N°12 - 2003

Une disproportion entre l'ambition et la faisabilité du projet impérialiste

Du projet... à sa réalisation ?

Claudio Katz*

L'invasion de l'Irak a effectivement placé au centre du débat la situation de l'impérialisme contemporain, ce qui exige de caractériser ses principaux traits. L'impérialisme du XXe siècle constitue un mécanisme de domination des capitalistes des pays centraux sur l'ensemble des pays périphériques. Cette oppression s'exerce économiquement par le transfert systématique de ressources, politiquement à travers des processus de re-colonisation et militairement par l'intermédiaire de la présence de troupes d'occupation. L'agression en cours est un coup de force impérialiste parce que ces trois dimensions sont présentes dans l'intention nord-américaine de s'approprier le pétrole, de redessiner la carte de la région et de renforcer le déploiement de bases étrangères au Moyen-Orient.

A n'en pas douter, le conflit inaugure une «nouvelle période d'instabilité» mais le problème majeur consiste à définir le maillon faible de ces déséquilibres. A mon avis, ce point critique se situe dans la disproportion existante entre l'ambition et la faisabilité du projet impérialiste auquel fait face l'administration Bush.

Occuper l'Irak (et menacer la Syrie et l'Iran), ce n'est pas pareil que de s'emparer de la Grenade, de prendre Panama ou de faire une incursion en Somalie. L'Irak est un pays qui a atteint un certain développement économique, technologique et militaire propre et qui ne peut être facilement réduit au statut de colonie. Les États-Unis tentent d'agir comme la Grande-Bretagne au XIXe siècle en envoyant une flotte pour occuper des régions, balkaniser des pays, installer une administration de cipayes pour piller les ressources naturelles. Mais ils n'affrontent pas des populations primitives, des nations à constituer ou des États inexistants, mais des communautés déjà structurées qui, de surcroît, ont une vaste mémoire d'oppression coloniale.

Le premier indice de la viabilité stratégique limitée de l'opération apparaît dans la résistance à laquelle se heurte le Pentagone pour réaliser l'invasion rapide, simple et sans effusion de sang qu'il avait promise. Mais même s'ils parviennent à une conquête achevée du pays, les États-Unis s'affrontent à la perspective d'une résistance soutenue. Leur régime d'occupation peut finir par recréer une grande lutte anticolonialiste.

Mais, le plus important, c'est la portée régionale de cette bataille, car l'invasion est en train de ressusciter les sentiments anti-impérialistes dans tout le monde arabe, qui jusque-là ne se rejoignaient que sur la question palestinienne. C'est pourquoi cette éventuelle «palestinisation» du conflit provoque un tel vertige parmi les artisans de la politique extérieure nord-américaine.

Pas de rapport immédiat avec la conjoncture économique

Je ne crois pas qu'il existe une relation directe entre l'invasion de l'Irak et les déroutes boursières et financières récentes. Ces convulsions sont le produit de l'explosion de liquidités qu'a générée la dérégulation néolibérale de la dernière décennie, et aussi de la vulnérabilité créée par la gravitation du capital financier et la prééminence des créanciers. Mais les promoteurs directs de l'agression n'ont été ni les banques, ni les fonds de pension, mais le lobby pétrolier et le complexe militaro-industriel. Le qualificatif de «parasites» convient à tous ces groupes et aussi au gros de la classe capitaliste.

A mon avis, l'attaque contre l'Irak obéit au besoin qu'ont les États-Unis de réaliser une phase de conquêtes qui réaffirmerait leur hégémonie. De même que le capitalisme nord-américain a été le protagoniste des grandes transformations enregistrées depuis le début des années 1990 (saut qualitatif de la mondialisation, révolution informatique, dérégulation bancaire, re-colonisation de la périphérie, expansion géographique et sectorielle du capitalisme), il est aussi l'artisan principal des coups de force impérialistes.

C'est pourquoi, bien que Bush ait précipité la guerre pour donner un coup d'arrêt à la récession actuelle, son pari n'est pas conjoncturel. Une victoire militaire est devenue indispensable pour essayer de ressusciter la croissance des années 1990, avec stimulants fiscaux pour les groupes les plus puissants et incitations aux investissements des entreprises, fondées sur des remises en cause sociales. La démonstration d'une grande puissance de feu est, par exemple, la manière d'induire un prix du dollar qui préserverait l'entrée des capitaux aux États-Unis et permettrait en même temps une relance des exportations.

Il est faux d'interpréter l'invasion simplement comme une «aventure irrationnelle» des faucons de Rumsfeld. Toute la classe dominante nord-américaine soutient l'agression et la soutiendra tant que l'opération aura des chances de succès. Les divisions n'émergeront avec force que si la guerre s'enlise. Ce soutien de la classe capitaliste révèle que le bellicisme n'est pas qu'un «rideau de fumée» pour distraire la population des difficultés économiques, ou un expédient électoral pour gagner des voix grâce à des discours patriotiques. C'est un besoin métabolique du capitalisme nord-américain.

A cette étape, caractériser ce que sera l'impact économique de la guerre est prématuré. Les pronostics de Wall Street («un conflit bref réactivera les affaires et la prolongation de la guerre affolera le prix du brut») et des groupes impliqués dans l'économie de la mort («la reconstitution de l'Irak stimulera à nouveau le niveau d'activité si les dépenses militaires n'excèdent pas le déficit fiscal») sont très conjoncturels. En perspective, tout dépend du résultat du conflit. Ce dénouement pourrait constituer un virage dans le développement ou dans l'échec définitif de la nouvelle étape du capitalisme qui a semblé se profiler dès les années 1990.

Nature des «fissures dans le front impérialiste» et réactions anti-guerre

Pour clarifier la question des «fissures dans le front impérialiste» et établir des comparaisons par rapport au passé, il convient de mettre en évidence trois traits du conflit. D'abord, il ne s'agit pas d'une guerre impériale dans le sens que Negri assigne à ce terme, puisqu'elle n'oppose pas des forces appartenant à un même capital transnational. Le conflit confirme que les frontières ne se sont pas dissoutes et que les groupes capitalistes continuent de rivaliser sous la protection de leurs États. Il ne faut pas abuser non plus des analogies avec l'empire romain, parce que le fonctionnement et les contradictions du capitalisme contemporain diffèrent complètement des forces prééminentes durant l'Antiquité.

Deuxièmement, l'attaque contre l'Irak ne s'inscrit pas dans la logique des guerres inter-impérialistes qui ont prédominé jusqu'à la moitié du siècle passé, parce que la préparation d'un affrontement guerrier entre les grandes puissances n'est pas en vue. La tentative d'affaiblir un concurrent à travers un coup de force colonial est complètement différente de la préparation à un choc direct. Les États-Unis essaient de faire avorter le projet communautaire de leur concurrent européen et de subordonner définitivement le Japon. Mais pour le moment, quel que soit le dénouement, il ne rendrait pas la crise actuelle semblable à la période qui a précédé la Seconde Guerre, parce qu'aucune puissance ou coalition n'est en condition de préparer un défi militaire aux États-Unis.

C'est pourquoi l'analogie entre Bush et Hitler, que beaucoup de critiques de l'impérialisme opposent à la ridicule parenté entre Saddam et le Troisième Reich que répand la presse nord-américaine, est aussi tape-à-l'œil que fausse. Il est certain que les délires mystiques de Bush rappellent Hitler, et que l'holocauste que peut déchaîner la machine de guerre nord-américaine dépasse tout ce que l'on a connu. Mais la guerre en cours est impérialiste et pas inter-impérialiste. C'est pour cela que je ne crois pas juste de définir l'impérialisme selon la vision classique, comme une étape («terminale» ou non) du capitalisme, ni comme une période scellée par la répartition du monde, à travers des confrontations armées entre les principales puissances. Je crois que nous devrions aussi partir de cette caractérisation pour évaluer les projets du Pentagone contre la Chine et la Russie.

En troisième lieu, le cours de la guerre est en train d'illustrer les limites auxquelles sont confrontés les États-Unis pour agir en tant que puissance super impérialiste, c'est-à-dire sans adversaires significatifs et capables de se passer de grandes alliances pour exercer leur hégémonie.Bien que Bush ait lancé l'offensive contre l'Irak en provoquant une crise inédite à l'OTAN et en mettant en danger l'existence future de l'ONU, les États-Unis ont besoin de reconstruire un réseau sérieux quelconque d'alliances pour agir en tant que puissance dominante, qui dépasse l'actuelle clownerie armée avec de petits pays pour soutenir l'attaque contre l'Irak.

L'élément le plus significatif de l'agression en cours est l'impressionnante réaction internationale contre le génocide. A la différence du Vietnam, ce rejet commence avant le conflit et non comme le résultat de son sanglant déroulement. Cette mobilisation exceptionnelle contredit la passivité prédominante durant les années 1990 face aux guerres du Golfe et des Balkans, et dépasse la portée de la résistance aux Pershing qui émut l'Europe entre 1981 et 1983. C'est une résistance populaire qui est en position de faire échouer l'opération impérialiste.

Tout aussi remarquable m'apparaît l'existence d'un forum mondial qui impulse et coordonne les manifestations, parce qu'un mouvement de protestation contre la globalisation capitaliste est en train d'évoluer vers un combat frontal contre le militarisme impérialiste. Passer du rejet des banquiers à la mobilisation contre la guerre permet de développer la conscience anti-capitaliste naissante qui existe dans la nouvelle génération qui gagne les rues, en affrontant le néolibéralisme sans avoir subi le traumatisme politique qu'a représenté l'effondrement de l'ex URSS.

Il ne faut pas oublier que les guerres ont précipité, dans le passé, le renouveau du projet socialiste, et que cette perspective constitue une possibilité de la réalité actuelle. Mais pour avancer dans cette direction, une attitude politique claire des socialistes est nécessaire sur quatre fronts au moins.

On doit remettre en cause, d'abord, l'attente d'une solution progressiste surgie de la conformation actuelle de l'ONU, et l'occultation de la responsabilité de cet organisme dans le bain de sang en Irak.

En second lieu il faut polémiquer avec la croyance répandue que les gouvernements capitalistes d'Europe opposés à la guerre sont l'exemple à suivre, en oubliant leur complicité et leurs intérêts dans le coup de force impérialiste.

En troisième lieu, il convient d'adopter une attitude très critique face aux intellectuels contemplatifs ou cyniques qui ne mettent pas en valeur l'exceptionnel progressisme du mouvement de protestation contre la guerre.

Enfin, il convient d'établir dans chaque région les liens qui relient la lutte contre la guerre aux axes de la mobilisation populaire. Dans le cas de l'Amérique latine, ces ponts sont la bataille contre l'ALCA et contre le paiement de la dette externe.

* Professeur à l'université de Buenos Aires, porte-parole du collectif des «économistes de gauche» (EDI).

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