N°12 - 2003 Jénine: une enquête indispensable Ramzy Baroud Searching Jenin: Eyewitness Accounts of the Israeli Invasion 2002 Cune Press, Seattle, 2003 Plus d'une année s'est écoulée maintenant, depuis que l'armée israélienne a envahi le camp de réfugiés de Jénine, a détruit ses maisons, tué beaucoup de ses habitants, et commis l'un des pires crimes de guerre de l'Intifada en cours, l'Intifada al-Aqsa. Grâce à une campagne réussie de distorsion et de manipulation des preuves, le Ministère israélien des affaires étrangères, avec l'aide des Etats-Unis, a réussi à cacher au monde les horreurs de Jénine, et pire encore, à intimider quiconque ose dire la vérité sur ce qui s'est passé là-bas. Voici où se situent la signification et la portée de ce livre. Searching Jeninest le premier compte rendu systématique, grâce à des témoignages oculaires, des événements d'avril 2002. Deux autres livres ont été publiés en arabe, mais c'est le premier à l'être en anglais. Il replace les événements dans le contexte. Il met en lumière la vraie nature du crime, tout en ne tombant pas dans le piège tendu par les Israéliens, qui ont réussi à attirer la commission d'enquête des Nations unies dans une prétendue discussion académique sur la façon de décrire un massacre. Jénine n'a pas été seulement un massacre, c'était un acte inhumain d'une barbarie inimaginable, comme ce livre le fait clairement ressortir. Ramzy Baroud, dans sa préface, fait remarquer fort justement que le livre ne répondra pas à la question de savoir combien de gens ont été tués. Il ne couvrira pas davantage tous les aspects de ce crime. Mais il délivre le message suivant, comme le dit un des témoins: «Ce que j'ai vu, ce sont des crimes, parfois plus grands qu'un tremblement de terre.» Et cela n'est pas une simple impression: toutes les facettes des actions israéliennes à Jénine peuvent être clairement identifiées comme des crimes de guerre, selon la convention de La Haye... Parfois, au premier abord, les témoignages semblent ne pas en dire assez, comme si les survivants désiraient réprimer l'horreur plutôt que de la dire dans sa totalité. Mais l'économie de mots est souvent encore plus révélatrice de ce qui s'est passé. Rafidia al-Jamal est d'une certaine façon très laconique dans son témoignage, mais toute l'étendue de l'atrocité apparaît dans une phrase très courte qu'elle prononce. Ainsi, quand elle raconte comment elle a désespérément empêché son mari, qui lui avait sauvé la vie un moment plus tôt, de partir à la recherche de sa súur: «N'y va pas, lui ai-je dit, elle est morte.» Et elle ajoute ensuite sèchement: «Mes enfants font des cauchemars.» D'autres témoins, en particulier les mères, éprouvent le besoin de développer quand il s'agit des cauchemars de leurs enfants. Chacune avec sa façon de faire face à leur tourment persistant. Dans toute la Cisjordanie, et pas seulement à Jénine, des mères ont passé des nuits sans sommeil avec des enfants terrifiés pour avoir été témoins directs de la brutalité. A Jénine, Farid et Ali Hawashin sont des victimes typiques de cauchemars incessants, qui, selon leur mère, les hantent même en plein jour. En ce qui les concerne, c'est surtout le bruit qui perturbe leur tranquillité d'esprit: celui du haut-parleur qui est arrivé chez eux vers minuit, celui de l'entrée brutale dans leur maison, celui des hommes implorant les soldats avant d'être jetés dans la rue, et ensuite, le pire, celui es tirs, des gémissements des blessés et du silence des morts. Le bruit et la mort se répètent dans tous les témoignages de ce livre. Avec ces témoignages auditifs et visuels, l'enquête sur Jénine continue à travers ce document très fort. C'est une recherche de la vérité, mais aussi d'autres choses. C'est la recherche de gens aimés qui ont disparu, longtemps après la fin du massacre. Ensuite, il y a la recherche d'un remède à la douleur du cauchemar. Et ces quêtes sont bien plus importantes que la question de savoir combien de personnes exactement sont mortes à Jénine. Même s'il n'y a pas de réponse à cette question, on sent que c'est le rapport qui fera le plus autorité. Chaque lecteur retirera quelque chose de différent de ce livre. Pour moi, en tant qu'Israélien, ce qui est le plus dérangeant et le plus convaincant c'est la description du comportement des soldats. C'est l'histoire d'une déshumanisation qui a fait rage à Jénine. Cela est parfaitement incarné dans les chroniques de Nidal Abu al-Hayjah rapportées par Ihab Ayadi. Après que Nidal a été blessé, alors qu'il gisait en appelant à l'aide, quiconque essayait de s'approcher pour l'aider était pris pour cible par des soldats israéliens. Il a saigné à mort comme beaucoup d'autres. Techniquement, il n'a pas été massacré, il a été torturé à mort. La précision mortelle des tireurs, comme moyen d'empêcher les opérations de sauvetage, est rapportée par d'autres témoignages dans ce livre... Ce mode d'action a été et est toujours mis en úuvre partout où il y a une opération israélienne dans les territoires occupés... Il y a des façons de s'opposer à l'inhumanité de l'occupant. Voilà pourquoi des mères parlent fièrement des bébés nés après le massacre. La jeune femme enceinte Sana al-Sani a décidé d'appeler son bébé, si c'était une fille, Zuhur, qui signifie «fleurs». Ce souhait est exprimé dans le livre après que Sana évoque un des plus horribles souvenirs racontés dans l'ouvrage. Son mari a été massacré sur les marches de sa maison, et pourtant ce n'est ni la vengeance ni le châtiment qui guide Sana, mais le rêve d'avoir une vie différente. Mais est-ce que les fleurs comme la fille de Sana peuvent fleurir encore dans le «camp des martyrs», comme les survivants ont appelé ce qui fut un jour leur maison ? Les fleurs devront surmonter la désolation et le dépouillement. La plupart des maisons ont été détruites au cours de l'invasion. L'armée israélienne, après avoir chassé les forces de la résistance, a placé son artillerie près de la mosquée et a bombardé tout le camp sans distinction. De plus, pour s'épanouir là où la mort a régné, l'odeur devra d'abord s'évaporer... C'est un livre qu'il faut lire, même si c'est difficile. La campagne contre la déshumanisation incessante des Palestiniens dans les territoires occupés ne peut pas se baser sur des slogans et des accusations générales. Il doit y avoir des réquisitoires, comme celui que nous avons là. Espérons qu'ils soulèveront bientôt une indignation publique suffisante pour pousser les gouvernements du monde entier à rivaliser dans leurs actions afin de sauver le peuple palestinien, avant qu'il ne soit trop tard. Ilan Pappe, historien, professeur à l'Université de Haïfa Haut de page
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