N°12 - 2003
La logique destructrice du capital dans une ère d'irrationalité extrême Un cycle historique commence Ricardo Antunés * Nous sommes confrontés, au niveau le plus global, à l'existence d'une société du capital extrêmement destructive, tournée vers la production du jetable et du superflu. Ce que certains nomment l'ère de l'entertainment exacerbe le gaspillage et la superfluité qui caractérise la logique sociétale contemporaine. Cette destructivité s'exprime de nombreuses manières: par exemple, quand le système écarte, précarise, met au chômage et rend superflue une partie très élevée de la force humaine mondiale. Presque un tiers de cette force se trouve soit accomplissant des travaux précaires, à temps partiel, soit carrément au chômage (l'OIT les estime à près de 200 millions). Tout cela parce que les capitaux globaux ont besoin chaque jour moins du travail stable et de plus en plus du travail à mi-temps, tertiaire, précaire, qui s'étend partout dans le monde, dans le secteur industriel comme dans les services. Cette destructivité se manifeste aussi dans les dégâts très forts infligés à la nature et à l'environnement. Depuis les pluies torrentielles incontrôlées provoquées par le changement climatique aux émissions élevées de monoxyde de carbone capables de détruire la couche d'ozone, en passant par les pétroliers qui déversent leur cargaison sur les plages de Galicia ou de Bretagne. Ce sont autant d'expressions de l'extrême irrationalité à laquelle obéit la logique du capital à l'échelle mondiale. Les États-Unis occupent une place centrale dans cet accaparement des ressources énergétiques comme des matières premières mondiales existant dans le globe. Ils absorbent approximativement 25 % de ces ressources à leur profit, alors qu'ils ne représentent que moins de 5 % de la population mondiale. Ce faisant, ils dégradent l'atmosphère et mettent en risque la survie même de l'humanité, fait qui a été rappelé avec force par Robert Kurz 1 comme par István Mészáros 2. Ce pouvoir destructif s'exprime aujourd'hui sous la forme de l'aggravation de la crise économique mondiale et de l'accentuation de la politique destructive mise en œuvre militairement par les États-Unis en toute sa virulence impériale: guerre contre l'Irak aujourd'hui, contre l'Afghanistan hier, contre l'Iran, la Corée du Nord, Cuba demain, peut-être la Chine, autant de pays conçus par Bush comme parties du «axe du mal». Tentative pour surmonter le divorce entre capital transnational et États nationaux... Au moment où les États-Unis vivent une des pires phases de leur histoire, expression de leur crise structurelle et que ne sont pas surmontés les effets des attaques spectaculaires du 11 septembre (jour où les États-Unis ont vécu pour la première fois une tragédie sur son propre sol, alors qu'ils étaient toujours habitués à faire exploser les bombes chez les autres), le gouvernement Bush prend la voie d'un impérialisme hégémonique global, avec la prétention d'affirmer, sans aucune contestation, sa position dominante sur le plan des rapports inter-impérialistes. L'agenda politique de ceux, Cheney, Rumsfeld, Condoleezza Rice, etc., qui agissent sous la houlette de Bush est tout à fait clair: les États-Unis doivent réaffirmer, dans cette phase de crise structurelle du capital, leur pouvoir comme superpuissance hégémonique mondiale. Ils doivent imposer cet impérialisme hégémonique mondial dans une situation où pour l'instant, comme le dit István Mészáros, la compétition entre les groupes transnationaux et leurs gouvernements a «des limites importantes: l'immense pouvoir des États-Unis tend à assumer dangereusement le rôle d'État du système du capital comme tel et soumet pour ce faire l'ensemble des puissances rivales par tous les moyens». Mészáros continue: «Comme il se passe toujours avec les contradictions importantes dans un système donné, les conditions objectives imposent la mise en œuvre d'une stratégie de domination hégémonique par une superpuissance économiqueet militaire, quelle qu'elle soit et quel qu'en soit le coût, pour tenter de surmonter le divorce structurel entre le capital transnational et les États nationaux. Néanmoins, la nature même de la contradiction sous-jacente permet de prévoir l'échec nécessaire de cette stratégie à long terme. Il y a eu plusieurs tentatives d'aborder le sujet des conflits potentiels et la façon de les résoudre, depuis le rêve kantien de la Ligue des Nations pour instaurer la paix perpétuelle, jusqu'à sa mise en œuvre institutionnelle après la Première Guerre mondiale ; depuis les principes solennellement déclarés du Traité Atlantique jusqu'à la création des Nations Unies. Toutes ces tentatives se sont montrées très inadéquates par rapport à leur but. Ce qui n'est pas étonnant. Car l'échec dans l'institution d'un «Gouvernement Mondial» sur la base de la reproduction du métabolisme social du capital tient au fait que nous sommes devant des limites absolues et insurmontables du système du capital comme tel.» 3 Cette logique présente dans la politique de Bush et des États-Unis est le résultat de trois éléments internes, qui se sont cristallisés sous Bush: a) la défense directe des intérêts monopolistiques liés au pétrole, dans une époque de crise énergétique mondiale, où l'Irak joue un rôle décisif en ce qui concerne les réserves pétrolières ; b) la présence hégémonique de représentants de l'industrie militaire et nucléaire dans l'équipe Bush, garantissant les intérêts de grands groupes économiques comme Boeing, Raytheon, Lockheed Martin et Northrop Gruman ; c) la froide détermination des faucons américains de trouver des ennemis susceptibles de fermer les brèches ouvertes depuis la fin de la Guerre Froide. ... avec l'émergence possible d'un nouveau visage du fascisme La mise en œuvre de cette «guerre juste», déchaînant une irrationalité extrême, doit être rapprochée de ce que Lukács a écrit dans les années cinquante, dans une annexe à l'édition espagnole de son livre, La destruction de la Raison, que les États-Unis pourraient avoir recours au fascisme et au nazisme, afin de garantir leur politique ultra monopoliste: «La Constitution des États-Unis a été, depuis le commencement, et contrairement à celle de l'Allemagne, une Constitution démocratique. Et la classe dominante avait réussi, même dans sa période impérialiste, à maintenir des formes démocratiques, de façon à préserver sur la base de la légalité démocratique, une dictature du capital monopoliste aussi forte que celle établie par Hitler par des moyens tyranniques. Les prérogatives du président des États-Unis, le pouvoir de décision de la Cour Suprême en matière constitutionnelle, le monopole financier sur la presse, la radio, etc., les énormes dépenses électorales qui interdisent efficacement la formation et le fonctionnement des vrais partis démocratiques[...] et enfin l'emploi de méthodes terroristes[...] tout a contribué à ériger une machine bien huilée et qui peut accomplir, de fait, sans briser formellement les processus démocratiques, contrairement à Hitler. A tout cela, on doit ajouter une base économique incomparablement plus large et plus solide aux États-Unis.»Et, toujours attentif à ces différences, Lukács ajoute: «Il y a déjà longtemps que le monde, à l'extérieur des États-Unis, aussi bien que les Américains les plus perspicaces et honnêtes, se rendent compte que cette «liberté démocratique» peut se transformer, progressivement, en un système de contrainte, sans aucun besoin d'implanter quelque type de changement formel que ce soit.» 4 Texte prémonitoire, alors que la politique des États-Unis s'oriente de façon évidente dans un sens nazi-fasciste (compris dans le contexte de l'univers du XXIe siècle qui commence), typique de cette ère d'irrationalisme, de régression, de mise en scène du spectacle de la destruction et de barbarie. Rappelons aussi la caractérisation faite par Carl Schmitt, ancien juriste officiel de Hitler, pour définir les principes de la politique étrangère des États-Unis, pendant le «Siècle américain», cujus economia, ejus regio, pour comprendre la prétention absolue des États-Unis à la dominance mondiale. Tout cela nous oblige à nous demander si nous ne sommes pas en présence d'un nouveau fascisme aux États-Unis, adapté aux contraintes économiques, sociales, politiques, idéologiques et subjectives du XXIe siècle. Ces éléments nous permettent de penser que la guerre contre l'Irak ouvre une phase de profonde instabilité internationale: d'un côté, en raison de la vague d'opposition anti-américaine qui s'est répandue comme une traînée de poudre de par le monde, de l'Orient à l'Occident, permettant à la jeunesse de sortir pour la première fois de l'univers réifié et sublimé de l'american way of life, augmentant ainsi le mécontentement et la répugnance mondiales à l'égard des États-Unis. C'est une rupture avec les années dorées de leur hégémonie du dernier siècle. D'autre part, sur le plan économique, il n'y a aucune indication que cette politique de «guerre juste» puisse contrecarrer le désastre économique résultant de la crise structurelle actuelle. Au niveau politique, s'ouvre une nouvelle période marquée par de nouveaux rapports (surtout de tension) avec les autres pôles de la triade: l'Europe (la France et l'Allemagne en tête), le Japon et les pays Asiatiques (mais ceux-ci ont montré une fois de plus leur servilité envers les États-Unis) et surtout avec le champ alternatif représenté par la Chine, qui vit malgré son apparent détachement politique, elle aussi, la peur que les États-Unis puissent, à cause de leur croissance économique, les considérer comme une puissance rivale (selon des prévisions, la Chine sera, vers 2020, trois fois plus forte que l'économie nord-américaine) 5. L'impérialisme secondaire britannique est un appendice et donne le contenu le plus horrible à ce qui a été nommé, de façon ridicule, la «Troisième Voie». Ce qui permet d'affirmer avec István Mészáros que la «dimension militaire de cela est grave. Il n'est pas exagéré de dire (si on envisage aussi le pouvoir de destruction jadis inimaginable des armements, accumulés tout au long de la seconde moitié du XXe siècle) que nous sommes dans la phase la plus dangereuse de l'impérialisme jamais connue. Ce qui est aujourd'hui en jeu n'est pas le contrôle de telle ou telle région de la planète, quelle que soit sa dimension, ni son positionnement hostile à l'égard de ses adversaires, mais du contrôle de la totalité de la planète par une superpuissance économique et militaire hégémonique, qui a tous les moyens (y compris les plus autoritaires et militairement violents) à sa disposition. Telle est la rationalité ultime exigée par le capital développé mondialement, dans la vaine tentative de retrouver le contrôle de ses antagonismes irréductibles. Le problème est que cette rationalité [...] est en même temps la forme la plus extrême d'irrationalité dans l'histoire, y compris la conception nazie de domination du monde, pour ce qui a trait aux conditions nécessaires à la survie de l'humanité.» 6 Les facteurs d'espoir Cette logique belliciste nous placerait sous la férule d'un empire central, impérialiste, voulant imposer au monde les retombées de sa déraison. Elle nous oblige à faire un choix entre la Mcdonaldisation du monde, dans la meilleure des hypothèses, où la désertification de la planète. Peut-être G. Bush rêve d'un monde de «coexistence fraternelle» entre lui et les cafards qui seraient les seuls êtres vivants capables de survivre après une guerre nucléaire mondiale. Ce ne serait pas une bonne compagnie pour les cafards. Mais, contradictoirement, il y a de nouveaux et favorables éléments dans ce nouveau siècle et ce cycle historique qui vient de commencer. Les luttes sociales anti-mondialisation depuis Seattle jusqu'au récent Forum Social de Porto Alegre en 2003, ont accru les résistances à la marchandisation du monde, sa superfluité, son caractère régressif et son orientation destructive aiguë. Bien que ces mouvements aient senti les contrecoups de la réaction des États-Unis à l'attaque du 11 septembre, le slogan Un Autre Monde (Socialiste) est Possible prend de la force et une impulsion sociale et s'étend dans le monde. La croissance des mouvements sociaux et des rencontres, mais celle surtout des luttes sociales partout dans le monde est un signe très clair qu'une nouvelle phase des luttes sociales a commencé. Le continent latino-américain sort de façon évidente de la léthargie du néolibéralisme des dernières deux décennies. Cela se traduit par les rébellions et les explosions sociales en Argentine, les victoires électorales et politiques récentes au Brésil et en Équateur, la forte résistance populaire anti-putschiste au Venezuela, la lutte armée en Colombie, l'insoumission au Mexique, pour ne citer que quelques exemples. Peut-être peut-on dire que la mondialisation de ces affrontements globaux représente le défi le plus urgent des forces sociales et politiques qui s'opposent à la logique destructrice du capital. Et comme depuis la Guerre du Vietnam, on n'a pas vu des manifestations aussi fortes aux États-Unis mêmes, nous sommes peut-être face à la résurgence de l'opposition sur de nouvelles bases au cœur de l'Empire. Ce qui marquerait effectivement le début d'une nouvelle ère pour l'humanité. 1. Voir Kurz, R. Der Kollaps der Modernisierung, Vito von Eichborn GmbH & Co. Verlag KG, Frankfurt am Main, 1991 et Mészáros, I., Beyond Capital, Merlin Press, 1995, London. 2. Mészáros, I., Socialism or Barbarism: From the «American Century» to the Crossroads, Monthly Review Press, New York, 2001. 3. Lukács, G., El Asalto a la Razón, Grijalbo, Barcelona, 1967, p. 622 / 3. 4. Sunday Times, 1er juillet 1999, p. 25. 5. Mészáros, I., Socialism or Barbarism, op. cit. * Professeur à l'Université de Campinas, Brésil, membre des comités éditoriaux de Margem Esquerda (Brésil), Herramienta (Argentine) et Latin American Perspectives (États-Unis) Haut de page
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