N°11 - 2003
Qui sont ces Chypriotes turcs qui font trembler les généraux d'Ankara ? L'étrange solitude d'un combat internationaliste Le 17 février 2003, Tassos Papadopoulos, candidat du Parti démocratique (centre droite), gagnait l'élection présidentielle dans la Chypre grecque. Il avait le soutien du PC (AKEL) et du Parti socialiste (KISOS). Il dispose d'une majorité au parlement élu en mai 2002. La proposition d'accord faite le 28 février par Kofi Annan «d'accord cadre de paix» pour régler la réunification de l'île, qui conditionne, en partie, les relations entre Ankara et l'Union européenne, a échoué. A l'occasion de la venue de Kofi Annan se sont déroulées d'impressionnantes manifestations de Chyptriotes turcs «autochones» contre Ankara, son administration à Chypre, et en faveur de l'unité. Le ballet diplomatique a fait la une des médias. Par contre, le quasi-silence est de rigueur sur le combat des Turcs «autochtones» de la Chypre du nord, un combat contre les militaires d'Ankara, contre leur représentant Rauf Denktash et pour une réunification effective de Chypre. Il faut faire tomber ce silence. - Réd. Georges Mitralias* C'est avec stupeur que la grande presse internationale découvre, depuis quelque deux mois, que par dizaines des milliers des Chypriotes turcs descendent dans la rue pour réclamer la démission de leurs dirigeants et la réunification de l'île. Ce mouvement de toute une communauté ne tombe pas du ciel. Il ne date pas du sommet européen de Copenhague (13 décembre 2002) qui a scellé l'adhésion de Chypre à l'Union européenne (UE) ou de la présentation du plan pacificateur de Kofi Annan. Les Chypriotes turcs se soulèvent Ce que tout le monde appelle aujourd'hui «l'insurrection des Chypriotes turcs» n'est que l'aboutissement d'un long processus de radicalisation de l'ensemble des «autochtones» chypriotes turcs. Ce processus n'était ni secret ni invisible. Il a été ponctué par d'énormes mobilisations populaires: quatre grèves générales ; prise d'assaut du «parlement» chypriote turc par 15 000 militants ; manifestations de masse successives, avec érection de barricades. Elles ont abouti souvent à de très violents affrontements avec la police de Rauf Denktash. On peut dès lors se poser la question suivante: pourquoi la grande presse internationale et les chancelleries du monde entier découvrent seulement maintenant un mouvement d'une telle ampleur ? La réponse est simple: parce que la reconnaissance même de la dissidence des Chypriotes turcs mettrait directement en question les équilibres instables voulus par l'impérialisme ; et cela avec les complicités des bourgeoisies grecques et turques, comme du régime de Denktash. Mais, avant tout, seraient interrogées les pratiques de l'état-major turc, c'est-à-dire la pierre angulaire de la domination impérialiste dans la région. L'alliance initiale de 90 syndicats, ONG, mouvements sociaux et partis de gauche de la communauté chypriote turque ne s'est pas limitée à demander le départ de Denktash. Ella a osé ce qu'aucun parti de la gauche turque n'avait jamais fait: s'attaquer directement aux fondements du pouvoir d'Ankara, fustigeant «l'occupation du nord de l'île par l'armée turque» et demandant la démilitarisation de l'île et le départ des généraux turcs ainsi que de leurs acolytes fascistes (les célèbres «Loups Gris») ! L'affront était - et continue à être - de taille. Des Turcs osaient se déclarer «d'abord chypriotes» et, pire, ils dénonçaient «l'occupation militaire» et «l'oppression économique et politique» qui leur était imposée par ceux qui prétendaient être leurs libérateurs. Les généraux d'Ankara n'ont pas tardé à mesurer tout le potentiel explosif de la révolte de leurs sujets chypriotes turcs. Leur réaction fut très dure. A l'embargo économique international (décidé à l'instigation d'Athènes et du gouvernement chypriote) a été ajouté un deuxième appliqué par l'Etat turc à travers l'imposition de la (très dévaluée) lire turque comme monnaie officielle de l'Etat de Rauf Denktash. Mais, comme la misère galopante ne suffisait pas à calmer les esprits, une politique de terreur bien ciblée a pris le relais. Depuis 1996, dans la partie nord de Chypre, plasticage des bâtiments des journaux dissidents, passages à tabac, arrestations et emprisonnements de journalistes et de syndicalistes, assassinat des opposants politiques sont devenus monnaie courante. Bien que terriblement éprouvés par la répression, le chômage et la vertigineuse baisse de leur niveau de vie (leur revenu moyen annuel per capita est actuellement d'environ 2500 dollars contre presque 14 000 dollars du côté grec !), les Chypriotes turcs ont riposté en se radicalisant encore plus. Regroupés derrière la plate-forme «Ce pays est à nous !», les organisations coalisées représentent pratiquement toute la société chypriote turque, à l'exception des colons venus du continent depuis la division de l'île en 1974 et les soldats des forces armées turques. Une communauté menacée d'extinction Il est difficile de comprendre comment a été rendu possible le fait suivant: une petite communauté se révolte contre sa «mère patrie» et fait preuve d'une abnégation et d'un sens du sacrifice qui frisent l'héroïsme d'autres temps. Par exemple, qu'est-ce qui pousse les rédacteurs du quotidien Avrupa (Europe) - aujourd'hui Afrika, après son énième interdiction - à braver toutes les confiscations de leur imprimerie, les condamnations, les arrestations, les emprisonnements, les attentas et les plasticages de leurs locaux ? Pourtant, ils persistent, depuis des années, à qualifier le gouverneur militaire turc de «gauleiter» et les généraux d'Ankara de «Pinochet en puissance». Et aussi, qu'est-ce qui fait que des syndicalistes, comme des jeunes filles de 16 ans, foncent tête baissée dans la lutte, bien que sachant parfaitement que leurs chances de gagner sont pratiquement nulles ? Il ne faut chercher l'explication à ce courage et de cette détermination des Chypriotes turcs ni dans la répression, ni dans les seules conditions de vie misérables et les humiliations quotidiennes qui leur sont infligées par «l'occupant». En réalité, ce qui les rend capables de s'unir, de se radicaliser et surtout de se battre désespérément, comme s'il ne leur restait aucune autre issue, c'est que les Chypriotes turcs sont pleinement conscients qu'ils constituent une espèce humaine menacée d'extinction à très court terme. Il ne s'agit pas d'une crainte atavique. Elle est nourrie par la diminution galopante de leur nombre et le changement drastique de la composition de la population de l'Etat de Rauf Denktash depuis une vingtaine d'années. Etant donné les conditions qui leur sont faites, les Chypriotes turcs émigrent en masse (surtout en Angleterre et en Australie), tandis qu'augmente régulièrement le nombre des colons turcs (de préférence des paysans venant d'Anatolie) dont le transfert est organisé par les autorités d'Ankara. C'est exactement la conscience qu'il ne leur reste plus que quelques années avant que leur communauté soit définitivement disparue qui rend les Chypriotes turcs si unis et déterminés dans leur combat actuel. En d'autres termes, c'est leur condition de... «Peaux Rouges» de la Méditerranée qui les pousse à se battre avec le désespoir d'un condamné à mort. Ce n'est pas un hasard si leurs directions sont de gauche ou d'extrême gauche, si dans leurs manifestations flottent des drapeaux à l'effigie de Che Guevara et s'ils préfèrent chanter «Bella Ciao» plutôt qu'autre chose. L'explication est plutôt simple: ne disposant d'aucun allié parmi les forces traditionnelles turques, grecques ou internationales et étant très coupés du monde extérieur (grâce au double embargo), ils sont contraints d'aller chercher plus loin, de s'identifier avec les grandes luttes pour l'émancipation du genre humain. Une tragique solitude Cependant, il faut reconnaître la triste réalité: malgré le succès manifeste de leur combat, les Chypriotes turcs restent presque totalement isolés. Très peu leur tendent la main, popularisent leur cause ou, mieux, viennent à leur secours répondant à leurs appels internationalistes. C'est la gauche et le mouvement progressiste turc et grec qui portent les plus grandes responsabilités pour cette situation. Il faut citer au premier rang l'AKEL, le tout-puissant parti communiste des chypriotes grecs ; le plus influent PC du monde occidental qui frise les 40 % de voix aux élections. Il lui incomberait la tâche d'appuyer concrètement et avec toutes ses forces la lutte de ses compatriotes du nord de l'île en faveur de la réunification de Chypre «par en bas». Force est de constater que, malgré des professions de foi internationalistes, l'AKEL a d'autres priorités. Par exemple, faire élire - ce qui fut le cas - son candidat Tassos Papadopoulos à la présidence de la République. Ce dernier est non seulement le leader d'un grand parti bourgeois, mais surtout un chauvin «turcophage» patenté. Le résultat est affligeant. D'un côté, la plate-forme «Ce pays est à nous» fait descendre dans les rues jusqu'à 70 000 manifestants chypriotes turcs (presque les deux tiers de la population), qui réclament la réunification, qui se prononcent pour la fraternisation des communautés et pour le renversement de Denktash et de son régime fantoche. De l'autre, c'est la droite chypriote grecque - représenté par l'ancien président Glafcos Cléridès - qui a pris l'initiative politique et diplomatique et a tendu la main, même hypocritement, à ses voisins du nord. L'Akel n'a pas l'exclusivité d'une attitude chauvine et désastreuse. La gauche grecque - sauf quelques exceptions - est aveuglée par son «anti-impérialisme» primaire. Cela se traduit par l'adoption d'une posture consistant à dire: «Notre Chypre grecque est menacée de partition définitive par les impérialistes et leur gendarme turc». Ainsi, elle n'est plus capable d'écouter les appels angoissés des Chypriotes turcs. Faisant preuve d'un nationalisme exacerbé, le PC grec de l'intérieur louche vers les divers «fronts patriotiques» qui rassemblent toute la racaille chauvine et nostalgique d'une droite musclée. Cette gauche pérore sur «l'expansionnisme turc» et les «intrigues anti-grecques» de l'impérialisme américain et de l'UE, sans se soucier du sort de ceux qui, comme les Chypriotes turcs, sont «les plus opprimés des opprimés» et constituent de fait l'avant-garde du combat anti-impérialiste dans la région. L'urgence d'une solidarité internationale Faut-il conclure que la lutte des Chypriotes turcs est sans espoir ? Que leur insurrection est condamnée à rester une simple occasion historique perdue non seulement pour la gauche chypriote mais aussi pour le mouvement ouvrier et progressiste de Grèce, de Turquie et du Moyen-Orient ? En réalité, beaucoup dépendra du nouveau mouvement international contre la mondialisation capitaliste qui se reconnaît, entre autres, dans le Forum social européen. D'abord, il faut que ce mouvement s'informe, qu'il fasse un effort pour approfondir sa connaissance de la vraie nature de la révolte chypriote turque, de son extraordinaire potentiel internationaliste qui dépasse largement les limites de Chypre et s'étend bien au-delà de la Turquie et de la Grèce. Mais, surtout, il faut qu'il agisse vite. Qu'il prenne des initiatives simples mais concrètes, sur le terrain, à Chypre même, pour aider ceux qui, dans les deux communautés (turque et grecque), tentent déjà de jeter des ponts, d'abattre les lignes vertes de la haine nationaliste, de construire des organisations, des syndicats et des mouvements mixtes et intercommunautaires, radicaux, internationalistes et de classe. Ces forces sont encore très minoritaires au sud grec, mais largement majoritaires au nord turc. Ce qui leur manque est la coordination, l'encouragement, l'appui de l'extérieur, la solidarité active immédiate de tous ceux qui luttent pour «un autre monde possible»... * Journaliste grec Haut de page
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