N°11 - 2003
Orange: première grève dans la téléphonie mobile Les salarié·e·s dérangent, le syndicat range De fin janvier à début mars, le mouvement de lutte et de grève des salarié·e·s d'Orange a révélé la disponibilité et la radicalité d'un secteur dit nouveau du salariat. Nous nous sommes entretenus avec le secrétaire de l'Union syndicale vaudoise Matteo Poretti, qui a suivi cette lutte, afin d'effectuer un premier examen, du point de vue d'une politique syndicale, de cette importante mobilisation. Pourquoi a-t-il fallu attendre la publication dans le quotidien 24 heures (Vaud) du 18 janvier 2003 d'une information sur des licenciements à Bussigny et des transferts vers le site de Bienne prévus par la direction d'Orange pour qu'une réaction des salarié·e·s ait lieu ? Matteo Poretti:En effet, des rumeurs circulaient depuis décembre 2002. Mais aucun travail d'information n'a été fait par les responsables du syndicat de ce secteur, le Syndicat de la communication. Or, Orange restructurait depuis plusieurs mois au Danemark, en Suède, en Allemagne. Et il était connu que France Télécom - le «propriétaire» d'Orange - allait chercher aussi bien dans la société mère que dans les sociétés qu'il contrôle la possibilité d'accroître les marges de profit pour améliorer sa position face à ses créanciers et faciliter sa nécessaire recapitalisation (recherche de nouveaux capitaux), étant donné son énorme endettement (100 milliards de francs suisses). On constate donc une inexistence du travail d'information qui permettrait de crédibiliser l'organisation syndicale auprès du personnel de ces secteurs (téléphonie, télécommunication) et d'anticiper des décisions des directions. Après le 18 janvier, les salariés n'étaient-ils pas sur le qui-vive ? Certainement. Mais il a fallu attendre le 31 janvier, après une vidéoconférence où ils ont appris qu'interviendraient 235 licenciements et quelque 200 transferts à Bienne pour qu'une réaction se fasse. On se trouvait alors dans la situation suivante. D'un côté, des salarié·e·s révoltés par les conditions formelles et matérielles de leur licenciement. Ils et elles avaient pris au sérieux des éléments du discours patronal, entre autres ceux portant sur les perspectives resplendissantes d'Orange, qui validaient un investissement personnel qui serait récompensé. Brutalement s'écroulent aussi bien «l'aventure Orange» que la valorisation d'y participer. Le statut de salarié apparaît dans sa crudité. L'utilisation de la force de travail n'a de sens que si elle permet de valoriser le capital. La spontanéité de la réaction traduit une déception et le début d'une compréhension de leur situation de simple salarié et non pas de membre de la grande famille Orange. De l'autre côté, il y a le Syndicat de la communication qui se présente pour établir un «dialogue» avec la direction d'Orange et trouver «un bon plan social». On constate, tout d'abord, un déphasage entre l'action spontanée radicale de débrayage faite le 31 janvier et l'attitude du Syndicat de la communication qui, dans son communiqué du même jour, «exige de l'entreprise l'ouverture de négociations avec le Syndicat de la communication [sic] en vue d'un plan social, le plan social de l'entreprise se révélant insuffisant». Le syndicat ajoute qu'il «entretient un dialogue social avec l'entreprise en vue d'une convention collective de travail... depuis environ deux ans». Ce qui, si la chose est vraie, revient à reconnaître sa cécité. Ensuite s'exprime le besoin d'une structure de type syndical. C'est cela qui conduit les employés d'Orange Bussigny à utiliser le Syndicat de la communication - qui n'est pas implanté dans l'entreprise - tout en nommant des délégués du personnel. Les salariés mobilisés considèrent que les représentants syndicaux sont censés connaître leur métier comme eux le leur. La très large majorité des salariés d'Orange à Bussigny ne semblaient pas se mobiliser contre les licenciements, mais semblaient vouloir obtenir un dédommagement de 12 mois de salaire, puis de 6 mois. Il est exact que la question de l'emploi n'était pas au centre. Il était courant d'entendre, parmi les plus jeunes, la phrase suivante: «Je ne veux plus travailler chez Orange. Nous voulons que l'entreprise paie un maximum.» Le Syndicat de la communication, dès l'assemblée du lundi 3 février au soir, a envisagé ce type de revendication sous le strict angle de l'obtention d'un meilleur plan social ; ce qui s'inscrit dans la tradition syndicale. Dès lors, cela a concouru à mettre au second plan le thème des licenciements et de l'emploi. Or, si la réaction initiale, de rage, particulièrement chez les jeunes, était celle du rejet de l'entreprise, la question de l'emploi et donc d'une lutte qui se déroule sur le terrain de «l'outil de production» (le site de Bussigny) aurait pu occuper une place plus importante. Du 3 au 13 février, la direction a joué la montre. Elle a cherché à diviser les salariés, à mener des entretiens individuels pour donner l'impression que les transferts à Bienne se faisaient sans difficulté. De plus, elle prétendait qu'une consultation des salariés était en train de s'effectuer, sous sa responsabilité. Ces manœuvres échouèrent. La cohésion d'équipe - une valeur vantée par Orange - se maintenait. Les trajectoires professionnelles antérieures de chacun ne se traduisaient pas par des divisions. Dominait le sentiment de faire partie d'un collectif. De ce point de vue, il est possible de dire qu'il y avait une conscience syndicale de base. Pour tout syndicaliste attentif à la façon dont les salariés réagissent, ce simple élément aurait dû être au centre d'une réflexion et d'une stratégie, car cela a des implications pour d'autres secteurs du nouveau salariat. Le refus net du plan social a aussi été stimulé par son contenu qui apparaissait matériellement d'autant plus ridicule que ceux et celles à qui il était adressé n'avaient cessé d'entendre, durant des années, les prouesses d'Orange: un mois de salaire pour celles et ceux de moins de 40 ans et 1000 fr d'indemnité par année de services. Dans une entreprise dont l'existence remonte à quatre ans, proposer une telle somme relève presque de l'insulte. Après le débrayage du 31 janvier, comment le mouvement s'est-il embrayé ? Devant les tergiversations de la direction, le mardi 11 février, l'assemblée du personnel à Bussigny exprime une forte combativité. Les revendications portent non seulement sur le plan social, mais sur la diminution des suppressions d'emplois. De plus est revendiqué que des salariés qui ont été licenciés antérieurement en raison de restructurations bénéficient du plan social. Le jeudi 13 février, dans l'après-midi, a lieu une «grève d'avertissement». La suspension des mesures de licenciement est conditionnée à l'obtention d'un meilleur plan social. Le Syndicat de la communication met l'accent sur ce qui l'intéresse en priorité: la signature d'une convention collective, ce qui, pour lui, est la preuve de l'existence d'un syndicat et lui permet, subsidiairement, d'obtenir la manne financière (lesdites contributions de solidarité) nécessaire pour faire vivre son appareil, même petit. Une grève dans le secteur de la téléphonie mobile est nouvelle. Les formes d'action ont dû être débattues ? Effectivement, dès le 13 février, s'est posé ce problème. Occuper le site de Bussigny et bloquer le call center de Bienne constituaient le type d'initiative le plus craint par la direction d'Orange. En même temps, ce type d'action aurait exprimé la conscience d'une appropriation de leur lieu de travail par celles et ceux qui, durant des années, avaient dû s'identifier à Orange, à ses lieux de travail, comme signe de leur intégration au fonctionnement de la firme. Le Syndicat de la communication n'a pas mis l'accent sur ce point central. Il ne s'agissait pas, immédiatement, d'engager ce type actions qui exigent une discussion, un accord collectif, un travail d'information, des contacts plus étroits avec l'ensemble des salariés du groupe, en Suisse française et en Suisse alémanique. Mais, toute l'expérience des luttes le montre, il s'agissait de préparer des initiatives de réappropriation des sites, de piquets de grève devant les sites, pour modifier le rapport de force. D'ailleurs, le Syndicat de la communication devait reconnaître le problème puisque, dans son communiqué du 21 février 2003, il avouait: «Signe de bonne volonté, le Syndicat de la communication a renoncé vendredi à bloquer le call center de Bienne. En contrepartie, le syndicat attend de la direction d'Orange qu'elle reprenne les négociations sur un plan social acceptable et une convention collective de travail.» En fait, il a fallu attendre, après le débrayage et la grève d'avertissement, le 20 février pour que le mouvement de grève proprement dit prenne son essor ? Effectivement, si la grève a démarré avec autant de force le 20, après une assemblée le 19 février où elle fut votée à l'unanimité, la raison en est simple: la direction d'Orange avait fait connaître à l'ensemble du personnel, par mail, le mardi 18 février, son plan social «définitif», alors que les négociations étaient censées être en cours ! Donc, une deuxième fois, la direction manifestait tout son mépris pour les salarié·e·s. C'est précisément dans cette phase que le mouvement de grève aurait pu acquérir des formes nouvelles. Les actions telles que l'occupation du shop Orange ou la distribution de tracts dans un centre Coop ou encore faire signer des pétitions de soutien ou apporter sa solidarité aux salariés de Coca-Cola (le site de Coca-Cola Bussigny sera de même transféré dans le canton de Berne, à Bolligen) étaient nécessaires et utiles. Il y a tout un apprentissage à faire sur la conduite d'une grève dans un secteur où les relations avec les usagers sont un élément sensible. Et où l'image de l'entreprise est un enjeu de l'affrontement avec la direction. Toutefois, contrairement à l'idée que ce secteur s'intégrerait à une économie «postindustrielle» - quasi d'ordre virtuel -, le fonctionnement tout à fait concret d'un site, d'un call center, des services commerciaux, d'un relais antenne (switch center), relève en fait d'opérations de production, de production de services. Et cette production de services est d'ailleurs souvent organisée selon des normes de productivité analogues à celles utilisées dans les secteurs de production de biens. Il en découle qu'une grève, comme nous l'avons souligné plus haut, pour optimiser son impact, doit occuper le lieu de production. C'est ce que craignait, avant tout, la direction. Se réunir dans une salle communale à Bussigny durant la journée, marquer son absence du lieu de travail - une absence qui pour une partie des salarié·e·s a pris la forme d'un congé maladie effectif - ne peuvent certainement pas être la seule forme d'organisation de la grève. «Bloquer un centre», plus exactement revendiquer la légitimité d'être présent sur le lieu de production, sur le «pont du bateau» qui a été si longtemps présenté comme le bateau de tous, permet, à la fois, de contrecarrer «l'expulsion» du lieu de travail que concrétise un licenciement et de montrer, a contrario, par diverses initiatives de blocage de l'appareil de production combien l'ensemble des salariés est décisif dans le fonctionnement normal de ce secteur de services qui est souvent présenté comme relevant d'une organisation totalement automatisée, pouvant se passer d'un travail concret. Lorsqu'on engage une grève le jeudi, se pose le problème de passer le week-end... Le week-end du 22-23 février a été un moment difficile ; néanmoins, la grève a continué. Dès le lundi 24, la mobilisation a redémarré. On constatait un progrès dans la conduite démocratique du mouvement, dans la compréhension des enjeux. Les discussions sur le type d'action à entreprendre se sont précisées. Par exemple, bloquer un site en organisant un piquet, y compris avec l'aide d'autres syndicats, comme ce fut discuté avec le SIB (Syndicat Industrie & Bâtiment) de Bienne ; ce qui s'inscrit dans une perspective interprofessionnelle. Commencent aussi des échanges sur la possibilité de «prendre possession» d'un site, de l'occuper. C'est dans cette conjoncture qu'intervient la proposition du vice-président central du Syndicat de la communication, Alain Carrupt, d'interrompre la grève, autrement dit de briser sa dynamique au moment où elle devenait de plus en plus la propriété même des salariés. Les arguments donnés par la direction syndicale sont tout à fait traditionnels: il faut permettre à des institutions - par exemple l'Office fédéral de la communication (OFCOM), organe de régulation - d'intervenir et aussi solliciter les appuis des «partis politiques». Deux traits caractéristiques du syndicalisme de paix du travail s'affirment ici. Tout d'abord, faire une proposition qui tend à exproprier les salariés de leur propre action, de l'apprentissage qu'ils font d'une autodéfense collective, et déposer leur sort dans les mains d'une institution tierce, censée arbitrer, trouver un compromis au-dessus des parties. Ici, l'OFCOM ou les milieux politiques étaient censés devoir remplir cette fonction. Ensuite, la «pause» proposée par le Syndicat de la communication traduit une appréhension de la grève comme une action quasi honteuse qui est imposée aux salariés par une déraison patronale. Cette façon d'envisager la grève a sa racine, entre autres, dans l'ignorance entretenue du statut du salarié, c'est-à-dire de sa position structurellement subordonnée au capital. Si cette situation - que même des juristes du travail reconnaissent en constatant l'asymétrie entre un salarié et un patron dans le cadre d'un contrat de travail - était intégrée à la conception syndicale, la grève serait considérée comme un instrument nécessaire pour modifier, momentanément, le degré de subordination, qui a été mis particulièrement en relief par la décision de licenciements. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si les salariés d'Orange, au cours de l'essor de la grève, avaient le sentiment de retrouver leur dignité dans leur capacité à contester une décision jugée inacceptable et contraire aux «valeurs» qui leur avaient été présentées comme celles d'Orange. La nature antisyndicale, en quelque sorte, de la proposition d'interrompre la grève faite par le Syndicat de la communication apparaît avec plus de force si on l'analyse à partir de ces éléments. D'ailleurs, ce bilan a été tiré par beaucoup de salariés et par des membres de la commission du personnel. Toutefois, sur le moment, le lundi 24 février, la proposition d'interrompre la grève a été acceptée. Le président du Syndicat de la communication, Christian Levrat, et Alain Carrupt ont profité du rapport ambigu au syndicat qui existait chez les salariés d'Orange. Ils avaient démarré eux-mêmes le mouvement, mais, découvrant l'action syndicale, ils plaçaient une partie de leur confiance dans ceux censés la représenter: les dirigeants du Syndicat de la communication. Je dis bien une partie. Car, lors de l'assemblée, la proposition d'interruption de la grève n'a été qu'à moitié acceptée. Le Syndicat de la communication proposait d'interrompre la grève du 24 février au 3 mars. L'assemblée décida de ne l'interrompre que jusqu'au 27 février. En outre, les menaces, les pressions de la part de la direction d'Orange traduisaient la détermination patronale. C'est dans le secteur administratif que les menaces ont été les plus nettes. Les salariés ont y compris découvert documents informatiques de la direction des ressources humaines qui révélaient le système de notation du personnel. Le mythe Orange se délitait. Après la «pause», il fallait redémarre encore une fois... Malgré la décision pour le moins malvenue d'interrompre la mobilisation, la reprise de la lutte le 28 a été bonne et le personnel censé travailler le week-end ne s'est pas rendu sur le lieu de travail à Bussigny. La solidarité avec ceux et celles d'Orange s'exprimait avec force. Pour preuve, plus de 7000 signatures ont été réunies en quelques jours et remises au syndic de Bussigny. Le mardi 4 mars, une accélération du mouvement se produit. Les grévistes bloquent le centre d'appel de Bussigny. Ce blocage débouche sur des discussions avec celles et ceux qui veulent travailler. Plusieurs y renoncent, l'apprentissage d'une argumentation se fait et personne n'est physiquement empêché d'entrer. Il est vraiment décisif de comprendre que, malgré l'inexpérience et les obstacles à franchir, la dynamique de lutte se maintenait. L'argument de la fatigue, si vite et à propos invoqué par les permanents syndicaux, ne pouvait être avancé à cette date. Dès le 4 mars, chez plus d'un salarié et parmi les responsables du mouvement, la conviction que seul un blocage des sites contraindrait la direction à reculer se faisait plus forte. D'ailleurs une telle initiative de blocage des sites, le plus large possible, fut envisagée pour le 7 mars. Or, la préparation de cette action, comme l'a mentionné y compris la presse (Le Temps du 7 mars), a été rendue publique ! Ce qui revenait à en désamorcer l'efficacité. Comme par hasard, c'est à ce moment que la direction d'Orange propose une nouvelle mouture du plan social, par e-mail, directement aux salariés. Elle ne négocie pas avec le syndicat qui était censé depuis deux ans discuter avec elle. Face à cette proposition, l'assemblée des salariés d'Orange, réunie le 6 mars à 18 heures à la Salle des Cantons à Lausanne, voit son centre de gravité être changé: accepter ou non le plan social reçu et arrêter l'action. Comme de normal, dans une telle assemblée, s'expriment simultanément la radicalité d'un secteur et les incertitudes d'un autre. Les dirigeants du Syndicat de la communication captent immédiatement ces hésitations. Ils ne cherchent pas à tirer vers le haut la conscience issue de quelques semaines d'action. Ils prônent l'acceptation du nouveau plan social, car leur objectif prioritaire est de signer une convention collective avec Orange, Sunrise ou T-Systems. Pour un petit appareil syndical issu d'une structure liée à une entreprise publique (PTT), la signature d'une CCT - à n'importe quel prix comme le démontre l'acceptation de la paix absolue du travail même en cas de vide conventionnel à La Poste - prend le pas sur la défense optimale des intérêts des salariés et sur le développement d'un réseau de militants syndicaux qui est pourtant décisif pour l'avenir de ce nouveau salariat, sans même parler des salariés de Swisscom qui demain seront la cible de nouvelles restructurations. Haut de page
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