N°12 - 2003

Crise de rentabilité de longue durée et découplage entre puissance militaire et puissance économique

Les soubassements de la politique guerrière des USA

Alex Callinicos*

La guerre en Irak reflète sans aucun doute le fait que le capitalisme mondial connaît une instabilité économique et politique à la fois sérieuse et croissante. Elle prend deux dimensions essentielles. Premièrement, l'économie capitaliste globale n'est pas parvenue à se sortir de la «longue phase descendante» qui a commencé avec la première crise importante de l'après-guerre, dans les années 1973-1974. Le boom américain des années 1990 s'est avéré n'être qu'un faux réveil. La spéculation financière sans cesse plus frénétique a permis que la croissance des investissements et de la production se poursuive après que la crise des profits à long terme se fut réaffirmée à partir de 1997 ; elle confronte aujourd'hui les États-Unis à un marché boursier déprimé, mais aussi à un surinvestissement et des surcapacités gigantesques 1. Les trois centres les plus importants du capitalisme mondial (les États-Unis, le Japon et la zone euro) sont confrontés à de sérieuses difficultés, dont les racines doivent être recherchées dans la crise de la rentabilité à long terme. Les marchés espèrent qu'une victoire anglo-américaine rapide en Irak amènera un sursaut économique tout aussi prompt: comme toujours, ils sous-estiment les problèmes sous-jacents, en particulier la série de déséquilibres financiers gigantesques dont le capitalisme américain continue de souffrir.

En second lieu, la période qui nous sépare de la fin de la Guerre froide a vu la classe dirigeante américaine faire tout pour maintenir son hégémonie sur les autres États capitalistes occidentaux et l'étendre à l'ensemble du monde. La tendance guerrière de l'administration Bush n'est que l'étape la plus récente de ce processus. La droite républicaine a saisi l'occasion offerte par le 11 septembre 2001 pour utiliser l'énorme leadership militaire américain sur tous les autres États afin de sanctionner un état global des forces qui perpétue l'hégémonie du capitalisme américain (afin aussi d'accroître son contrôle sur les réserves de pétrole du Moyen-Orient). Bien qu'elle reflète une grande confiance dans la puissance militaire américaine, cette stratégie comporte également la perception d'une faiblesse à plus long terme face aux «concurrents» potentiels, parmi lesquels la Chine semble devoir occuper la première place. La guerre en Irak montre les dangers de cette politique: des divisions entre les États impérialistes, une opposition massive dans leurs populations, et peut-être également la renaissance de luttes anti-impérialistes sérieuses dans le monde arabe lui-même 2.

Le terme «parasitaire» est impropre

Je pense que c'est se tromper que de décrire la relation entre les États-Unis et le reste du monde comme «parasitaire». Il est certain que le gigantesque déficit de la balance des paiements américaine et la dépendance qui en découle pour eux vis-à-vis du capital importé, en particulier d'Asie orientale, s'écartent de manière radicale de la position dont a bénéficié l'impérialisme américain entre 1914 et 1960, ou même de celle de l'impérialisme britannique tout au long du XIXe siècle. Mais décrire sa situation actuelle comme «parasitaire», c'est sous-estimer les éléments réels de puissance productive dont bénéficient les entreprises américaines dans des secteurs comme celui des technologies de l'information. Plus généralement, selon moi, la théorie léniniste de l'impérialisme cesse d'être aussi utile lorsqu'elle implique que les profits des pays impérialistes viennent essentiellement de l'exploitation du travail colonial ou ex-colonial (ou même des classes ouvrières plus faibles), proposition qui a, au mieux, une validité historique partielle et qui ne peut certainement pas expliquer la concentration de l'investissement multinational dans les pays de l'OCDE aujourd'hui 3.

On comprend mieux l'impérialisme en ayant recours au tableau qu'en dresse Boukharine: un monde unifié économiquement par le capital, mais dominé par une poignée de puissances capitalistes qui sont engagées dans une compétition à la fois géopolitique et économique. Si l'on adopte cette perspective, une caractéristique introduit une différenciation essentielle depuis la Seconde Guerre mondiale: la dissociation de la compétition militaire et de la compétition économique dans le bloc capitaliste occidental. Le combat mené par les États-Unis sur le plan géopolitique et idéologique contre les États staliniens a fait que les rivalités économiques croissantes entre les États capitalistes occidentaux dominants ne se sont pas traduites dans le domaine de la compétition militaire. La classe dominante américaine a lutté pour préserver cet état des choses depuis la fin de la Guerre froide. On peut apprécier le succès de son entreprise dans la disparité entre sa situation économique (qui, par rapport à la part dans la production globale, et au niveau et aux taux de croissance de la productivité, est comparable à celle de l'Union européenne) et sa suprématie actuelle dans le domaine militaire. Comme je l'ai déjà dit, la réaction de l'administration Bush à cet écart est d'exploiter au maximum son avantage comparatif sur le plan militaire, mais on doit l'avoir présente à l'esprit lorsqu'on se pose la question des rivalités inter-impérialistes.

Pour saisir à quelle échelle se pose le pari pris par l'administration Bush, on doit considérer le fait que son insistance à attaquer l'Irak ainsi que les méthodes ineptes auxquelles la Grande-Bretagne en particulier a eu recours pour surmonter l'obstacle du Conseil de sécurité ont provoqué ce qui peut d'abord apparaître comme les premiers linéaments d'une contre-coalition, dirigée par la France, l'Allemagne et la Russie. Il est évident que des conflits économiques sont en jeu, ce que montrent bien les conflits entre les États-Unis et l'Union européenne dans le cadre de l'OMC. Mais les forces motrices de la polarisation actuelle semblent être bien davantage politiques, reflétant une résistance partagée à la tendance unilatéralisme de la politique américaine (processus qui était déjà engagé sous Clinton). Les autres puissances capitalistes dominantes ne veulent pas d'un monde où les États-Unis pourraient leur dicter les conditions dans lesquelles elles seraient autorisées à coopérer ou à se faire concurrence.

Retour de rivalités inter-impérialistes classiques ?

De la part des gouvernements qui rivalisent avec les États-Unis, on trouve un mélange de motivations: l'opportunisme électoral (c'est en particulier le cas de la coalition conflictuelle rose-verte en Allemagne, même si, bien entendu, l'opportunisme n'est jamais très éloigné non plus des calculs de Chirac) ; le vieux projet gaulliste de construire une Europe dirigée par la France qui pourrait être un contrepoids géopolitique aux États-Unis ; l'amertume de la Russie devant la perte de son empire. Il est difficile de dire si se forme une véritable coalition anti-États-Unis. Tout dépend de la manière dont la guerre va se dérouler pour les États-Unis et la Grande-Bretagne en Irak. Un Washington triomphant tranchera plus facilement et étouffera ceux qui le critiquent ; mais si les forces anglo-américaines se retrouvent enlisées dans une longue guérilla, alors les gouvernements rivaux y puiseront des raisons de garder leurs distances.

Sur le long terme, des rivalités inter-impérialistes classiques se développeront-elles selon une logique à la fois militaire et économique ? Il est plus facile de le prédire pour ce qui concerne la Chine (qui est actuellement en danger d'être encerclée par les bases militaires américaines, répandues dans toute l'Asie centrale, et qui font leur retour aux Philippines). La Russie est trop affaiblie économiquement pour envisager davantage que la politique opportuniste faite de manœuvres destinées à reprendre l'avantage, et qu'a suivie Poutine jusque-là (bien qu'il ait surpris les experts par la vigueur de ses critiques vis-à-vis de la guerre en Irak). Pour que l'Union européenne devienne une puissance militaire sérieuse, il lui faudrait surmonter des divisions internes qui sont devenues au contraire encore plus intenses du fait de la crise irakienne (la «Vieille Europe» opposée à la «Nouvelle Europe»), et adopter un programme d'armement massif qui entrerait en conflit avec les restrictions fiscales imposées par le Pacte de croissance et de stabilité (traité d'Amsterdam), provoquant ainsi une crise politique et sociale majeure, car cela supposerait que l'Etat-Providence soit encore davantage affaibli pour financer des dépenses de défense accrues ; cela lui vaudrait une réaction hostile de la part des États-Unis. Ces obstacles peuvent être surmontés, mais ils sont assez importants pour indiquer que le surgissement de l'Union européenne en tant que rivale impérialiste des États-Unis représenterait un processus à la fois très long et très hasardeux. Il est bien entendu très important pour des marxistes révolutionnaires de contester l'idée (que des figures éminentes du mouvement anticapitaliste ont entretenue) selon laquelle un impérialisme européen pourrait représenter une alternative humaine et démocratique aux États-Unis.

La guerre lance un défi au mouvement anti-mondialisation

Il n'y a pas de corrélation simple entre le niveau de la lutte de classe économique, l'ampleur du mouvement anti-guerre et la politique adoptée par les gouvernements vis-à-vis de la guerre. Si l'on considère les grands pays européens où le mouvement anti-guerre a été le plus important, en Grande-Bretagne, le niveau de lutte de classe économique est toujours, hélas, très bas ; mais l'Italie et l'Espagne ont, elles, toutes deux connu des grèves très importantes dans l'année qui vient de s'écouler. Dans ces trois cas, bien entendu, les gouvernements sont pro-guerre. Dans les deux pays anti-guerre les plus importants, il existe de toute évidence une lutte de classe économique bien plus importante qu'en Grande-Bretagne, mais le mouvement anti-guerre est bien plus puissant en Allemagne qu'en France. Il ne fait pas de doute que la politique de Chirac est très populaire en France, mais elle n'est certainement pas dictée, d'en bas, par la pression des masses. Nombre d'éléments jouent leur rôle pour expliquer comment le mouvement et la politique gouvernementale évoluent dans différents pays. Il est certain que l'existence d'un bloc de gouvernements pro-américains, de droite (l'axe Aznar-Berlusconi-Blair) a eu un effet de polarisation dans les pays en question, aidant à stimuler la résistance des masses depuis Gênes (bien que les gouvernements qui ont pris position contre la guerre aient bien sûr également poursuivi des politiques néo-libérales, comme nous le rappelle la lutte actuelle en France sur les retraites).

Le mouvement contre la mondialisation capitaliste a joué un rôle important dans la construction du mouvement anti-guerre. Les réseaux militants qui ont permis le succès des manifestations de Gênes en juillet 2001 se sont attelés à l'organisation des premières manifestations contre la guerre en Afghanistan en Italie et en Grande-Bretagne à l'automne de la même année, avant de jouer un rôle important dans la grande manifestation de Barcelone en mars 2002. Ils se sont également assurés que la guerre serait le thème principal du Forum social européen de Florence en novembre 2002, et ils ont agi pour qu'un appel y soit lancé pour un jour international de protestations contre la guerre, le 15 février 2003 (appel qui est devenu mondial après qu'il a été repris par le Forum social mondial de janvier, une fois encore à cause d'initiatives émanant de certains des réseaux européens impliqués dans le processus du Forum social européen).

En même temps, cependant, la guerre lance un défi au mouvement anti-mondialisation. Attac, en France, a fortement résisté à l'évolution que je viens d'évoquer: elle s'est battue pour que les problèmes de la mondialisation néolibérale et ceux de la guerre demeurent séparés. Cette approche économiciste peut aider à expliquer pourquoi le mouvement anti-guerre a été plus faible en France que, pour l'essentiel, dans le reste de l'Europe. Il traduit une incapacité à comprendre que se saisir de la question de la guerre ne mène pas seulement à une radicalisation du mouvement, à la reconnaissance de plus en plus grande de ce que le capitalisme est aussi l'impérialisme, que les multinationales et la machine de guerre sont liées organiquement, mais qu'elle a également permis une croissance considérable à la fois de l'extension géographique du mouvement et de sa taille dans chaque pays 4. Le rôle joué par le mouvement anti-mondialisation dans la lutte contre la guerre dépend donc de manière déterminante de l'orientation des forces politiques agissant en son sein. La discussion à propos de la guerre fait partie d'un processus plus large de différenciation politique entre les forces réformistes et des forces plus radicales qui y agissent, ce qui est nettement perceptible dans les réseaux anticapitalistes européens. Puisque la boucherie actuelle s'inscrit dans une suite de guerres impérialistes, il est vital que les marxistes révolutionnaires combattent pour que le mouvement contre la mondialisation capitaliste continue à se développer également comme mouvement contre la guerre et contre l'impérialisme.

1. On trouve une bonne analyse de ce processus (encore que plutôt faible du point de vue théorique) dans R. Brenner, The Boom and the Bubble (Londres, 2002) et dans «Towards the Precipice», London Review of Books, 6 février 2003.

2. Pour en trouver une analyse plus approfondie, voir A. Callinicos, «The grand Strategy of the American Empire», International Socialism,(2) 97 (2002).

3. A. Callinicos, «Marxism and Imperialism Today», International Socialism,(2) 50 (1991), et C. Harman, «Where is Capitalism Going ?», II, Ibid, (2) 60 (1993).

4. Voir également A. Callinicos, «War under Attack», Socialist Review,avril 2003.

* Membre du comité de rédaction de International Socialism, du Socialist Workers Party (SWP) de Grande-Bretagne. Auteur de Equalityet de Against the Third Way, Cambridge: Polity, 2000 et 2001.

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