que la question agraire, la «réforme agraire», a été au centre de la révolution chinoise. Les mesures de répartition des terres dès 1949, puis du «Grand Bond en avant» (1957-58), puis celles de l'organisation des communes qui lui fit suite, puis le démantèlement des communes et un processus de privatisation rampant indiquent à la fois les oscillations et les difficultés de «répondre à la question agraire». Samir Amin, dans L'avenir du maoïsme (Ed. Minuit, 1981, 149 p.), tout en s'interrogeant sur où allait la Chine, comme le titre de son ouvrage le laisse entendre, exprimait néanmoins une euphorie que les analyses actuelles de l'histoire du cours des réformes agraires en Chine tendent à sérieusement rabattre. Ainsi écrivait-il: «Mais peut-on aller réellement plus vite qu'on est allé de 1950 à 1978 ? Les maoïstes disaient: «Il vaut mieux aller lentement au socialisme que vite au capitalisme.» Ils avaient tort dans la mesure où l'on va plus vite sur la voie socialiste que sur celle du capitalisme ou du révisionnisme.» (p. 103) A la lumière des évolutions, les torts semblent ici partagés. Ou encore, à propos du «Grand Bond en avant» et de l'organisation des communes (communes: organisation de la production rurale à trois niveaux: l'équipe, gestion des moyens de production agricole traditionnels ; la brigade, gestion du parce des machines ; et la commune, gestion de la transformation des produits agricoles, du petit outillage et de l'administration), était-il bien raisonnable d'affirmer que le Grand Bond en avant «introduisait dans les campagnes les plus reculées l'apprentissage de techniques modernes» et que «le système [des communes] repose sur la confiance des masses populaires et permettra dans l'avenir le développement d'une production agro-industrielle contrôlée par les travailleurs de la campagne» (p. 68) ? Peut-on analyser la Chine et l'évolution des relations ville-campagne (réforme agraire et industrialisation avec planification administrative), au cours des vingt dernières années, en mettant l'accent sur le tournant des années 1980, c'est-à-dire la «rupture avec le maoïsme» ? Les éléments de continuité systémique nous semblent ne pas pouvoir être minimisés. Reste qu'un débat sur les réformes agraires, entre autres celles de la Chine et d'autres pays, est d'une actualité que Samir Amin, à juste titre, souligne dans cet article. - Réd. à l'encontre * Samir Amin est président du Forum mondial des Alternatives. Parmi les dernières publications, on peut citer: Les défis de la mondialisation, L'Harmattan, 1996, Critique du capitalisme, PUF, 2002, Au-delà du capitalisme sénile. Pour un XXIe siècle non américain, PUF, Actuel Marx, 2002. Haut de page
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