N°15 - 2003

Constitution européenne
Une charte néolibérale

Le débat sur le projet de Constitution européenne prend son envol dans un contexte de crise économique et sociale prolongée. Plus d'un gouvernement de l'Union européenne voudrait bien marginaliser cette discussion qui renvoie, explicitement et de fait, à un ensemble de contre-réformes au plan social et démocratique.

En Suisse, le patronat a choisi d'associer contre-réformes néoconservatrices et rejet de tout calendrier fixe pour une adhésion à l'Union européenne. Cela se traduit, entre autres, par le soutien apporté à la candidature Blocher au Conseil fédéral (voir article pp. 3 et s.).

Avec la créativité politique qui les caractérise, les lettrés sociaux-démocrates et la direction du Parti socialiste vont faire de l'adhésion à l'Union européenne néolibérale le trait fort de leur orientation, face au bloc radical-UDC. Ainsi peut-on lire dans «Domaine public» du 31 octobre 2003, sous la signature du père de cette publication, André Gavillet: «A cette affirmation anti-européenne et libérale, il serait logique d'opposer une politique réformiste et européenne. Et dans l'immédiat, l'Europe est d'abord une référence pratique pour mener des réformes internes.»

Fort bien. Mais reste une question... mineure. Quel est le caractère de cette Union européenne qui favoriserait les «réformes internes» ? La contribution d'Yves Salesse* fournit quelques éléments, à l'occasion de la publication du projet de Constitution proposé par la commission placée sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. - Réd.

* Yves Salesse, animateur de la Fondation Copernic, membre du Conseil d'Etat en France, Auteur entre autres de Propositions pour une autre Europe, Ed. du Félin, 1997.

Yves Salesse*

La Convention présidée par Giscard d'Estaing a déposé son projet. Il va servir de base aux travaux de la conférence intergouvernementale. Nous ne devons pas attendre la conclusion de celle-ci pour mener une campagne politique sur ce projet et interpeller le gouvernement français. Nous devons simultanément exiger un référendum préalable à la signature d'un texte par notre pays.

La devise de l'Union serait «Unie dans la diversité» ! Ce mauvais slogan électoral recyclé par Giscard signe la médiocrité de l'ensemble. Je montrerai qu'en effet le projet ne change pas grand-chose à l'ordre juridique déjà existant. Cela ne veut pas dire que son adoption serait sans importance. Nous vivons un moment charnière de la construction européenne. Le traité central, créant la communauté économique européenne, date de presque 50 ans. La solennité de la démarche actuelle, l'utilisation du terme de Constitution, ne doivent pas être prises à la légère. Est en jeu la revalidation d'ensemble des bases de la construction européenne. Les Etats membres, leurs parlements, leurs peuples là où il y aura référendum, seront appelés à dire si ce sont là les fondements et la définition qu'ils souhaitent pour l'Europe à venir. Une fois la Constitution adoptée, il sera extrêmement difficile, juridiquement mais aussi politiquement, de remettre en cause son orientation. Il faut insister sur ce point. Le texte qui sera soumis à la ratification des Etats membres aura une portée politique supérieure à l'Acte unique, Maastricht, Amsterdam ou Nice qui se présentaient seulement comme ajouts, compléments d'un socle déjà posé. La Constitution proposée aujourd'hui n'est pas un texte de correction du système institutionnel. Elle reprend l'ensemble, affiche des valeurs et des objectifs, définit des politiques et des institutions. C'est cet ensemble que son adoption fixera. C'est donc sur cet ensemble qu'il faut porter un jugement.

Je ne reprends pas le débat juridique sur la notion de Constitution, le terme semblant faire consensus et aucune ambiguïté n'existant sur son mode d'adoption: la ratification par les Etats, selon leur procédure constitutionnelle propre. C'est donc un traité international. Mais la portée symbolique du mot Constitution est forte et deux éléments politiquement essentiels doivent être immédiatement soulignés. C'est une Constitution sans assemblée constituante élue, dont l'élaboration a fait l'économie d'un débat politique en profondeur pour finir en négociation entre les gouvernements. C'est une constitution-loi-réglement. Une constitution se borne normalement à fixer des principes généraux et à préciser le système institutionnel. Nous avons ici un texte d'une tout autre nature. Les gouvernements et la convention ont tenu à y intégrer en bloc les traités existants. Or ces traités vont extrêmement loin dans la précision des orientations et la définition des politiques. Il en est de même pour plusieurs articles nouveaux. Cela crée un problème politique majeur, que j'avais déjà souligné dans les «Propositions pour une autre Europe»: on inscrit dans le marbre des orientations politiques qui devraient pouvoir être périodiquement rediscutées. Une fois «constitutionnalisées», ces orientations ne pourront être remises en cause et s'imposeront aux institutions européennes comme aux Etats. Est ainsi construit un encadrement extrêmement strict de la décision politique. C'est inacceptable par principe pour quiconque accorde encore une once d'importance au débat démocratique. En outre, le projet est inacceptable par son contenu.

L'adorationde «l'économie de marché ouverte où la concurrence est libre»

Certains espéraient la remise en cause de la primauté du marché. Ce n'est pas le cas. «Le marché unique où la concurrence est libre et non faussée» n'est pas explicitement promu au rang de valeur suprême de l'Union, il en est la weltanschauungobligatoire et l'objectif central. Il précède tout, même littéralement puisque le chiffre 1 du 1er article du projet de Constitution affirme que l'Union est instituée par les Etats membres «pour atteindre leurs objectifs communs». Les valeurs, curieusement, n'y figurent pas. Elles n'interviennent qu'après, pour les Etats qui voudraient adhérer et doivent s'engager à les promouvoir en commun.

Ces valeurs, que sont-elles ? Excellentes: le respect de la dignité humaine et des droits de l'Homme, la liberté, la démocratie, l'Etat de droit. Pour les habitués de la République manquent pourtant à l'appel l'égalité et la fraternité. La rédaction retenue marque une régression par rapport au préambule de la Charte des droits fondamentaux qui affirme que «l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et de l'Etat de droit». On disposait donc d'une rédaction, incluant l'égalité et la solidarité, qui a été écartée. On a cherché à dissimuler ce recul par une curiosité sémantique qui fait du deuxième article un gros mensonge: «Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, l'égalité, la solidarité et la non-discrimination.» Nous ne sommes plus dans l'énoncé des valeurs ; pas encore dans les objectifs, qui arrivent à l'article suivant. On est dans le constat, stupéfiant pour toutes celles et tous ceux qui vivent quotidiennement leur appartenance à une société injuste, discriminatoire, où les inégalités se creusent et la solidarité se défait. Mais cela importe peu finalement. La terre promise, c'est «un marché unique où la concurrence est libre et non faussée» qui apparaît dès l'article 3. L'objectif n'est pas seulement domestique puisque le même article affirme que, dans ses relations avec le reste du monde, l'Union promeut «le commerce libre». Pour bien clarifier le titre A 4 assure que les quatre libertés (dont la libre circulation des biens, des services et des capitaux) et la liberté d'établissement sont garanties par l'Union urbi et orbi. Ces articles viennent s'ajouter à la longue liste des textes repris qui stipulaient déjà que l'Union agit «conformément au respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre» (A III-69, 70, 77, 144, 180). On le savait déjà ; les nouveaux articles enfoncent le clou. Ce principe est réaffirmé en tête de chaque chapitre important.

L'établissement du marché intérieur doit être poursuivi (A III-14). «Encore ?» est-on tenté de demander. «Toujours» serait-il répondu. Ainsi sont éclairés ceux qui pensaient qu'avec l'ouverture à la concurrence des principaux services publics «marchands», la politique de libéralisation arrivait à son terme. Les Etats membres et l'Union définissent une politique économique commune fondée sur le respect d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre qui, cela tombe bien, favorise une allocation efficace des ressources: le débat théorique est clos, le débat politique aussi (A III-70 et 77). S'agissant des pays du Sud, le principe de l'économie de marché ouverte frappe aussi. Les Etats-membres appliquent à leurs échanges commerciaux avec les pays et TOM (Territoires d'outre-mer) associés le régime qu'ils s'accordent entre eux en vertu de la Constitution: c'est-à-dire la libre circulation (A III-187). S'agissant de tous les autres pays l'Union encourage leur intégration dans l'économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international (A III-193). Elle entend contribuer, conformément à l'intérêt commun, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, et à la réduction des barrières douanières et autres (A III-216). L'orientation générale de la position européenne pour les négociations OMC et AGCS (Accord général sur le commerce des services) est donnée.

L'offensive européenne contre les services publics a été menée sur la base de l'article devenu III-55, interprété à la lumière des références générales à l'économie ouverte de marché et à l'objectif central de construction du marché intérieur, précisés par les stipulations sur les ententes et abus de position dominante et les aides publiques aux entreprises. Elles sont toutes reprises inchangées. Une partie spécifique sur les services publics avait été demandée ; elle a été refusée. Une nouvelle rédaction de l'A 16 devenu III-6 a été refusée. Est donc explicitement maintenue la soumission des «services d'intérêt économique général» à cet article III-55 et à l'A III-56 relatif à l'interdiction des aides publiques qui faussent la concurrence, avec une dérogation relative en matière de transports (A III-136). Et pour bien cadenasser, il est prévu que si des dispositions prises par un Etat en faveur d'un service public «ont pour effet de fausser la concurrence dans le marché intérieur», la Commission examine avec lui leur adaptation aux règles établies par la Constitution. Par dérogation à la procédure de droit commun, la Commission ou tout Etat membre peut saisir directement la Cour de justice qui statue à huis clos (A III-17). L'ajout, en fin d'A III-5, de l'annonce d'une loi européenne ne change rien. C'est la directive annoncée depuis longtemps dont le livre vert de la Commission a proposé la substance, parfaitement respectueuse de cet encadrement juridique. Ainsi n'est annoncé aucun infléchissement de la politique en matière de services publics volontairement écarté par cette rédaction de la Constitution.

L'Union reste aussi le dernier bastion mondial de l'orthodoxie monétariste. Le rôle essentiel de la BCE (Banque centrale européenne) et des banques des Etats membres est la stabilité des prix. Il leur est interdit de d'accorder toutes formes de crédits aux autorités publiques qui peuvent toutefois se tourner vers les établissements financiers privés (A III-73). La BCE est indépendante sans véritable contre-pouvoir politique. Les Etats de la zone euro doivent renforcer la coordination de leur discipline budgétaire et la surveillance de celle-ci (A III-88, nouveau), selon les critères de Maastricht dont pourtant nous ne sommes plus seuls à penser qu'ils sont «stupides».

La primauté du principe de l'économie de marché ouverte s'applique jusque dans les détails. Tout l'arsenal des stipulations favorables à la libre concurrence est repris. Voici quelques exemples. Le Medef (organisation du patronat français) ne s'inquiétera pas des articles relatifs à la politique sociale. Les marchés du travail doivent être aptes à réagir rapidement à l'évolution de l'économie (A III-97). Les politiques de l'emploi des Etats membres doivent contribuer à l'objectif précité et respecter les grandes orientations de politique économique (A III-98), elles-mêmes encadrées par le respect du principe de l'économie de marché ouverte. La politique sociale n'a pas pour objectif l'éradication du chômage mais «la promotion de l'emploi» assurée notamment par le «développement des ressources humaines». Elle est bornée par la nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de l'Union (A III-103). Elle évite d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement des petites et moyennes entreprises (A III-104). Elle ne traite pas en revanche des rémunérations, du droit d'association, du droit de grève et du lock-out (idem). Conformément au souhait des grandes firmes transnationales lorgnant sur ce secteur, l'Union encouragera au développement de l'éducation à distance (A III-182). La lutte contre le déséquilibre croissant en faveur du transport routier est entravée par l'obligation de tenir compte de la situation économique des transporteurs pour toute mesure dans le domaine des prix et conditions de transports (A. III-137). L'action contre la fraude fiscale en matière d'impôt sur les sociétés est doublement bornée: les mesures doivent être prises à l'unanimité et «être nécessaires pour assurer le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence» (A III-63 nouveau). Etc. Tout cela serait dans la Constitution, désormais indiscutable.

Appliquée dans le détail, la primauté du marché l'est aussi jusqu'à l'absurde. Ainsi en cas de troubles intérieurs graves, de guerre ou de menace de guerre, les Etats membres se consultent pour éviter que les mesures prises par l'Etat membre concerné n'affectent... le fonctionnement du marché intérieur (A III-16) ! Les restrictions aux mouvements de capitaux mondiaux sont interdites (A III-45). Des mesures de sauvegarde peuvent être décidées dans des circonstances exceptionnelles, c'est dire seulement si les mouvements de capitaux causent des difficultés graves pour le fonctionnement de l'union économique et monétaire (A III-46).

Le rééquilibrage réclamé par une partie du Parlement européen, les organisations syndicales et de nombreuses associations, relativisant la place du marché au profit de la politique sociale, des services publics ou de l'environnement, a donc été refusé. Mais la constitutionnalisation de choix politiques ne concerne pas seulement l'adoration du marché. Le dialogue régulier avec les Eglises est institutionnalisé par l'A 51. Une autre innovation, majeure, est peu commentée: l'article 40. Par son § 3 «Les Etats membres s'engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires». Cette obligation est précise. Elle ne parle pas de l'amélioration des capacités militaires de l'Union qui pourrait être interprétée en termes de meilleure coordination, formation commune, homogénéisation des matériels. Elle vise l'amélioration des capacités de chaque Etat membre. La Constitution tranche ainsi le débat mené dans les principaux pays, sous la pression du lobby militaro-industriel, en faveur de l'augmentation des budgets militaires. Je suis prêt à argumenter contre une telle politique de course-poursuite avec l'investissement militaire fou des Etats-Unis. Mais ici, en amont de cette question, nous devons clamer de nouveau qu'est inadmissible son inscription dans la Constitution. Il en est de même pour le § 7 du même article qui décide que «Pour mettre en úuvre une coopération plus étroite en matière de défense mutuelle, les Etats membres participant travailleront en étroite coopération avec l'OTAN».

Qu'opposent à tout cela les défenseurs du projet ? Ils ne parlent généralement que d'institutions, évitant d'aborder le fond. Et lorsqu'ils y sont contraints, ils tentent de valoriser d'autres passages, d'autres articles. Bien évidemment, je n'ai pas cité tout le projet. Mais nous savons bien que tout n'a pas la même portée. Les déclarations en faveur de la paix, du commerce équitable ou du développement durable ne sont pas un contre-poids. Nous sommes instruits par 50 ans de vie communautaire sur la base de traités qui ne se bornaient pas à affirmer le marché et la libre concurrence. C'est pourtant cela qui a structuré la politique européenne. Ce que j'ai extrait ne représente pas l'intégralité du projet de Constitution, il en constitue la colonne vertébrale. Cela suffirait puisqu'est ainsi ligotée d'avance toute tentative de mener des politiques européennes différentes.

Le maintien de l'architecture institutionnelle antérieure

L'architecture générale du système reste la même pour l'essentiel, en un peu plus compliqué.

Relevons d'abord les évolutions positives. J'en vois cinq. L'adhésion aux Communautés puis à l'Union européenne était un acte sans retour: n'existait ni la possibilité d'exclure un Etat ni celle de se retirer. J'avais montré les inconvénients de cette situation et proposé l'introduction de ces deux possibilités. C'était jugé juridiquement difficile et pratiquement impossible. Les A I-58 et I-59 introduisent la suspension des droits d'appartenance à l'Union et le retrait volontaire. Positive, bien qu'insuffisante, est également la proposition relative à l'application du principe de subsidiarité. Je ne reprends pas ici la critique de la rédaction du principe (Propositions... pp. 436s), mais la question du contrôle. Considérant que l'appréciation du niveau pertinent de l'action publique n'est pas un problème juridique mais politique, je plaidais pour l'intervention des organes politiques, notamment les parlements, pour le contrôle du respect de la subsidiarité. Ce fut également regardé comme irréaliste et impraticable. C'est désormais introduit par le protocole spécifique selon lequel un tiers des parlements nationaux peuvent obliger la Commission à réexaminer une de ses propositions. C'est positif, mais insuffisant puisque la Commission, après réexamen, peut maintenir sa proposition et qu'en fin de compte c'est la CJCE [Cours de Justice des Communautés européennes, instituée en 1952 par le Traité de Paris] qui tranche. Je maintiens qu'une majorité de parlements nationaux doit pouvoir faire échec à une mesure qu'elle estime méconnaître le principe de subsidiarité.

Les citoyens de l'Union pourront intervenir grâce au § 4 de l'A I-46. C'est un progrès, mais sérieusement borné. Contrairement à ce qu'affirment certains commen- taires, cet article n'introduit pas le référendum d'initiative populaire qui permettrait l'adoption d'une décision: un million de citoyens qui considèrent qu'un acte juridique de l'Union est nécessaire aux fins de l'application de la Constitution peuvent inviter la Commission à soumettre une proposition appropriée. Ainsi, la proposition doit être nécessaire à l'application de la Constitution: on retrouve la limitation par le contenu de celle-ci. La pétition ne débouche ni sur un référendum dans l'Union ni même sur son examen obligatoire et direct par le Conseil et le Parlement: elle est une invitation faite à la Commission qui, en l'état de la rédaction, peut ne pas donner suite. Surtout, si elle donne suite, elle est maîtresse du contenu de la proposition qu'elle soumet aux instances de décision. Autre avancée, sur laquelle je reviendrai, l'extension du pouvoir de codécision du Parlement européen. Relevons enfin la publicité des séances du Conseil législatif lorsqu'il délibère d'une proposition législative. Elle ébrèche, sans le supprimer, le secret des négociations de sommet.

Pourtant, le caractère fondamentalement antidémocratique du système est maintenu, voire aggravé. Rappelons qu'il tient fondamentalement à trois éléments: l'encadrement minutieux de la décision publique illustré précédemment ; le rôle central de la négociation entre gouvernements très largement affranchis de tout contrôle ; la montée des structures technocratiques devant la difficulté croissante de l'exercice intergouvernemental. Cela est maintenu et même aggravé. Je ne peux reprendre ici des analyses développées ailleurs. L'exemple de la coordination des politiques économiques évoquée plus haut est une illustration suffisante. Voilà des politiques qui doivent respecter le principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, ne peuvent décider d'entrave aux mouvements de capitaux, etc. Les ministres adopteront au niveau européen, dans le respect de ce principe, des orientations générales qui s'imposeront ensuite à tous les Etats membres. Le double mécanisme interdisant le débat politique est limpide. L'encadrement, sur le fond, par le traité facilite l'adoption d'orientations néolibérales et gêne considérablement l'adoption d'orientations contraires. Vu la difficulté institutionnelle à revenir sur une décision européenne, on voit aussi comment ce jeu de cliquet pousse toujours dans la même direction. Enfin, cette coordination des ministres complique immanquablement leur contrôle par le parlement national, dont on sait la difficulté y compris pour leurs décisions au plan national.

Mais revenons sur le principe directeur du fonctionnement institutionnel: la négociation intergouvernementale. J'ai toujours défendu que les institutions européennes ne peuvent faire l'impasse sur l'existence des Etats-nations qui restent aujourd'hui le cadre majeur de l'exercice de la citoyenneté. Mais cela ne veut pas dire que la représentation des Etats doive être assurée par les gouvernements. La représentation des Etats peut avoir plusieurs traductions institutionnelles. L'important est la rupture avec un intergouvernementalisme gravement préjudiciable sur le fond des politiques et comme entrave à la construction d'une démocratie européenne (voir Propositions... pp. 267s). Sur le fond parce qu'il se trouve toujours un nombre d'Etats suffisants pour bloquer les avancées (voir le rôle permanent de la Grande-Bretagne tatchérienne ou blairiste contre les avancées sociales). Pour la démocratie d'un quadruple point de vue: il fonctionne naturellement selon les formes de la diplomatie traditionnelle, c'est-à-dire d'abord le secret ; il amplifie l'autonomisation des exécutifs déjà à l'úuvre dans le cadre des Etats ; son inadaptation croissante favorise le pouvoir technocratique ; il masque, sous couvert de divergences d'intérêts nationaux, les débats qui devraient animer la vie politique européenne orientation politique contre orientation politique. Or faire apparaître l'opposition d'orientations européennes est un enjeu majeur de la démocratisation de l'Europe. Cela suppose que les instances dirigeantes de l'Europe portent explicitement de telles orientations.

Le projet de Constitution confirme l'actuel équilibre institutionnel et donc l'intergouvernementalisme. L'A 20 confirme que le Conseil européen (chefs d'Etat et de gouvernement) définit les orientations et les priorités politiques générales de l'Union et fonctionne en général au consensus. La grande innovation est l'élection d'un président du Conseil européen. C'est indiscutablement un renforcement de celui-ci, qu'il ne faut toutefois pas surestimer: les chefs des grands Etats ne se laisseront pas diriger par ce président-là. On tente un retour en arrière temporel avec la tentative de donner plus de cohérence au travail du conseil des ministres. L'extension du vote à la majorité qualifiée prive, dans les domaines concernés, chaque Etat de son droit de veto, sauf en pratique pour les «grands». Elle n'entraîne nullement un dépassement de la négociation intergouvernementale.

Chacun sait que la Commission joue un rôle important et politique. Obstacle à l'émergence du débat démocratique: elle n'était pas désignée sur la base d'une orientation, mais au consensus des Etats. Cette situation n'est pas vraiment modifiée. Le président de la Commission reste désigné par consensus des Etats avec droit de veto du Parlement. La proposition du Conseil doit tenir compte des élections au Parlement européen. Certains croient tenir là l'assurance que la Commission sera désormais un exécutif politique déterminé par la majorité du Parlement. C'est oublier que ce sera d'abord une négociation entre gouvernements. Ils retiendront, comme par le passé, une personnalité centriste susceptible de ne pas heurter le Parlement: centriste de droite ou de gauche. Le président désigné acquiert quelque marge de manúuvre dans la composition de la Commission. Il pourra choisir 13 personnes entre trois propositions par Etat (dont une femme) avec droit de veto du Parlement. Tous les Etats ne sont pas représentés ; un système de rotation est institué qui doit permettre d'obtenir une Commission reflétant «de manière satisfaisante l'éventail démographique et géographique de l'ensemble des Etats membres» (A 25 et 26). Pour la composition de la Commission, on ne tient plus compte de la majorité du Parlement. Tout cela reste fort loin de l'identification politique nécessaire de l'exécutif. La commission conserve en outre son monopole de proposition.

La codécision parlementaire est étendue. Cette extension du pouvoir d'intervention du Parlement, seule instance politiquement désignée est positive. Il faut pourtant en mesurer les limites. L'architecture institutionnelle ne dote pas le Parlement d'un véritable pouvoir législatif. Les Etats sont, avec la Commission, au cúur de la fabrication de la loi européenne par les très longues négociations de leurs administrations et l'arbitrage final des ministres, voire des chefs d'Etat et de gouvernement. Dans cette situation déséquilibrée, le Parlement dispose en fait d'un droit de veto sur les accords intergouvernementaux. Le désaccord maintenu entre Conseil des ministres et Parlement entraîne le retrait de la décision. Cet accroissement des pouvoirs du Parlement est ainsi payé globalement par les institutions politiques européennes d'un risque supérieur de paralysie. Le veto parlementaire ajoute à la difficulté de prendre une décision intergouvernementale à 15 ; situation bientôt aggravée par l'élargissement. La perversité de ce système est grande: elle ne laisse le choix qu'entre l'impotence et le transfert de la décision vers les organes technocratiques.

L'intergouvernementalisme ne constitue pas une protection contre les politiques libérales européennes. L'expérience le montre. Les libéralisations avancent. C'est le reste, ce que nous souhaiterions, qui stagne.

Il devait y avoir simplification des actes juridiques, on a la complication. On passe de 5 types d'actes à 6 et en vérité à 8 car il y a trois types de règlement.

Voilà pour le général. Reste le particulier. Par exemple, l'unanimité des Etats est requise pour «établir des mesures qui constituent un pas en arrière en ce qui concerne la libéralisation des mouvements des capitaux à destination ou en provenance des pays tiers» (A III-46). Unanimité aussi pour les «mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle» (A III-5). L'A III-63 (nouveau) soumet l'adoption de mesures de lutte contre la fraude fiscale relative à l'impôt sur les sociétés à la double condition d'unanimité et «qu'elles soient nécessaires pour assurer le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence» ! En dérogation à la règle générale, l'unanimité est également requise pour les normes relatives à la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, la représentation et la défense collective des travailleurs et les conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers en séjour régulier sur le territoire de l'Union (A III-104 § 3). Idem pour toute une série de mesures relatives à l'environnement (A III-125). Cela veut dire, en pratique, qu'aucune mesure significative ne sera prise dans ces domaines.

Pour conclure

Nous avons besoin d'Europe pour peser sur la marche du monde et reconquérir des capacités de choix politique et donc de démocratie. Mais la construction européenne actuelle n'est pas l'Europe dont nous avons besoin car elle est construite sur la primauté du marché et de manière non démocratique, par le haut et la négociation entre les gouvernements. Le premier aspect n'a pas été corrigé mais aggravé au fil du temps par les traités successifs: l'Acte unique, Maastricht, Amsterdam. Le projet de Constitution tente de faire légitimer non seulement les bases déjà inscrites dans le traité de Rome fondateur, mais en plus l'intégration de ces transcriptions ultérieures de la dérive néolibérale. Sur le second aspect des modifications contrastées ont été apportées: montée en puissance du Parlement d'un côté, création de la BCE incontrôlée de l'autre. Mais le cúur du dispositif institutionnel, l'intergouvernementalisme plus la technocratie, a été maintenu. Et ses effets négatifs sont aggravés par chaque élargissement.

Par crainte d'une crise,0 une partie de la gauche a accepté l'Acte unique, Maastricht et leur suite. Renouveler cette attitude aujourd'hui serait lourd de conséquences. D'une part, cela laisserait les partisans du repli national seuls porte-parole du refus de cette Constitution inacceptable. D'autre part, ce serait se condamner durablement à l'impuissance contre l'Europe libérale et antidémocratique. L'espoir de réorienter l'actuelle construction européenne par des modifications partielles de cet ensemble est voué à l'échec. Il n'y aura pas de réorientation sans ouverture d'une crise parce que c'est sa matrice même qui doit être remise en cause. Seule une crise permettra un débat en profondeur sur les fondements de l'Europe à construire.

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