N°12 - 2003
Iran La guerre et les luttes de classe Yassmine Mather* Etant donné la brièveté des délais impartis pour répondre aux questions, je vais me limiter à l'Iran. Depuis le début de l'invasion américano-britannique de l'Iraq, le gouvernement islamique iranien a déclaré qu'il suit une politique de «neutralité active». Cependant, dans la mesure où nombre des alliés des États-Unis pour un «changement de régime en Irak» sont, en Iran, des exilés, et comme l'Iran est le seul pays de la région où l'État n'a fait aucune tentative d'«organiser» une protestation contre la guerre avant même le début des hostilités, beaucoup doutent de la sincérité de cette déclaration. Le gouvernement a finalement organisé une manifestation le 27 mars, plus d'une semaine après le début des hostilités, alors qu'enflait le soutien populaire aux blessés civils et que l'on commençait à douter d'une victoire rapide des Anglo-américains. En dépit de sa rhétorique constante contre l'Ouest, loin d'être «neutre», le gouvernement religieux de l'Iran a soutenu les plans politiques des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans la région. Le régime n'a évidemment pas manqué de proclamer qu'il était contre «l'agression des États-Unis», mais il l'a fait tout en poursuivant des discussions approfondies avec le gouvernement britannique concernant le «changement de régime» en Irak. Le régime islamique de l'Iran veut s'assurer du rôle que joueront ses alliés parmi les Shias et les Kurdes d'Irak dans la future administration de Bagdad. L'isolement international de ce régime, mais aussi son impopularité en Iran même ne lui laissent pas d'autre choix que de soutenir les efforts de guerre des États-Unis et de Grande-Bretagne, même si certains, dans le sein même du régime et en dehors ont estimé que cette politique ressemblait à des «dindes qui voteraient pour Noël» Une erreur semblable a été commise en 2001, lorsque l'Iran a soutenu l'agression américaine en Afghanistan, espérant tirer profit des changements dans la région. Cela n'a pas empêché Bush, aussitôt cette guerre terminée, de placer l'Iran dans l'«Axe du Mal», l'administration américaine précisant depuis qu'il se situait tout en haut de la liste de ses prochaines cibles. Pourquoi le régime islamique iranien adopte-t-il une telle position, impopulaire à l'intérieur et isolée sur la scène internationale ? Vingt-trois ans après avoir pris le pouvoir, le clergé iranien gouverne un pays où l'écart entre riches et pauvres n'a jamais été aussi profond. Les statistiques officielles estiment le chômage à 16 %: la vérité se situe bien au-delà. Des centaines de milliers d'ouvriers n'ont perçu aucun salaire dans les derniers mois ; le revenu de plus de 70 % de la population se situe en dessous du seuil de pauvreté. La consommation de cocaïne, la prostitution, y compris celle des enfants sont parmi les questions sociales qui menacent directement l'existence de la société iranienne. L'expérience dite de la «réforme de l'intérieur» du gouvernement islamique, qui a débuté avec l'élection de Katami en 1997, est considérée aujourd'hui comme un échec total, et ce, aussi bien par ses partisans que par ses adversaires. Après plus de deux décennies de loi fondamentaliste, l'Iran présente le plus puissant mouvement d'opposition séculière de tout le Moyen-Orient, et la plupart des gens identifient le gouvernement des «religieux» comme leur ennemi principal. Banqueroute de l'Islam politique en Iran Si la révolution iranienne a marqué le début de la montée en puissance de l'«Islam politique», son échec en Iran, et la montée en force du mouvement d'opposition séculier signalent le début de sa chute dans ce pays. Le clergé qui a pris le pouvoir en 1979 est devenu l'État, et, en l'absence de toute politique économique islamique, cet État est devenu un État capitaliste du Tiers-monde parmi d'autres, gouverné par des dictateurs. Les dettes massives vis-à-vis du FMI et de la Banque mondiale contraignent le gouvernement à suivre le programme économique dicté par le capitalisme mondialisé. Les privatisations, le chômage et les désastres sociaux qui leur sont associés constituent le quotidien de l'Iran. Tous les jours, des milliers d'ouvriers qui n'ont pas reçu de salaires depuis six mois, voire trois ans, manifestent hors de leurs lieux de travail. Les ouvriers au chômage, les victimes des privatisations (politique exigée par le FMI et la Banque mondiale, conditions mises aux milliards de prêts accordés au régime islamique) figurent parmi les opposants les plus déterminés. La jeunesse et les femmes, qui ont souffert de l'intervention de la religion dans tous les domaines de leur vie privée, se joignent aux forces qui s'opposent au régime. La montée en puissance du mouvement fondamentaliste islamique en Iran doit beaucoup à la jalousie des marchands du bazar, incapables de constituer des fortunes comparables à celles, colossales, accumulées par les bourgeois industriels dans le régime précédent. Cette jalousie vis-à-vis du capital de «monopole» les a amenés à soutenir le clergé, qui est leur représentant idéologique traditionnel. Une fois au pouvoir, et pour survivre et prospérer au sein du capitalisme international, cette bourgeoisie devait inévitablement remplacer la bourgeoisie qu'elle avait déposée. Dans certains cas, lorsque l'expertise et le capital international étaient nécessaires à l'État islamique (l'État nationaliste), celui-ci a invité les capitalistes exilés ; parfois, il s'est efforcé de les remplacer. Les mêmes qui avaient maudit le consumérisme et l'accumulation occidentaux sont devenus des consommateurs et, comme la modernité est à la fois irréversible et universelle, les marchands du bazar d'Iran, qui étaient si farouchement contre «l'Ouest» dans les années 1970, sont devenus les principaux capitalistes. L'économie d'un État capitaliste a besoin d'une société organisée. La plupart des conflits internes au régime islamique qui se sont déroulés dans les années 1990-2003 traduisent la lutte contre ce qu'il y a d'inadapté dans un État religieux pour survivre au sein de l'ordre économique actuel. On trouve d'un côté ceux qui croient toujours en un gouvernement guidé par la Chari'a, de l'autre ceux (appartenant aussi aux forces religieuses) qui ont décidé que, pour survivre, il faut absolument aboutir à établir complètement des lois d'État capitaliste. Le président actuel appartient à cette dernière tendance. D'autres désaccords se sont fait jour, typiques des cercles dirigeants, au sein des Majles islamiques, opposant les défenseurs du rôle de l'État et les défenseurs du libre marché. Dans les domaines économique et politique, le premier État islamique a été avant tout une dictature capitaliste avec une coloration «nationaliste» plutôt que religieuse. C'est ce que reflètent l'opposition à cet État et les luttes de classe du peuple iranien. La politique étrangère iranienne La politique étrangère iranienne n'a jamais été une politique «anti-impérialiste», bien au contraire: elle a plutôt été le prolongement de la politique du Shah, poursuivant l'objectif de devenir un pouvoir régional, dominée par la compétition avec la Turquie, le Pakistan, l'Irak et l'Arabie saoudite, le tout avec des connotations nationalistes. Dans cet objectif, l'Iran poursuit une politique étrangère pragmatique plutôt qu'une politique islamiste, en dépit de toute la rhétorique développée par ses dirigeants. Dans la compétition féroce avec la Turquie, l'Iran a par exemple soutenu l'Arménie chrétienne contre l'Azerbaïdjan musulman, tout simplement parce que la Turquie avait soutenu ce dernier. L'Iran s'est opposée au gouvernement des talibans en Afghanistan, prétendant que ceux-ci donnaient une mauvaise image de l'Islam. En réalité, les tenants du Hezbolah au Liban se préoccupent assez peu de donner une image flatteuse de l'Islam... Le problème était ailleurs: l'argent des Saoudiens et des Pakistanais, rivaux de l'Iran dans la lutte pour la domination de l'Afghanistan, venait soutenir les talibans ! L'Iran a conservé des relations raisonnables et des contacts avec Israël, en particulier parce que les ennemis de ses ennemis (les Arabes) doivent rester des amis. Les dirigeants Iraniens ont évidemment fait largement état de leur soutien aux Musulmans opprimés du monde entier ; en pratique, leur totale méfiance vis-à-vis des groupes sunnites ne leur laisse d'autre choix que de soutenir une poignée de groupes Shia au Liban (avec le Hezbolah), des minorités de la communauté Shia en Irak et au Pakistan, dont la plupart sont des descendants d'Iraniens. En fait, le régime Iranien a abandonné récemment sa rhétorique islamique, en engageant le dialogue avec la Grande-Bretagne et les États-Unis à propos de la guerre en Afghanistan, ou en soutenant cette année, de manière voilée, le «changement de régime» en Irak. Tout cela signale que nous avons affaire à une dernière rupture dans cette politique. La guerre, les luttes des classes et l'avenir de la République islamique en Iran En ce qui concerne l'Iran, et sans se prononcer sur l'avenir au pouvoir du régime islamique, nous sommes arrivés au bout de l'histoire du fondamentalisme islamique. Par ailleurs, de nouveaux égarements menacent aujourd'hui le mouvement révolutionnaire: les illusions vis-à-vis de la démocratie occidentale, et l'égalité des femmes en son sein. Les jeunes, et certains secteurs du mouvement des femmes, bombardés par la propagande occidentale, ont bien des illusions sur la «démocratie occidentale». Des segments de l'opposition, même parmi ceux qui se disent de gauche, ont choisi d'oublier que nombre de problèmes sociaux et économiques qui sous-tendent la nature dictatoriale du régime ont bien plus à voir avec la nature capitaliste de l'État iranien qu'avec ses caractéristiques islamiques, et que cela ne peut être changé au prix d'un simple changement politique. Dans les vingt dernières années, nous avons alerté à plusieurs reprises le mouvement révolutionnaire international de la menace que constituait le fondamentalisme, non seulement en ce qui concerne notre propre existence en Iran, mais aussi comme menace pesant sur la formation de mouvements révolutionnaires authentiques dans l'hémisphère austral, de l'Afrique du Nord à l'Asie du Sud-Est. Nous observons aujourd'hui la fin de l'Islam politique en Iran et en Afghanistan ; la guerre actuelle en Irak ne peut aboutir qu'à une augmentation du soutien apporté aux fondamentalistes islamiques dans les autres pays de cette vaste région. En Iran, l'échec du gouvernement islamique a amené à une ascension sans précédent du sécularisme, et il y a tout lieu de croire que le régime s'y perdra. Mais une agression des États-Unis et de la Grande-Bretagne peut détourner la lutte des classes, et le nationalisme inévitablement associé à une telle agression peut prolonger la vie de ce régime. En tout état de cause, nous avons la responsabilité: 1. d'utiliser l'expérience du gouvernement islamique d'Iran pour expliquer les défauts de l'Islam politique dans les domaines à la fois économique, social (la pauvreté, la corruption, le chômage, la prostitution...) et international (la rhétorique anti-occidentale tenant lieu d'anti-impérialisme authentique, qui ne peut qu'être anti-capitaliste) ; 2. de relier, en Iran, la lutte anti-capitaliste, la lutte de la classe travailleuse, avec les luttes quotidiennes pour la liberté et la démocratie, de montrer que la plupart des problèmes économiques, sociaux et politiques en Iran sont les conséquences inévitables de cette étape du capitalisme. * Animatrice du collectif Workers Left Unity, Iran. Haut de page
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