N°12 - 2003
Des questions importantes exigeant des formulations plus complexes Un impérialisme hiérarchisé Gérard Duménil & Dominique Lévy* En préalable à nos réponses, nous voulons préciser très brièvement l'usage de trois termes que nous utilisons, ceux de néolibéralisme, d'impérialisme et d'hégémonie. Par néolibéralisme, nous entendons la configuration de pouvoir de classe, qui prévaut approximativement depuis le début des années 1980, où la prééminence de la fraction supérieure des propriétaires capitalistes (actionnaires et créanciers), largement portée par leurs institutions financières, s'est trouvée réaffirmée, en termes de pouvoirs et de revenus. Cette réaffirmation faisait suite à une période de «répression financière» relative, telle qu'exprimée dans ce qu'il est convenu d'appeler le «compromis keynésien». Dans cet ordre social, la liberté des marchés est un outil, et ne s'oppose pas à l'intervention de l'État dans de multiples domaines (les États ont joué un rôle central dans l'affirmation du néolibéralisme - s'il y a eu perte de souveraineté elle fut souverainement établie). Par impérialisme, nous ne désignons pas un stade du capitalisme, mais le rapport de subordination et d'exploitation qui relie les principaux pays capitalistes avancés à ceux de la périphérie, moins avancés (l'impérialisme passe lui-même par divers stades s'articulant avec des caractéristiques socio-économiques des pays du centre et de la périphérie). Cette domination et cette exploitation, dont le champ est international, et qui exprime la relation des classes dominantes à ce qui demeure leur État, s'articulent aux dominations nationales des classes dominantes de tous les pays, dans des configurations que nous ne pouvons pas discuter ici. Nous utilisons le terme hégémonie dans un sens plus précis que la simple domination, et qui renvoie au système de l'impérialisme (faisant écho au précédent «historique» de la ligue de Delos de l'antiquité grecque). L'impérialisme est collectif, mais hiérarchisé, dans son rapport aux pays dominés et compte tenu des contradictions inter-impérialistes. Les États-Unis occupent une position de leader parmi les États impérialistes, qui combine à la domination sur les autres pays, une domination vis-à-vis des «partenaires» dans le groupe. Il ne s'agit donc pas d'un simple leader. C'est une caractérisation simple mais importante du système actuel de l'impérialisme. Pas de maîtrise complète, mais pas non plus de fuite en avant La première question oppose d'abord deux interprétations de la situation de l'impérialisme contemporain. La première, en repoussoir, voudrait que la guerre états-unienne traduise une «maîtrise des événements et processus politiques» (a). La seconde suggère l'idée d'une «fuite en avant» face à une «crise de direction politique de l'impérialisme» (b). A cela s'ajoute une interrogation relative à l'éventuelle ouverture d'«une période d'extrême instabilité internationale» (c). En ce qui concerne les deux premiers points, nous pensons que la situation actuelle tient des deux éléments, mais dans des formulations plus complexes. La guerre des États-Unis reflète, dans une grande mesure, la conviction des dirigeants de ce pays que leur force militaire et politique est sans rival, et leur garantit la victoire et le contrôle de la situation qui en découlera. A des degrés divers, cette appréciation, motrice de leur action, traduit une certaine surestimation de leurs pouvoirs. Sur le plan militaire, la victoire éventuelle sera moins facile qu'ils l'imaginaient ; sur le plan politique, ils sous-estiment certainement les difficultés qui résulteront d'une telle victoire (opposition croissante à échelle mondiale et notamment dans les pays musulmans et surtout arabes, nouvelles prétentions israéliennes dans l'achèvement de la conquête de la Palestine, problème du Kurdistan, déstabilisation de la Turquie, nouvelles vagues des luttes dites «terroristes», etc.). Tout délai dans la conduite des opérations échauffe l'opinion des populations, et toute augmentation des pertes de la coalition peut susciter des tensions politiques croissantes aux États-Unis et au Royaume-Uni. C'est de ce point de vue que la résistance irakienne apparaît cruciale. Même si elle ne réussit pas à barrer la route de Bagdad, elle peut compromettre sérieusement la stratégie politique états-unienne. Quant au second point, nous jugeons les termes «fuite en avant» et «crise» inappropriés. Davantage qu'une prise de conscience d'une crise de leur prééminence dans le camp impérialiste, l'action du gouvernement des États-Unis trahit la volonté de porter à un paroxysme l'affirmation de sa position de leader (d'hegemon), et ils s'en vantent: certains dirigeants ne se sont pas retenus pour affirmer explicitement que les Européens seront bien contents que les États-Unis leur garantissent l'approvisionnement en pétrole, et cela à un prix raisonnable. Mais le point essentiel est que le contrôle du Moyen-Orient représente une arme de tout premier ordre dans le contrôle exercé sur les autres pays capitalistes développés. Il s'agit là d'un élément parmi d'autres dans une géostratégie plus globale de contrôle à échelle planétaire. Peut-on enfin parler de l'ouverture d'une période d'«extrême instabilité» au terme du conflit ? On peut certainement affirmer qu'une victoire trop facile ouvrirait la porte à la poursuite de la stratégie actuelle, car elle ferait la preuve que la méthode forte paie. Autant de chantiers guerriers s'ouvriraient. Il s'agirait d'une catastrophe historique. Une victoire plus douteuse, dans le contexte d'une opposition internationale et nationale croissante, pourrait seule discréditer les forces actuellement dirigeantes aux États-Unis, et conduire ce pays à se replier sur d'autres composantes, jamais abandonnées, de ses stratégies impériales (comme la subversion politique et le chantage économique). Cette liste de scénarios n'est évidemment pas limitative, et il est difficile d'en doser les implications relatives en termes d'instabilité. D'innombrables autres éléments sont en jeu, comme, par exemple, la capacité des États-Unis à consolider leur domination (déjà très forte) en Amérique latine, en achevant l'ouverture sans contrôle des frontières commerciales et financières entre eux-mêmes et des pays de niveau de développement inférieur, incapables, jusqu'alors, de présenter un front uni. La seconde question se compose également de plusieurs éléments: le rôle présenté comme évident de la crise boursière, financière et économique dans l'explication de la guerre (a) ; au passage l'idée que le krach boursier serait l'«expression» de cette crise financière et économique (a') ; la recherche d'un fondement économique plus général dans les «relations économiques fortement parasitaires que les États-Unis ont établies» avec le reste du monde (b) ; enfin la nécessité d'une réflexion plus fondamentale sur les caractères de l'impérialisme actuel (c). Nous ne pensons pas que la situation (la conjoncture) économique actuelle des États-Unis (et / ou du monde) soit une cause importante de la guerre. Tout à fait indépendamment du jugement qu'on porte sur le sérieux des difficultés actuelles de cette économie - son éventuelle crise (dans et au-delà de la récession ou de la chute de la bourse), ou la menace d'une telle crise - la mise en marche de la guerre ne traduit pas la prise de conscience par les autorités états-uniennes de cette faiblesse, mais bien plutôt une conviction générale très «bushienne» de la force et de la supériorité des États-Unis. La dynamique de la guerre doit être comprise dans la ligne du triomphalisme néolibéral des années 1990, et du renforcement de l'hégémonie des États-Unis. Si la conjoncture actuelle a changé beaucoup de choses, Bush ne l'a pas compris. Il raisonne dans un autre cadre. Qu'on nous comprenne bien: nous ne doutons pas du sérieux de la situation économique présente, qui débouchera pour le moins sur une reconfiguration du néolibéralisme (une nouvelle phase), voire sur son dépassement ; nous affirmons que ce n'est pas la perception de ces échéances qui a motivé l'administration états-unienne. Le fait que la guerre survienne dans une telle situation est éminemment important. Mais savoir si la crise actuelle rendra difficile le financement de la guerre ou si ce financement stimulera l'économie est une question à débattre. Au passage, à propos du point (a'): nous dirions plutôt que la crise de la bourse procède de la dynamique néolibérale de rétablissement du pouvoir et des revenus des capitalistes, qui conduisit à l'emballement boursier. Plus qu'une expression, elle constitue maintenant un facteur de crise financière susceptible de déstabiliser l'économie réelle. Ce point renvoie à une discussion plus générale concernant la relation de la hausse des cours de la bourse à la relative croissance aux États-Unis au cours des années 1990, surtout de leur seconde moitié, qui dépasse le champ des présentes questions. Nous sommes évidemment d'accord avec la thèse (b), que nous défendons dans un récent article 1 ainsi que dans un projet de travail concernant l'impérialisme. Les États-Unis, débarrassés de la menace soviétique, ont vu leur position hégémonique renforcée par les dégâts causés par le néolibéralisme en Europe (beaucoup plus affectée pour des raisons structurelles), et a fortiori au Japon - sans parler de la périphérie passée sous la botte de la finance mondiale, états-unienne en tête. Ils sont au centre d'un système de «pompage» mondial des ressources (un système d'exploitation). C'est dans ce contexte que doit se comprendre ce paroxysme hégémonique dont nous avons fait mention antérieurement. Il correspond à la volonté de maintenir cet ordre. Chirac: jeu diplomatique et re-lustrage d'image personnelle La troisième question a trait aux «fissures du front impérialiste», leur comparaison aux contradictions du passé (a), leurs causes (b) et leur portée (c). Il faut souligner plusieurs caractères des contradictions inter-impérialistes que manifestent les résistances de la France et de l'Allemagne, et d'autre part de la Russie et de la Chine. On s'en tiendra ici aux deux pays européens, et surtout à la France. En premier lieu, il convient de distinguer les aspects et surtout «origines» (b) politiques et économiques de ce que la question appelle des «fissures». Sur le plan politique, il est peut-être optimiste et flatteur pour les intéressés d'affirmer que leurs attitudes procèdent d'une conscience plus aiguë des risques attachés à la démarche des alliés engagés dans la guerre. Dans cette hypothèse, Chirac serait à l'avant-garde de la défense conséquente des intérêts du camp impérialiste, entraîné dans une aventure dangereuse pour l'ensemble des pays appartenant à ce camp (les «partenaires» dans la coalition impériale dont les États-Unis sont l'hegemon). Une fois passée la surprise amusée que peut susciter cette réflexion, il n'en reste pas moins qu'il faudrait réfléchir sur le sens du soutien que l'opinion publique française de droite donne à son chef d'État. Sur le plan économique, l'enjeu du contrôle pétrolier, des marchés locaux, etc., traduit des rivalités commerciales et financières davantage dans la ligne des affrontements inter-impérialistes (a). Mais nous ne sommes pas au bord d'une guerre inter-impérialiste ! Enfin, dernier caractère, cette opposition à la guerre revêt un caractère légaliste: la guerre avec l'ONU (donc pas tout de suite, compte tenu du délai donné aux inspecteurs, ou pas du tout, compte tenu du possible «veto»). Nous ne sommes pas loin de penser qu'il faut surtout voir dans cette démarche un procédé diplomatique (et, au passage, un re-lustrage d'image personnelle). La question de la portée de cette résistance au niveau gouvernemental (c) est évidemment plus difficile, car elle s'ouvre sur l'avenir. On peut en juger la portée limitée, dans la mesure où elle n'affecte pas l'intégration de l'Europe dans le camp néolibéral. Elle ne s'accompagne d'aucun sursaut pour mettre fin à la position subordonnée de l'Europe dans le néolibéralisme, malgré la pesanteur de la situation économique et les conséquences dramatiques qui sont en train d'en découler: retraites, santé, services publics en général, recherche, etc. Tous ces sabordements que le gouvernement français actuel s'efforce d'accélérer, ne feront que renforcer l'inféodation européenne aux intérêts financiers globaux, et états-uniens en particulier. Si la volonté de rétablir la position de l'Europe dans le camp impérialiste est en jeu, elle apparaît bien fragmentaire et inconséquente ! Sur le plan économique et social, c'est l'impression de docilité qui domine: l'Europe s'aligne sur les techniques et modes d'organisation états-uniens avec beaucoup de diligence, au prix d'une croissance lente qui réduit son poids économique relatif, ce qui ne l'aidera pas à surmonter ses divisions politiques. Cette évolution témoigne d'un nationalisme (qui ne nous concerne pas) dont il est difficile de doser les aspects gesticulatoires et de contenu. Mais nous serons peut-être surpris ! Comment en finir ? La quatrième question est double: le lien entre les résistances gouvernementales à la guerre et les luttes populaires (a) ; et comment transformer la lutte contre la guerre et pour une autre mondialisation en luttes anticapitalistes (b). Sur le premier point, nous pensons que nos gouvernements ont certainement saisi qu'il y avait une carte à jouer, mais il serait abusif d'affirmer que les luttes ont véritablement pesé sur l'attitude gouvernementale. Concernant le second point: les luttes contre la guerre et la mondialisation néolibérale possèdent déjà d'importantes composantes anticapitalistes. Il suffit de circuler dans des forums comme celui de Porto Alegre pour s'en persuader (en se fixant sur la situation française, les choses apparaissent assez différentes). La dynamique de ces luttes est certainement porteuse de leur radicalisation. En toute modestie par rapport aux événements actuels, on peut affirmer que l'histoire se répète: le capitalisme produit bien, par sa violence (réaffirmée dans le néolibéralisme), les conditions de l'émergence des luttes susceptibles de conduire à son élimination. Le problème est que les alternatives radicales ont dérivé vers le «socialisme» réel et que les alternatives réformistes ont été défaites dans la crise des années 1970. Comment en finir ? C'est là la question ! 1. «Néolibéralisme-néomilitarisme», Revue Actuel Marx, n° 33, également sur notre site Internet, http: //www.cepremap.ens.fr/levy/ * Economistes, coauteurs de nombreux livres, dont Crise et sortie de crise, ordre et désordre néolibéraux, Actuel Marx Confrontation, PUF, 2000 et Economie marxiste du capitalisme,La Découverte, Repères, 2003. Haut de page
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