N°12 - 2003
L'aboutissement d'une politique qui vient de loin Force et vulnérabilité des USA Louis Gill* Avec le déclenchement de l'agression contre l'Irak malgré l'opposition du Conseil de sécurité de l'ONU et en violation du droit international, les États-Unis ont franchi un pas qualitatif dans l'escalade des moyens entrepris pour imposer leur superpuissance économique, politique et militaire au reste du monde. Ce pas constitue pourtant l'aboutissement d'une politique qui cherchait déjà à s'exprimer, quoique de manière encore timide, dès leur émergence comme puissance hégémonique devant se substituer à la Grande-Bretagne entre les deux Guerres mondiales. Le président Woodrow Wilson avait alors déclaré que les États-Unis fourniraient au monde le gouvernement unique dont il avait besoin. Cette politique a marqué, après la Deuxième guerre, les quarante-cinq années d'opposition à l'Union soviétique, au cours desquelles les États-Unis, selon les paroles de l'ex-président Richard Nixon, estiment avoir agi «en fondés de pouvoir de toute la civilisation occidentale». Elle n'a cessé de s'affirmer depuis l'effondrement des régimes staliniens d'Europe de l'Est et de l'Union soviétique à partir de 1989. Cette prétention à agir comme «fondés de pouvoir de la civilisation occidentale» a toujours été liée à l'approvisionnement en matières premières, en particulier en ressources pétrolières. Il est opportun de rappeler la doctrine proclamée en 1980 par le «pacifiste» James Carter, prix Nobel de la paix, alors qu'il était président des États-Unis: toute tentative d'obstruction de la distribution de pétrole serait considérée comme une menace visant les intérêts vitaux des États-Unis et de ses alliés, et tous les moyens nécessaires pour repousser cette menace devraient être employés, y compris la force militaire. Après la guerre du Golfe arabo-persique, à la faveur de la dislocation de la Yougoslavie, c'est dans un premier temps par l'élargissement du cadre et de la mission de l'OTAN, transformée en force d'agression multinationale sous leur commandement, avec l'accord servile de l'ensemble des pays capitalistes dont plusieurs étaient dirigés en Europe par des gouvernements se réclamant de la gauche, que les États-Unis ont imposé leur hégémonie, pesant en particulier de tout leur poids pour empêcher la constitution d'un système européen de défense. C'est par OTAN interposée, devant laquelle le Conseil de sécurité de l'ONU avait abdiqué en lui confiant le mandat de faire appliquer ses résolutions sur la Bosnie, que les États-Unis ont imposé leur loi dans ce conflit, pour se substituer ensuite entièrement aux Nations Unies dans la crise serbe et s'engager unilatéralement dans une guerre d'agression non déclarée contre la Serbie malgré l'opposition de la Chine et de la Russie et sans résolution du Conseil de sécurité de l'ONU. Répétition générale en vue de l'intervention actuelle en Irak ? Un nouveau pas, décisif, allait être franchi avec la riposte aux attentats terroristes du 11 septembre. Ayant défini ces attentats comme «un acte de guerre» contre les États-Unis, le président Bush s'autorisait à y riposter militairement, prenant cette fois directement à sa charge, sans interposition de l'OTAN, l'agression militaire de l'Afghanistan et ordonnant aux pays alliés la marche à suivre à la faveur de l'ultimatum: «Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous». Le rappel de ces faits permet d'apprécier la nature des derniers pas franchis. Ils s'inscrivent dans une continuité, même si leur ampleur et leur gravité leur donnent des traits de fuite en avant. Au Moyen-Orient, première étape d'une mise au pas générale Sous des allures favorables au multilatéralisme, les États-Unis avaient jusqu'ici systématiquement joué la carte de l'action «coalisée», dans un cadre où ils avaient toujours l'initiative des actions menées et où celles-ci étaient placées sous leur commandement. Le coup de force du déclenchement unilatéral de la guerre «préventive» contre l'Irak a montré qu'ils étaient prêts à se passer du traditionnel multilatéralisme de façade pratiqué jusqu'alors pour poursuivre, sous de faux prétextes dont personne n'est dupe, un double objectif. Celui du contrôle vital de leur approvisionnement en pétrole, avec la remise en selle des sociétés pétrolières états-uniennes maintenues à l'écart des ressources irakiennes depuis plus de dix ans par la loi Fédérale sur les sanctions, et de mise sous tutelle politique de l'Irak comme première étape d'une mise au pas de l'ensemble du Proche et du Moyen-Orient. Ce double objectif se confirme au vu des premiers gestes posés, tant sur le plan économique, par l'annonce de la volonté d'octroyer les contrats de reconstruction de l'Irak aux seules entreprises états-uniennes, que sur le plan politique avec le dévoilement du plan de mise en place d'un gouvernement «après Saddam» dirigé par un général de l'armée des États-Unis chapeautant un réseau de ministères, tous dirigés par des états-uniens auxquels seraient associés des conseillers irakiens, dans un cas comme dans l'autre en évacuant l'ONU. Il se confirme aussi par les «avertissements» servis à la Syrie à la suite de ses engagements déclarés de se placer «du côté de ses frères irakiens victimes d'une invasion illégale et injustifiable». Ces gestes font apparaître comme encore plus dénuée de fondement la prétendue action concertée dont les États-Unis se réclament en invoquant l'appui d'une pseudo-coalition d'une trentaine de pays de poids relatif secondaire voire mineur sur la scène mondiale, dont bon nombre sont des dictatures ou ont été soumis au chantage, et de quinze autres pays qui «préfèrent conserver l'anonymat», alors que la plupart de leurs alliés traditionnels ont refusé de les suivre, y compris leurs voisins immédiats et partenaires au sein de l'ALENA, le Canada et le Mexique. Il faut aussi apprécier les développements récents sur le terrain militaire à la lumière des manifestations de l'arrogance du puissant en dehors du champ de bataille: mépris des institutions internationales, de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre, refus de reconnaître la Cour pénale internationale chargée de juger et de condamner pays et individus en cas de crimes de guerre, refus de signer le protocole de Kyoto sur les gaz à effet de serre. Ardents défenseurs du libre échange en paroles, les États-Unis en ont renié les principes chaque fois qu'il en allait de leurs intérêts, en recourant à des mesures protectionnistes pour limiter les importations d'acier en provenance de l'Union européenne, de la Russie et du Japon et les importations de bois d'úuvre et de blé en provenance du Canada, et en octroyant de généreuses subventions à leurs fermiers, tournant ainsi le dos aux engagements pris en 2001 à Doha, au Qatar. Pour tenter de réparer les pots cassés au sein du camp impérialiste, où l'alignement sur les États-Unis a été remis en question, mais surtout pour tenter de donner une légitimité à une éventuelle occupation militaire prolongée de l'Irak et en faire partager l'énorme coût à d'autres pays, Colin Powell, au moment où les troupes des États-Unis sont aux portes de Bagdad et que la victoire lui paraît imminente, a amorcé une première démarche. Fait significatif, il l'a fait à l'OTAN, laissant entendre qu'il y aurait une place dans la reconstruction de l'Irak pour certains alliés des États-Unis, mais n'acceptant pas de reconnaître à l'ONU plus qu'un rôle d'administration de l'aide humanitaire. Il est donc à prévoir que les tensions inter-impérialistes ne se résorberont pas vite, d'autant plus que le principal allié des États-Unis, la Grande-Bretagne, a exprimé un certain accord avec les autres pays de l'Union européenne pour réclamer que la reconstruction soit placée sous l'égide de l'ONU. Ces tensions s'intensifieront si la répartition de la manne pétrolière se fait à l'avantage des seules sociétés des États-Unis et que les pays comme la France et la Russie, dont les intérêts pétroliers actuels en Irak sont majeurs, en sortent perdants. Les contrats signés au cours de la dernière décennie malgré les sanctions de l'ONU et les négociations en cours, impliquant principalement la France et la Russie, mais aussi la Chine, l'Inde et le Canada, risquent en effet d'être déclarés illégitimes et annulés sous une tutelle des États-Unis sur l'Irak. Principaux créanciers de l'Irak, la France et la Russie sont également menacées du fait qu'en tant que futurs «fondés de pouvoir» de l'Irak, les États-Unis souhaiteraient que la dette extérieure de l'Irak, qui s'élève à plus de 100 milliards de dollars, soit annulée de manière à ne pas avoir à en assumer la responsabilité. Les intérêts de la France et de la Russie n'ont sans doute pas été étrangers à l'opposition que ces deux pays ont livrée aux États-Unis au sein du Conseil de sécurité, sans vouloir faire abstraction des considérations politiques qui ont contribué à fonder cette opposition. Si secoué soit le front impérialiste par de tels affrontements actuels et potentiels, il serait faux de croire à la possibilité d'une résurgence de conflits armés inter-impérialistes, du moins dans un avenir prévisible, l'inégalité des forces étant gigantesque entre la superpuissance des États-Unis et les autres pays. Une forte instabilité, qui a déjà commencé à se manifester dans plusieurs pays arabes, est par ailleurs sans nul doute à prévoir au Proche et au Moyen-Orient, surtout si ce sont les États-Unis, comme tout laisse croire qu'ils voudront le faire, qui exercent une tutelle politique sur l'Irak. La guerre ne va pas relancer l'économie, au contraire Même si son influence n'est pas encore déterminante, il ne faut pas sous-estimer l'opposition qui s'exprime à l'intérieur même des États-Unis, tant dans les sphères dirigeantes que dans de larges couches de la population, une opposition qui ne pourra qu'aller en s'accroissant si la campagne militaire actuelle et une éventuelle occupation prolongée du territoire irakien après la chute du régime devaient faire de nombreuses victimes dans l'armée états-unienne, et que le front devait se déplacer vers un ou d'autres pays de la région, l'Iran et la Syrie étant déjà depuis longtemps pointés du doigt. Cette opposition est également susceptible d'être alimentée par un éventuel approfondissement des difficultés économiques actuelles et par une poursuite de la déprime boursière qui a déjà détruit les épargnes d'une vie entière pour nombre de personnes dont les régimes de retraite reposent sur la croissance boursière. Peut-on compter à cet égard sur la croissance en cours des dépenses militaires pour surmonter les tendances actuelles à la récession ? Je ne le pense pas. Même si les dépenses militaires prévues dans l'actuel exercice budgétaire sont, à 400 milliards de dollars, supérieures aux dépenses militaires de tous les autres pays réunis, ce montant, si élevé soit-il, ne représente toutefois que 3,5 % du PIB. À des fins de comparaison, il était en moyenne de 38 % au cours des trois dernières années de la Deuxième Guerre mondiale, de 13 % en moyenne pendant la guerre de Corée et de 8 % en moyenne pendant la guerre du Vietnam. Ces fortes dépenses militaires avaient contribué à faire passer le taux de croissance du PIB à une moyenne de 11 % par année de 1940 à 1945, de 6 % par année de 1950 à 1954 et de 4,5 % de 1964 à 1973. Le taux de chômage pour sa part était passé de plus de 14 % en 1940 à 1 % en 1944, de 5 % en 1950 à 3 % en 1953 et de 4,5 % en 1965 à 3,5 % en 1969. Dans la guerre actuelle, à moins d'une forte intensification des hostilités, ce qui n'est pas à prévoir compte tenu de la force militaire nettement inférieure de l'Irak, on ne peut s'attendre à un tel effet de relance des dépenses militaires, ni de celui des activités de reconstruction d'après la guerre. Leurs avantages seront largement compensés par les coûts élevés du maintien d'un important niveau de troupes d'occupation pendant plusieurs années, évalués par l'Office du Congrès sur le budget à 500 milliards sur dix ans pour des effectifs de 200 000 militaires. Pour l'instant, c'est plutôt l'effet contraire que produit la guerre, par la baisse de confiance qu'elle entraîne et l'incertitude qui se traduit par la faiblesse et les oscillations du marché boursier. Ici, les analystes financiers se voudraient rassurants. On devrait selon eux s'attendre à une nouvelle forte hausse des marchés boursiers du fait qu'un montant équivalent à près de 30 % de la capitalisation boursière, est actuellement investi sur le marché monétaire, c'est-à-dire dans des titres gouvernementaux. Ce sont des placements sûrs à court terme mais à bas rendement, faits dans l'attente de pouvoir se réinvestir dans le marché potentiellement plus lucratif des actions dès que l'incertitude sera résorbée. Pour apprécier une telle conjecture il faut rappeler qu'aux États-Unis, 45 % de la «dette détenue par le public» est détenue par des étrangers qui, s'ils décidaient pour quelque raison que ce soit, y compris pour des raisons de tension politique, de retirer massivement ces fonds, provoqueraient une puissante crise de financement d'une économie qui a développé au cours des décennies une remarquable dépendance face à l'étranger. Cette portion de la dette publique détenue à l'étranger n'est qu'une composante de la position déficitaire nette de quelque 2 500 milliards de dollars des États-Unis à l'égard de l'étranger, toutes catégories d'investissement confondues. Dominant de manière écrasante le reste du monde et drainant ses ressources, les États-Unis n'en sont pas moins d'une grande vulnérabilité. * Professeur et syndicaliste à Montréal, auteur de Fondements et limites du capitalisme,Boréal, Québec, 1996. Haut de page
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