N°12 - 2003

Pas une politique improvisée, mais une véritable stratégie d'État

Vers une situation plus instable

Aldo Romero*

L'invasion de l'Irak, au-delà des obstacles inattendus auxquels se sont heurtées la diplomatie américaine ou les forces d'occupation, ne doit pas être jugée comme un fait plus ou moins imprévu, déclenché de manière intempestive par Bush et son entourage ultra droitier (bien le rôle de celui-ci soit très important, comme nous l'indiquerons plus loin). Elle est un maillon d'une politique que les États-Unis développent depuis plus d'une décennie, tendant à imposer leur hégémonie ou domination planétaire. Politique qui, loin de consister en une série d'initiatives plus ou moins improvisées, exprime une véritable stratégie d'État, qui opère de manière interne et externe, dans le domaine politique, social, économique et militaire. Les États-Unis, à un degré beaucoup plus élevé et de façon beaucoup plus effective que quelque autre puissance impérialiste, ont effacé depuis longtemps déjà les frontières entre l'état de paix et l'état de guerre. Par stratégie d'État, il faut entendre à la suite d'Henri Lefebvre 1, une coordination d'actions et d'opérations projetées à moyen et à long terme. Or les États-Unis, il faut le rappeler, ont procédé systématiquement à la conquête de positions durant une longue période. Il est vrai que tout ne s'est pas toujours passé comme ils l'auraient souhaité (il suffit de se souvenir des peu glorieuses retraites de Somalie et du Liban). Mais la «normalisation» de l'Amérique Centrale, la première guerre du Golfe, l'intervention en Yougoslavie, l'agression contre l'Afghanistan et, maintenant, l'invasion de l'Irak, pour ne citer que les cas les plus notoires, sont les jalons d'une offensive extérieure qui a une expression très concrète dans le déploiement de troupes et de bases pour l'intervention militaire directe dans le monde entier à une échelle sans précédent, ainsi que dans la consolidation et le développement d'une écrasante supériorité technologique militaire par rapport à quelque autre État.

Or, si nous commençons par attirer l'attention sur la stratégie des États-Unis et ses succès relativement importants, c'est pour souligner tout de suite que «qui dit stratégie dit aussi, choix multiples, profits et pertes et de ce fait risques[...]. Toute stratégie (banalité depuis Clausewitz) peut échouer. Lorsqu'on analyse une stratégie il faut distinguer ce qui est mis en jeu (les profits et les pertes) et les objectifs (les buts poursuivis par la volonté politique qui a conçu la séquence opérationnelle).»De fait, tandis que la «contre-révolution conservatrice» de Reagan, l'«Ordre nouveau» proclamé par Bush père et l'orgueil impérial cultivé par l'administration Clinton ont élevé la suprématie Nord américaine à des niveaux jamais vus, simultanément, avec la mondialisation du capital, il est devenu évident que le moment d'achèvement le plus complet de l'ordre du capital marquait aussi (pour parler comme Mészaros) le début sans précédent de sa crise structurelle et, comme partie constituante de celle-ci, la crise du système mondial des États 2. C'est pourquoi nous avions écrit, il y a déjà quelques années, que la mondialisation du capital permettait d'un côté de maximiser les bénéfices pour une fraction du capital, en accumulant de l'autre des éléments évidents de chaos planétaire et de barbarie. La mondialisation conduisait ainsi à des confrontations d'une violence et d'une ampleur sans équivalent 3. Nous signalions aussi que les impérialistes en général, et les Yankees en particulier, paraissaient décidés à renouer avec de véritables politiques de recolonisation sous des formes diverses.

Durant la période des années 1980 et 1990, les États-Unis ont exercé leur suprématie en combinant la «direction-hégémonie» vis-à-vis des États alliés, en premier lieu des pays les plus importants de l'Union Européenne et du Japon, et la «domination-coercition» visant à soumettre ou à liquider les pays considérés comme «États parias» (dans la terminologie de Bush fils: l'axe du Mal). Il y a aussi pour eux la zone grise des États post communistes, et particulièrement de la Russie et de la Chine, alliés peu sûrs ou ennemis potentiels, qu'on essaie d'«associer» économiquement et politiquement, en même temps que se met en place une orientation militaire de «contention» 4. Les sanctions et agressions contre l'Irak, qui se sont perpétuées depuis la guerre du Golfe, ont été une expression de cette stratégie générale, qui a été appuyée plus ou moins activement par tous les gouvernements impérialistes, par la Russie, la Chine et les Nations unies.

Les éléments nouveaux

Aujourd'hui, il devient évident que G.W. Bush et son équipe de fondamentalistes ultra-droitiers introduisent des changements qui modifient, tant ce qui est mis en jeu que les objectifs. Un après l'attentat du 11 septembre 2001, avec la «guerre au terrorisme» et la répétition générale d'Afghanistan sur le dos, on annonce une nouvelle doctrine de sécurité dont l'axe est d'affirmer l'objectif que les États-Unis imposent une domination de la planète au moyen d'une supériorité militaire absolue et incontestable. On systématise dans ce document la décision d'agir unilatéralement, en particulier contre «l'axe du Mal» (qui peut être étendu à volonté: Ben Laden et les Talibans d'abord, l'Iran, L'Irak et la Corée du Nord ensuite, et même la Libye, la Syrie, Cuba...) et on remplace les vieilles idées de dissuasion et de contention par la doctrine de l'«action préventive» 5. L'invasion de l'Irak prouve qu'il ne s'agit pas de rhétorique, mais d'un pari stratégique qui cherche à donner une leçon au reste du monde et à réorganiser le Moyen-Orient d'un bout à l'autre...

Je ne me suis pas arrêté sur les traits aventuriers qui marquent l'entreprise de Bush et de son équipe. Ils existent sans doute et doivent être pris en considération, mais à cette étape, il est important de souligner que ce qui compte est moins la «rationalité» de la bande ultra réactionnaire installée à la Maison Blanche, que le rapport de forces qui se construit dans la lutte elle-même. Et, par conséquent, c'est une question de vie et de mort que de reconnaître à tout moment que l'ennemi a une stratégie qui ne s'écroulera pas à cause de ses inconsistances ou de ses contradictions internes, mais uniquement par la capacité de construire et d'orienter une force susceptible de la détruire. Il importe également de souligner qu'en faisant monter les paris, Bush a multiplié les risques aussi. C'est ce que Immanuel Wallerstein écrit en forçant un peu la note: «pour résumer, si Bush gagne, il fera face à un statu quo géopolitique qui sera très loin de convenir vraiment. Et s'il perd, il perdra réellement» 6. En tout cas, sans avancer de pronostic, l'invasion de Bush (et Blair) a été confrontée à de sérieuses difficultés, et ceci à plusieurs niveaux.

En premier lieu, elle a déclenché une véritable crise politique et institutionnelle à l'ONU, dans les relations avec l'Europe et les gouvernements qui, après le 11 septembre, s'étaient joints avec plaisir à «l'alliance mondiale contre le terrorisme», et même au sein de la classe dominante américaine. En second lieu, le sort politico-militaire de la guerre du futur gouvernement d'occupation est plus que douteux, vu la résistance irakienne et le soutien qui, sur ce terrain, peut arriver des peuples de la région (en dépit, en principe, du caractère mercenaire de leurs gouvernements). Enfin la mobilisation mondiale contre la guerre semble se constituer en une force effective fondée sur l'action de masse et, ce qui est aussi important, qui se constitue sur un terrain de prise de conscience et de débats où travailler pour développer une stratégie propre contre la guerre impérialiste et le capitalisme qui l'engendre.

Les relations étroites qui existent entre la mondialisation du capital et la suprématie sans précédent qu'a atteint l'impérialisme Nord américain sur ses alliés-concurrents européens et japonais, ont été analysées. De même que le développement du «complexe militaire et de sécurité» et son rôle dans l'extraordinaire concentration et centralisation du capital aux États-Unis, avec la capacité qui en découle de «drainer» vers le centre impérial la plus-value mondiale 7. Je ne peux rien ajouter à ce qui a été écrit, excepté avancer l'avis que nous sommes arrivés au point où la prédominance Nord américaine, depuis de longues décennies pivot de la configuration hiérarchisée des relations impérialistes, implique de nouvelles et plus fortes exigences du fait des difficultés économiques et géopolitiques de type systémique. Ceci, et les éventuels effets récessifs du conflit, fera que l'ensemble de la situation sera plus instable et explosive.

Prétention des États-Unis à être «l'État mondial du capital» et leurres onusiens

Les divisions au sein du Conseil de sécurité et le comportement méprisant de Bush et de ses fonctionnaires envers les réticences ou les critiques de la France et de l'Allemagne, ne se résolvent pas «en regardant vers l'avenir». Même les gouvernements les plus critiques de «l'unilatéralisme» Yankee sont restés indécemment contemplatifs devant le génocide qui commençait, jusqu'à ce comble de soutenir que, étant donné que l'on n'avait pas pu empêcher la guerre, il fallait espérer que... les troupes d'occupation anglo-nord-américaine la gagnent rapidement ! Il est évident que la circonspection des gouvernements européens, inspirée par le désir de minimiser les divergences, de ne pas perdre plus de positions et de pouvoir jouer un certain rôle dans la «normalisation» de l'après-guerre en Irak, n'a pas modifié la décision des États-Unis: ce seront eux et personne d'autre qui gouverneront l'Irak et établiront l'agenda politique de toute la région.

Il s'agit sans aucun doute d'une situation inédite. D'un côté, les bourgeoisies européennes sont les dernières à vouloir rompre définitivement les cadres formels ou informels du bloc inter-impérialiste qui les protège, même si rester parmi les maîtres du monde les réduit à être dans l'inconfortable position d'associés de seconde classe. Pour le moment, des disputes et conflagrations inter-impérialistes pour le partage du monde, comme dans les phases antérieures de l'impérialisme, sont impensables. En même temps, les divergences d'intérêts sont réelles et les brèches peuvent encore s'élargir jusqu'à des limites que nous ne connaissons pas.

Il faut dire un mot des Nations unies et des autres institutions transnationales qui peuvent être vues par les actuels occupants de la Maison Blanche et leurs idéologues comme des formalismes coûteux et inutiles, voire dangereux pour l'exercice d'un nouveau droit international fondé sur leur propre force: «Les Nations unies n'existent pas. Il existe une Communauté internationale qui peut être dirigée par la seule puissance véritable qui reste dans le monde, que sont les États Unis, quand cela convient à nos intérêts et que nous pouvons obtenir que d'autres nous suivent.» 7 En réalité, le désaccord des cercles dirigeants américains actuels avec les Nations unies plonge ses racines dans une contradiction structurelle: l'ordre du capital n'a jamais pu se passer de l'État moderne, au point que cette structure politique de commandement fait partie de la matérialité du système capitaliste. Mais en raison même de cette matérialité historique, lorsque la logique d'expansion du système mène à la formation d'un capital global, les fondements de celui-ci entravent l'existence d'un État mondial. Naturellement les prétentions qu'ont les États-Unis de jouer de fait ou de droit le rôle d'État mondial, ne peuvent qu'avoir des conséquences funestes. Mais il serait complètement inutile de prétendre conjurer un semblable péril en embellissant ou en capitulant dans les illusions sur cette «caverne de bandits» que sont les Nations unies.

Aiguisement de la lutte des classes

Les divisions ou fissures au niveau du système mondial des États et des différents gouvernements peuvent encourager ou faciliter les luttes des travailleurs et des secteurs populaires contre la guerre impérialiste et, plus généralement, pour leurs revendications. Mais il faut s'attendre à ce que les gouvernements bourgeois raisonnent exactement à l'inverse: face à la crise, aux dangers et aux incertitudes, plus d'austérité, plus de flexibilité, plus de licenciements, des régimes répressifs et sécuritaires plus durs.

En Amérique latine, sans aucun doute, le refus de la guerre a introduit dans la plupart des pays un facteur additionnel de mobilisation et de radicalisation, qui fusionne avec le combat contre la recolonisation en cours. Le rejet généralisé de la guerre exprimé par le gros de la population en termes explicitement anti-impérialistes, a placé les bourgeoisies et les gouvernements mercenaires de la région dans une position extrêmement inconfortable. En Argentine, par exemple, «l'alignement automatique sur Washington» proclamé et appliqué par les gouvernements de Menem et de l'Alliance a dû être mis en sommeil, et bien que les gestes de soumission aux maîtres du Nord n'aient pas manqué, Duhalde a dû se prononcer verbalement contre la guerre.

Bien que ne se soit pas constituée jusqu'à présent une coalition ou coordination consistante, on peut prévoir et œuvrer à ce que la mobilisation contre la guerre (celle-ci et d'autres) s'amplifie et s'organise nationalement et internationalement, et se lie à un nouvel assaut pour tuer le projet de l'A.L.C.A., détruire les bases putschistes de la bourgeoisie vénézuélienne, faire face et contenir les bases et l'intervention militaire des gringos en Colombie, en Bolivie et d'autres pays du continent, approfondir et radicaliser politiquement les mobilisations sociales en Argentine, au Brésil, etc.

Dans un contexte marqué par un rejet passionné des agressions impérialistes, une importante participation de la jeunesse et une soif généralisée de compréhension des raisons et de la portée de la guerre impérialiste ainsi que des alternatives à celle-ci, la lutte et la construction des diverses organisations de la classe ouvrière doivent intégrer la dimension de la lutte «nationale». Le combat anti-impérialiste et le combat anticapitaliste se fécondent et se renforcent mutuellement, dans des conditions qui rendent possible et qui exigent, dans le contexte des mobilisations contre la globalisation et la guerre impérialiste, une ferme bataille de la gauche révolutionnaire pour coordonner les efforts et alimenter l'élaboration une stratégie révolutionnaire continentale et mondiale.n

1. Henri Levebvre, «Lo Stato. 1. Lo stato nel mondo moderno» (Dedalo Libri, Bari, 1976). Le texte français original a été publié dans la collection 10 / 18.

2. Istvan Meszaros, «Màs allà del Capital. Hacia una teoria de la transicion» (Vadell Hermanos editores, Valencia-Caracas, 2001)

3. Hernan Camarero, Jorge Dutra, Andrés Méndez y Aldo A. Romero, «Problemas de la Revolucion y el Socialismo» en Construir otro futuro. Por el relanziamento de la revolucion y el socialismo, (Editorial Antidoto, Buenos Aires, 2000).

4. Gilbert Achcar, «De un siglo americano al otro: entre hegemonia y dominacion» dans Marx 2000. la hegemonia norteamericana, (Actuel Marx-K&ai Ediciones, Buenos Aires, 2000).

5. «The National Security Strategy of the United States of America» septembre 2002.

6. Immanuel Wallerstein, «Bush va a perder o a lo sumo empatar» dans Pagina12, 22 mars 2003.

7. Je renvoie aux articles de François Chesnais, Claude Serfati, Charles-André Udry, publiés dans Carré Rouge et A l'Encontre et traduits et publiés dans Herramienta en Argentine.

8. John Bolton cité par Alex Callinicos dans «La estrategia general del imperio norteamericano» (International Socialist, décembre 2002).

* Directeur de la revue argentine Herramienta.

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