N°12 - 2003
Tendances profondes de l'impérialisme et réalité des rapports politiques Saisir les dimensions multiples d'un projet impérialiste François Chesnais* L'agression des États-Unis contre l'Irak pour renverser le régime, occuper le pays et y établir un proconsulat militaire doit être analysée de façon simultanée et contradictoire sur deux plans. L'invasion traduit des tendances très profondes de la société bourgeoise à l'époque de l'impérialisme, avivées par la présence au pouvoir d'un clan impérialiste précis. L'agression a pourtant mis à nu la fragilité politique du dispositif. Elle a déclenché des processus auxquels les États-Unis ont répondu chaque fois en passant en force, ce qui peut déboucher sur une vraie politique de fuite en avant. Première dimension, les tendances profondes de l'impérialisme. La phase immédiate de la préparation politique de l'agression contre l'Irak a commencé avec la publication, le 17 septembre 2002, d'un document où le gouvernement Bush s'arroge le droit de livrer des guerres préventives chaque fois qu'il considérera que la sécurité nationale et les intérêts des États-Unis sont menacés. Il y aurait «menace» dès que certains «principes», à savoir «la démocratie, la liberté des marchés, le libre-échange», sont remis en cause où que ce soit. Le financier George Soros parle d'un «fondamentalisme de marché» qui prétend se donner la puissance militaire comme source de légitimation: «Aucun empire ne peut reposer exclusivement sur la puissance militaire. Or c'est cette idée qui anime aujourd'hui le gouvernement américain. Sharon y croit aussi et on voit les résultats. L'idée que la puissance fonde le droit est inconciliable avec l'idée d'une société ouverte» 1. L'affirmation, reprise dans les discours de G. W. Bush, d'une conception où «la puissance fonde le droit» n'est pas nouvelle. Elle a été appliquée, de façon pragmatique et sans être théorisée, par la Grande-Bretagne à l'apogée de son empire, avant d'être proclamée par Hitler pour qui «le droit est ce qui est bon pour le peuple allemand» 2. Il ne s'agit pas d'établir d'analogie directe, mais de rappeler avec Hannah Arendt que l'élément en germe dans la société bourgeoise dès sa naissance, à savoir «le besoin pour le processus illimité de l'accumulation du capital» de rencontrer «la structure politique d'un “pouvoir illimité”, si illimité qu'il puisse protéger la propriété privée grandissante en accroissant sans cesse sa puissance» 3, trouve son plein épanouissement à l'époque de l'impérialisme. «La surproduction de capital et l'apparition d'argent “superflu” résultant d'une épargne ne trouvant plus d'investissement productif à l'intérieur des frontières nationales» 4, voit la naissance de formes politiques nouvelles, dont l'une des composantes est la formation d'un corps de «fonctionnaires de la violence [qui] ne peuvent penser que dans les termes d'une politique de pouvoir» et de production et reproduction d'un pouvoir illimité «comme une fin en soi» 5. Les États-Unis sont devenus le principal champ d'un tel processus. Avec la mutation par étapes du complexe militaro-industriel en «complexe militaro-sécuritaire» 6 et le recours toujours plus poussé à la technologie, le Pentagone et les généraux américains ont accentué toujours plus leurs traits de «fonctionnaires de la violence». Ils se sont également rapprochés du centre du pouvoir. En conjonction avec les groupes industriels de l'armement, les groupes pétroliers et le réseau de «think tanks» financés par les fondations où s'abritent les «néo-conservateurs», ils forment un bloc d'intérêts pour qui la reproduction du pouvoir, le leur et celui de l'État américain dont ils sont le cœur, est devenue «une fin en soi». La particularité du gouvernement Bush est d'être le premier gouvernement dans lequel ce bloc a autant de ministres, sous-ministres et conseillers spéciaux. Ceux-ci sont loin d'avoir le pragmatisme associé généralement aux États pour lesquels la finance, le commerce et la tranquillité des affaires sont cruciaux. Mue par la conviction d'avoir une mission divine et forte des calculs de leurs programmes d'ordinateur, cette nouvelle génération de «fonctionnaires de la violence» croit pouvoir façonner la réalité selon ses représentations et ses besoins. Jean-Claude Casanova, élève de Raymond Aron, peu enclin au catastrophisme, avertit ses amis américains que l'occupation militaire directe du Moyen-Orient est peut-être «généreuse par ses intentions, mais […] pourrait être génératrice de catastrophes». Et d'ajouter qu'elle «serait, en tous les cas, difficile à mener, comme toute politique impériale, par une démocratie» 7. Deuxième dimension: la manière dont les rapports politiques sont venus entraver les projets du gouvernement Bush et dont il réagit. L'agression contre l'Irak a été préparée dans le moindre détail par des gens qui étaient (et certains le demeurent toujours) convaincus d'avoir une maîtrise à peu près complète des processus militaires aussi bien que politiques. Ils se sont pourtant heurtés à une succession de résistances qu'ils n'avaient pas prévues ou qu'ils étaient persuadés pouvoir balayer facilement. Les premières sont venues du gouvernement allemand, de Jacques Chirac et des appareils bureaucrato-capitalistes russe et chinois. Ils ont interdit aux États-Unis d'avoir une majorité au Conseil de sécurité, mais même le Mexique et le Chili, sans parler du Pakistan, ont fait connaître leur refus d'appuyer l'agression. Il n'y a donc eu que le Royaume-Uni pour accompagner les États-Unis militairement. Ceux-ci ont reçu, parmi les États d'un certain poids, l'appui politique, assez tiède, du seul Japon. En pleine guerre, celui-ci annonce haut et fort le lancement de deux satellites d'observation militaire ; façon de déclarer: c'est aux puissances régionales d'Asie de régler les problèmes tels que ceux de la Corée du Nord. Les résistances politiques au Conseil de sécurité et même à l'OTAN, loin de faire réfléchir Bush et les siens, les ont raidis. Ils se sont enfermés dans une option unique, aux antipodes de l'action politique maîtrisée. Leur victoire militaire en Irak ne fait pas de doute, mais sur le plan politique elle peut se transformer plus tard en défaite. Déjà Bush et Blair se croyaient sûrs d'être accueillis en «libérateurs», notamment à Bassora. Ils pensaient que les chiites oublieraient les trahisons de 1991 et se soulèveraient. La résistance, politique plus que militaire en Irak, ainsi que le refus de la Turquie de se soumettre à leurs plans ont montré que les rapports politiques sont différents de ceux qu'ils pensaient. Les craquements politiques s'annoncent en Jordanie et au Pakistan, peut-être en Egypte. La pulvérisation de la société irakienne, l'arrivée des «opposants» dans les fourgons de l'armée américano-britannique, les liens étroits entre le clan Bush et l'Israël de Sharon et de l'extrême droite sioniste, sont autant de facteurs qui annoncent de nouvelles réactions fondées sur la force pure et non sur la politique. Sharon en particulier croit avoir les mains libres. Des rapports économiques prédateurs Le contexte immédiat de l'agression en Irak est celui du krach boursier rampant qui annonce une crise économique mondiale très sérieuse, ainsi que les scandales financiers proches du clan Bush (Enron, etc.) attentatoires au fonctionnement même des marchés d'actions. Si important soit-il, ce contexte doit être élargi. La politique que l'Administration Bush pousse à son paroxysme est le fait d'un État qui gouverne un pays de plus en plus dépendant du reste du monde, d'une économie qui a établi avec presque l'ensemble du globe des rapports de ponction et / ou de prédation parasitaires. Les dangers que les États-Unis font courir au monde tiennent au fait que l'existence quotidienne des Américains en dépend, de sorte que ces rapports peuvent être présentés à la «majorité silencieuse» comme devant être défendus coûte que coûte. Le miracle déjà presque oublié de la «Nouvelle Economie» a reposé sur le développement continu de déficits ou de déséquilibres étroitement interconnectés: un «taux d'épargne intérieur négatif», expression comptable de dépenses supérieures au revenu courant, permis par un endettement privé très élevé, issu d'une politique de crédit facile pour les banques, les entreprises et les ménages, ainsi que par un déficit toujours plus élevé du compte extérieur courant de capital (celui qui enregistre les transactions financières internationales), accompagnés enfin d'un déficit de la balance extérieure courante, qui s'est accru d'année en année pour atteindre des niveaux qu'aucun pays industriel n'a connus sur une période aussi longue. Un cinquième s'y est ajouté: depuis 2001, le déficit budgétaire fédéral a explosé de nouveau sous l'effet conjoint de la hausse des dépenses militaires, de la politique fiscale de Bush et de la récession. Pour assurer le placement des bons du Trésor et la liquidité des marchés d'actions à Wall Street et au Nasdaq, les États-Unis ont besoin d'un afflux quotidien extérieur de 2 milliards de dollars. La dépendance est également énergétique. Depuis une décennie, les réserves pétrolières des États-Unis s'épuisent. Leur existence a été un formidable atout concurrentiel pour eux, mais a fondé aussi un bloc d'intérêts économico-financiers fondé sur le pétrole et l'automobile, qui a été depuis longtemps au cœur de l'impérialisme américain. En affirmant, pour justifier le torpillage de l'accord a minima de Kyoto sur l'effet de serre, le caractère intangible du mode d'existence matérielle des Américains, de l'automobile privée comme fondement constitutif central de «leur mode de vie», G. W. Bush s'est fait longtemps avant le 11 septembre le porte-parole de ces intérêts. Sa défense de cet «American way of life» exprime une volonté consciente de reproduction d'une forme définie de domination sociale au plan mondial. La polarisation de la richesse entre les mains d'une petite, voire d'une toute petite fraction de l'humanité, elle-même concentrée majoritairement dans les pays capitalistes avancés, n'est pas limitée aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais c'est dans ces pays, où le capital rentier bousier est le plus puissant socialement, que ces rapports sont défendus le plus systématiquement comme «naturels» et immuables. De vrais désaccords sur la «gouvernance mondiale» Le gouvernement allemand, Jacques Chirac (car ni l'UMP, ni le Parti socialiste n'auraient été aussi loin que lui), ainsi que les appareils russe et chinois ont refusé de suivre les États-Unis et même de leur donner un aval pour plusieurs raisons. Il y a les intérêts économiques et politiques propres, ainsi que la compréhension des menaces potentielles pour eux-mêmes, l'agression ayant valeur d'avertissement. Dans le cas de la Russie et à cette étape aussi de la Chine, il s'est surtout agi d'améliorer les conditions des négociations en cours ou à venir. Il n'est pas dans les possibilités de la première, ni dans les priorités de la seconde d'aller beaucoup plus loin dans une tension avec les États-Unis. Dans le cas des Allemands (le gouvernement Schröder, mais aussi la majorité de la Démocratie chrétienne), comme de Jacques Chirac, il y a la conviction que l'état des rapports politiques interdit, au Moyen Orient en particulier, le retour à des formes de domination coloniales (le «mandat»), qu'il suppose des politiques correspondant mieux à l'état réel des rapports politiques et exige enfin une vraie concertation. Dans cette appréciation, il y a le poids des rapports politiques internes et l'héritage de l'histoire. Il n'y a pas seulement la défense d'intérêts impérialistes «nationaux», mais un vrai désaccord de méthode. En tant que conflit inter-impérialiste, le «conflit Ouest-Ouest» ne peut pas aller bien loin. Les écarts abyssaux dans les rapports de force technologiques et militaires sont à eux seuls suffisants pour l'interdire. La communauté d'intérêt dans la défense de la domination mondiale des pays capitalistes avancés aussi. Mais Schröder et Chirac ne sont pas isolés. Après huit jours de guerre, à Bruxelles, face au secrétaire d'État adjoint au Commerce, les dirigeants industriels européens ont exprimé les mêmes positions. Vu le degré élevé d'entrelacement des capitaux entre les deux côtés de l'Atlantique, ils exprimaient aussi les craintes d'une partie de leurs homologues. Aux États-Unis, les fractions impérialistes peu favorables à la politique du clan Bush ont exprimé leur scepticisme, voire leur hostilité, face à la politique au Moyen-Orient. L'empressement du clan Bush de répartir les contrats de «reconstruction» auprès de ses fidèles traduit l'obligation pour lui de s'assurer de tous les soutiens qu'il peut tant qu'il est encore temps. Il s'agit donc non de contradictions inter-impérialistes «classiques», mais de fissures dans le dispositif de domination mondial. Schröder et Chirac voudraient faire comprendre à Bush que ce dispositif ne peut pas être assuré par des politiques dictées par les seuls intérêts de leur faction, ni même de ceux du capital rentier concentré à New York et à la City de Londres. Leur position est l'une des facettes de la crise d'orientation plus large dans les sphères dirigeantes du système impérialiste. Elle ne se terminera pas avec la victoire militaire. Les soubresauts ultérieurs au Moyen-Orient et en Asie, comme sur le «front économique» aux États-Unis, viendront la relancer. Cette crise ne peut être résolue que par un changement de gouvernement aux États-Unis, ce qui, à moins d'événements dramatiques imprévisibles, ne peut pas se faire avant janvier 2005. Même dans ce cas, elle laissera des traces profondes. Comment lutter pour une Europe point d'appui de la lutte anti-impérialiste mondiale Les fissures dans le dispositif de domination mondial sont des brèches que les salariés organisés peuvent exploiter dans beaucoup de pays, en Europe comme en Amérique latine, et par lesquelles le mouvement de masse des exploités peut s'engouffrer, au Moyen-Orient, au Maghreb et en Asie. Les divisions, même temporaires, du camp impérialiste sont en soi un appel à l'action des salariés et des exploités. La guerre a déjà re-mobilisé des secteurs de la jeunesse. Les mobilisations et les regroupements effectués dans le cadre de l'anti- ou de l'alter-mondialisation, notamment le Forum social de Florence de novembre 2002, l'annonçaient. Le travail politique mené sur ce terrain a fécondé la lutte contre la guerre. Aux États-Unis, des dizaines de milliers de militants et de citoyens actifs ont renoué avec l'action politique, établissant un lien entre l'agression contre l'Irak et les atteintes profondes aux libertés politiques et aux droits individuels du «Patriotic Act» voté par le Congrès après le 11 septembre. Ils sont encore une infime minorité dans un pays dont les habitants vivent dans l'ignorance et la peur du reste du monde. Composante essentielle, «déterminante en dernière instance» de la lutte contre l'impérialisme, leur croissance dépend beaucoup de l'ampleur et du programme politique des mobilisations ailleurs. En Europe, la mobilisation contre la guerre a été très inégale d'un pays à l'autre, mais elle a été commune à tous. Le rôle des partis «ouvriers» traditionnels a été faible ou très faible. A quelques exceptions près, la mobilisation ne peut pas être attribuée au seul travail des organisations d'extrême gauche. Les manifestations ont été le fait de citoyens «ordinaires» aidés par des militants, souvent non membres d'un parti. Le degré inégal de mobilisation traduit plusieurs phénomènes, dans des configurations propres à chaque pays. Fût-ce de façon inconsciente, le souvenir collectif du fascisme a joué en Italie, en Espagne et en Grèce celui de l'occupation impérialiste de 1944-1948. Un facteur important tient au degré de rupture des salariés et des jeunes avec le système parlementaire oligarchique, dont l'un des éléments est l'état de leurs rapports avec les partis sociaux-démocrates et ex-staliniens exerçant ou ayant exercé le pouvoir en «alternance» avec les partis bourgeois classiques. Cela s'applique à l'Italie et à l'Espagne, en partie au Royaume-Uni. Comment expliquer la faible mobilisation en France ? Pour une part, comme un legs direct du vote Chirac du 5 mai 2002, mais aussi parce que l'idéologie de la «République» et le souverainisme, insuffisamment ou pas combattu du tout par les organisations d'extrême gauche, ont ralenti l'extirpation du virus du colonialisme dans des milieux ouvriers qui sont par ailleurs allés loin dans leur rupture avec la Ve République. Dans les pays de l'Est, après un temps de retard, on a aussi vu une forte prise de conscience de la nature et des enjeux de l'agression contre l'Irak. Même les observateurs les plus obtus ont noté que, si les gouvernements européens ont étalé de profondes divergences, une partie souvent significative des salariés et surtout de larges secteurs de la jeunesse ont exprimé un même refus de la guerre. Les États-Unis ont porté un coup peut-être définitif à «l'Europe politique». L'enjeu est de savoir si les salariés et la jeunesse pourront la construire à la place des bourgeoisies. Cela suppose de transférer l'acquis du combat anti-guerre sur le terrain propre de la lutte entre capital et travail. Plus que jamais, les instances de l'Union européenne, notamment la Commission, apparaîtront comme étant les instruments de la mondialisation impérialiste, les interlocuteurs permanents (presque les agents) des États-Unis. Il faudrait savoir aider les salariés et la jeunesse à tourner leur indignation et à diriger leur colère contre ces instances. Cette centralisation serait alors le tremplin pour l'élaboration du programme d'une vraie Europe des travailleurs, point d'appui pour la lutte anti-impérialiste partout dans le monde. Mais la condition première de tout cela est l'indépendance politique complète du combat, ce qui suppose le combat contre le réformisme, notamment ses versions nouvelles, et la rupture avec ceux qui relaient les positions de la bourgeoisie «éclairée» chez les salariés et dans la jeunesse.n 1. Le Figaro, 13 mars 2003. 2. Voir Hannah Arendt, L'Impérialisme, chapitre V, Seuil, Points Politique, 1982, pp. 251 et 286. 3. Ibid, chapitre I, p. 43. 4. Ibid, chapitre I, p. 29. 5. Ibid, chapitre I, pp. 32-33. 6. Pour les étapes de cette mutation, voir Claude Serfati, La mondialisation armée, le déséquilibre de la terreur, Textuel, La Discorde, 2001, ainsi que les notes qu'il a publiées en 2002 et en 2003 et qui ont été mises sur les sites Internet d'attac et de à l'encontre. 7. Le Monde, 22 mars, 2003, p. 18. * Economiste, membre du comité de rédaction de la revue Carré rouge et du conseil scientifique d'attac. Haut de page
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