N°11 - 2003

Palestine-Israël: remettre en cause l'Etat sioniste


1. Pour un Etat laïque et démocratique,Paul Flewers
2. La solution de deux Etats,Martin Thomas
3. Un Moyen-Orient socialiste et unifié,Moshe Machover
4. Un mot d'ordre pour le présent.Un état laïque démocratique


- Quelles voies pour la libération de la Palestine historique ?

La victoire du Likoud d'Ariel Sharon à l'occasion des récentes élections israéliennes et la formation par par l'assassin de Sabra et Chatila d'un gouvernement opposé même à l'existence d'un Etat palestinien croupion ne peuvent que renforcer le cours engagé, ouvertement depuis deux ans et demi, par l'Etat sioniste: écraser et étouffer la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza, et mettre en place, de ce fait, un projet de déportation graduelle.

C'est dans les situations tragiques, au moment où tout «espoir d'une solution» semble ruiné, que ressurgissent, par nécessité, des discussions. En Palestine, il porte non seulement sur l'alternative à la politique de l'actuelle l'Autorité palestinienne (voir à ce propos l'article d'Edward Saïd intitulé «Impératifs urgents», publié sur le site www.alencontre. org), mais sur les objectifs politiques à long terme de la lutte de libération nationale palestinienne. En outre, le mouvement antisioniste en Israël, certes très marginal, est contraint à reprendre des débats intrinsèques à sa difficile posture au sein même de l'Etat sioniste.

Ces réflexions, ces polémiques concernent celles et ceux qui soutiennent le mouvement de libération palestinien et qui s'opposent à la politique de l'Etat sioniste. En effet, au-delà des actions urgentes de soutien, des campagnes d'explication, une solidarité raisonnée sur le long terme ne peut se nourrir de la seule dénonciation des crimes de la politique de Sharon. De même, elle ne peut pas manifester une myopie, pour ne pas dire un aveuglement, sur ce qu'est l'Autorité palestinienne, sur sa politique, sur la corruption d'une grande partie de ses composantes. Comprendre n'a jamais affaibli un mouvement de solidarité. Par contre, l'aveuglement émotionnel l'a souvent conduit, assez vite, au désarroi.

Un «Etat palestinien indépendant»

Ghada Karmi, Palestinienne, auteure d'un remarquable ouvrage -«In Search of Fatima. A Palestinian Story» (Verso, octobre 2002) -, faisait remarquer récemment: «En 1993, lorsque les Accords d'Oslo furent signés, dominait l'idée que la création d'un Etat palestinien indépendant n'était qu'une question de temps. Même si les Accords d'Oslo n'exprimaient pas ouvertement cette idée et n'indiquaient aucune date limite pour sa concrétisation, cela n'empêcha pas la majorité des Palestiniens de penser que c'était le cas.»

Les efforts de la diplomatie des Etats impérialistes de l'Union européenne, et diverses initiatives des Etats-Unis, ont participé à renforcer cette perception.

Or, dix ans plus tard, alors que la situation des masses palestiniennes s'est encore aggravée, que l'Autorité palestinienne semble être une souris dans les pattes du chat israélien, la position officielle de Yasser Arafat et de l'OLP reste: un «Etat palestinien indépendant», dont les contours, la distribution spatiale (colonies juives, axes routiers de surveillance, etc.), la structure restent dans le flou le plus complet.

Que cette revendication d'un Etat palestinien corresponde à une aspiration générale de la population palestinienne, cela est plus que compréhensible.

Mais, comme le remarque Ghada Karmi, dans la revue libanaise «Al-Adab»: «Un Etat palestinien indépendant, tel qu'il pouvait être imaginé en 1993, n'est pas viable.»

La perspective de la création d'un Etat palestinien, à côté de l'Etat israélien, a commencé à se matérialiser en 1974 lorsque le Conseil national palestinien (CNP) prit la décision de créer une «autorité» dans une partie quelconque de la «Palestine libérée».

Plus tard, cette «autorité» est devenue synonyme d'Etat palestinien. L'Autorité palestinienne actuelle est, de ce point de vue, la suite de cette décision ; quand bien même le contexte présent est fort éloigné de celui qui prévalait en 1974. Par étapes, depuis cette date, Yasser Arafat a donné comme fondement territorial à cet Etat palestinien indépendant: la bande de Gaza et la Cisjordanie, avec Jérusalem-Est comme capitale de ce potentiel Etat indépendant. En 1976, la Ligue arabe a accepté l'OLP et «l'autorité palestinienne» comme représentant un Etat. Dès lors, la Palestine est devenue un Etat membre de la Ligue arabe.

Douze ans plus tard, en novembre 1988, réuni à Alger, le Conseil national palestinien va accepter formellement l'existence de deux Etats indépendants séparés: l'Etat palestinien d'un côté et l'Etat israélien de l'autre.

Quatre ans après les Accords d'Oslo, en 1997, Yasser Arafat annonçait qu'il déclarerait un Etat palestinien indépendant le 4 mai 1999, quelles que soient les circonstances. Et, depuis lors, la direction Arafat réitère cette option. Même si les frontières de cet Etat n'ont jamais été définies, même si les négociations de Camp David et de Taba, en 2000-2001, n'ont abouti à aucune décision concrète.

On se trouve donc dans une situation paradoxale. D'un côté, il semble que l'objectif d'un Etat palestinien indépendant reste à l'ordre du jour, même s'il possède les caractéristiques d'un ovni. Et, de l'autre, la politique de l'Etat sioniste a abouti à transformer la bande de Gaza et la Cisjordanie, après plus de trente ans de colonisation systématique et de destructions planifiées, en un «territoire» rendant de moins en moins crédible toute perspective de cet Etat palestinien indépendant, qui côtoierait Israël. Autrement dit, tout a été fait par la direction sioniste pour qu'au plan social, économique, sécuritaire, ne puisse exister qu'un fantôme d'Etat palestinien indépendant.

C'est à partir de cette réalité qu'est relancé un débat sur la définition de perspectives à long terme - un Etat unique démocratique et laïque ? un Etat démocratique et laïque binational ? une Confédération d'Etats à l'échelle régionale ? - aussi bien dans des secteurs palestiniens que parmi des forces politiques antisionistes, certes restreintes au plan quantitatif, en Israël.

Quelles perspectives pour des antisionistes ?

La revue antisioniste «Between the Lines»a publié un dossier regroupant des contributions qui reflètent les débats traversant les courants socialistes et internationalistes au sujet des perspectives à défendre dans le cadre du «conflit israélo-palestinien».

Ce dossier est partagé en deux parties. La première regroupe trois contributions. Il s'agit d'abord d'une brève critique formulée par Paul Flewers à la position défendue par Martin Thomas, qui se prononce pour «la solution de deux Etats»: dans le sens d'une autodétermination (qui implique le droit et la possibilité pour une nation de constituer un Etat propre) des deux «nations» en Israël et en Palestine (Palestiniens et Juifs) qui se concrétiserait par la formation de deux Etats. Paul Flewers est historien, socialiste. Il est membre du comité de rédaction des revues radicales «Revolutionary History» et «New Interventions». Il est pour sa part favorable à un «Etat laïque et démocratique». Martin Thomas lui répond sous la forme de huit brèves thèses. Puis, Moshe Machover intervient dans ce débat en exposant sa position, qui était celle défendue par le Matzpen, une organisation socialiste internationaliste israélienne dont Machover a été l'un des fondateurs. Machover met l'accent sur la transformation socialiste du Moyen-Orient comme condition nécessaire pour une solution aussi bien pour la population de Palestine que pour celle d'Israël.

La seconde partie de ce dossier consiste en un entretien conduit par Tikva Honig-Parnass, rédactrice de «Between the Lines»,avec Eli Aminov, membre de l'ancienne Ligue communiste révolutionnaire (Matzpen trotskyste). Aminov a récemment créé en Israël le Comité pour une république démocratique. Il défend le point de vue d'un Etat démocratique et laïque.

Nous reviendrons sur ce thème en proposant des contributions élaborées par des Palestiniens et Palestiniennes. - Réd.


1. Pour un Etat laïque et démocratique

Paul Flewers

Après avoir lu votre article sur Israël, mis à disposition sur votre site www.workers.liberty.org, je pense que vous passez trop rapidement par pertes et profits l'idée d'un Etat démocratique et laïque pour résoudre le problème d'Israël et des Palestiniens. Vous considérez cette proposition soit comme un plan utopique, soit comme un appel à la démolition militaire d'Israël par les Etats arabes voisins. D'une manière ou d'une autre, ce n'est pas pour vous une solution et vous vous prononcez pour une solution de deux Etats, un Etat israélien à côté d'un Etat palestinien.

Dans les conditions présentes, une «solution» de deux Etats signifierait que les Palestiniens n'obtiendraient que quelques parties de territoire, les morceaux qu'ils contrôlent, plus peut-être quelques autres.

Plus important, une partition renforcerait les tendances de plus en plus réactionnaires en Israël - des tendances fondamentalistes, de type fasciste, qui se développent tant au sein du judaïsme que de l'islam.

Cela creuserait encore plus profondément les divisions entre Juifs et Palestiniens et alimenterait des logiques d'exclusion au sein des deux Etats, avec des conséquences terribles pour celles et ceux qui ne «s'intègrent» pas dans ces moules: les citoyens arabes israéliens, les chrétiens, etc.

Une partition est une solution régressive. La partition de l'Irlande a conduit à la formation, au sud comme au nord, de sociétés dirigées par des prêtres et des pasteurs. La partition de l'Inde a conduit à d'énormes massacres et à une tension permanente entre l'Inde et le Pakistan. Des conséquences réactionnaires similaires suivront la partition d'Israël et l'établissement d'un Etat palestinien. [...]

Aussi «utopique» qu'elle puisse paraître, l'idée d'un Etat démocratique et laïque est cependant une idée raisonnable. Elle signifie que tous les habitants puissent vivre dans un seul Etat, où aucune nationalité ou religion ne bénéficierait d'un traitement privilégié, ou ne serait discriminée. En bref, l'exigence qu'Israël se comporte comme une vraie république bourgeoise.

Cela semble utopique ? Mais est-ce que l'idée de socialisme n'apparaît-elle pas également comme «utopique» en ce moment ? Cela ne nous empêche pas de nous battre pour elle.

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2. La solution de deux Etats

Martin Thomas

1. «Deux Etats» signifie l'autodétermination pour deux nations en Israël / Palestine.

2. Il est regrettable qu'il ne soit pas possible de diviser de manière égale la région et ses ressources. Mais c'est un problème général dans le monde. L'autodétermination pour différentes nations signifie que ces dernières obtiennent des territoires différents, avec des ressources très différentes, selon des tracés décidés par des guerres, des conquêtes, des déplacements de population, etc. qui ont eu lieu au cours des dernières décennies, voire des derniers siècles ou millénaire. Evidemment, nous sommes partisans de la plus grande entité territoriale et indépendance possible pour l'Etat palestinien, et favorables à des réparations et aides pour soutenir les Palestiniens.

3. Pour nous, l'autodétermination n'est pas une fin en soi, ni une solution complète. Nous ne voulons pas un monde marqué par des frontières nationales. L'autodétermination fait partie d'un programme visant à unir les travailleurs de différentes nations, afin d'aider à la constitution d'une classe ouvrière unie à l'échelle mondiale, ainsi qu'une république des travailleurs unie à l'échelle mondiale également.

Mais il doit s'agir d'une union libre, et non pas d'une union prenant la forme d'une nation qui en étouffe une autre. Nous sommes favorables à une Europe unie. Nous ne proposons pas pour autant l'intégration de la France et de l'Allemagne dans un seul Etat.

4. «Une partition renforcerait les tendances de plus en plus réactionnaires...», écrit Paul Flewers. La partition est un fait depuis 1948 au moins, et depuis plus longtemps par certains points de vue. Mais c'est une «partition» unilatérale... les Juifs israéliens ont eu leur Etat, alors que les Arabes palestiniens vivaient tout d'abord sous le joug de la Jordanie et de l'Egypte, puis sous celui de l'occupation israélienne. Eliminer le joug qui pèse sur les Arabes palestiniens [par la constitution d'un Etat palestinien] constituerait un grand appui en faveur la démocratie ainsi que d'une politique socialiste en Israël.

5. La seule manière d'abolir cette «partition» serait une unification forcée du territoire de la Palestine. Forcée par qui ? La manière la plus faisable d'y parvenir consisterait en fait en une expansion chauviniste israélienne, afin de réunir ce territoire au sein d'un «Grand Israël». Cela ne serait pas une solution pour le problème des droits nationaux des Palestiniens - même si un «Grand Israël» était un Etat laïque, avec une démocratie parlementaire, avec des droits individuels totalement égaux pour ses citoyens arabes, ce qui, bien entendu, ne serait pas le cas après une telle conquête.

De même, un Etat unifié par une conquête arabe d'Israël ne résoudrait pas la question nationale, même si les habitants juifs qui resteraient disposeraient de droits individuels.

6. La «Partition» n'est qu'un autre mot pour le droit à la séparation. Est-ce que la «partition» du Royaume-Uni d'avant 1920, afin de créer un Etat irlandais indépendant, était réactionnaire ? Si une majorité des Ecossais se prononçait fortement pour l'indépendance, est-ce que la «partition» de la Grande-Bretagne, afin de leur permettre d'en jouir, serait réactionnaire ? Est-ce que la partition du Sri Lanka afin de permettre l'autodétermination des Tamouls serait réactionnaire ?

7. Nous voulons que chaque Etat soit tel qu'il permette à «tous ses habitants de vivre[en son sein], où aucune nationalité ou religion ne bénéficierait d'un traitement privilégié ou ne serait discriminée». Nous sommes favorables à deux Etats, l'un israélien-juif, l'autre palestinien-arabe qui soit, comme tout Etat dans le monde, aussi démocratique et laïque que cela est possible. Nous sommes aussi pour le droit à l'autodétermination nationale.

8 Nous sommes pour le socialisme. La «réponse» au conflit israélo / juif - palestinien / arabe consistant à unir les deux nations en un seul Etat ne pourra être réellement une solution que lorsque les antagonismes nationaux se seront à ce point dissous qu'ils ne constitueront plus un problème majeur. Pour aider à leur dissolution, nous avons besoin d'un programme démocratique qui tienne compte du droit à l'autodétermination des deux nations.

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3. Un Moyen-Orient socialiste et unifié

Moshe Machover

Laisse-moi te dire tout d'abord, cher Paul Flewers, que je suis d'accord avec ta critique de la «solution des deux Etats» adressée à Martin Thomas. Cette solution réclame aujourd'hui la création d'un Etat palestinien aux côtés de l'Etat israélien. Tu as raison en mettant en relief que cela serait une solution réactionnaire.

En fait, cela reviendrait à créer une sorte de bantoustan [territoire délimité sans souveraineté effective attribué à une dite ethnie par le régime d'apartheid sud-africain]. En fait, étant donné l'actuel déséquilibre des rapports de force - ce qui malheureusement ne changera probablement pas de sitôt - et l'état de corruption extrême de la direction palestinienne [Autorité palestinienne], «tout type de scénario de ce genre» aboutirait en pratique à une machination réactionnaire et oppressive dont les Palestiniens seraient les principales victimes. Mais les travailleurs israéliens, aussi, seraient indirectement les perdants dans la mesure où une nation qui en opprime une autre ne peut pas être elle-même libre. Cela vaut non seulement pour le scénario des deux Etats, mais pour toute construction concevable dans les circonstances présentes.

Revendications immédiates...et à long terme

A partir de là, ma conclusion, c'est que nous, socialistes, devrions résister à la tentation de réclamer toute «solution à court terme». Dans la mesure où aucun débouché juste, démocratique ou progressiste n'est possible «dans le court terme», nos revendications immédiates doivent se limiter à des questions fondamentales, de principe: 1° retrait immédiat de l'armée israélienne de tous les territoires occupés ; 2° reconnaissance du droit du peuple palestinien à l'autodétermination nationale ; 3° droits individuels égaux pour toute personne de tout groupe «ethnique» ; 4° reconnaissance du droit des réfugiés palestiniens - au même titre que pour toutes les victimes des nettoyages ethniques - d'être rapatriés.

Evidemment, nous devons vraiment avoir conscience qu'il n'est pas du tout probable que les revendications 3° et 4° soient satisfaites à court terme. Pour ce qui a trait aux revendications 1° et 2°, dans la mesure où elles seraient appliquées à court ou moyen terme, pratiquement il en résulterait une construction de type deux Etats, autrement dit un bantoustan palestinien placé sous l'hégémonie oppressive d'Israël. Mais, dans ce cas de figure, nous pourrions dénoncer ce résultat sans nous trouver empêtrés dans le fait de s'être battus pour cette option.

Simultanément, c'est notre devoir en tant que socialistes d'exiger une solution à long terme que nous considérons comme juste ; évidemment, en pointant le doigt sur le fait que c'est précisément une perspective à long terme qui réclame des changements radicaux. C'est une orientation pour laquelle il vaut la peine de se battre, mais qui ne possède pas une faisabilité à court terme.

Comment interpréter «Etat démocratique et laïque» ?

C'est ici que je marque ma différence avec toi. La revendication d'un Etat démocratique et laïque n'assure pas une telle solution. Tout d'abord, laisse-moi te dire que cette revendication, dans son essence et son intention, relève du nationalisme. Cela est partiellement camouflé derrière l'adjectif laïque. La revendication dans l'extension complète de sa formulation est la suivante: «pour une Palestine démocratique, non confessionnelle où chrétiens, juifs et musulmans puissent vivre et exercer leur culte sans discrimination». Cette revendication a été conçue par le Fatah, le principal groupe membre de l'OLP [Organisation de libération de la Palestine] dans les années 1960. Le sens en a été expliqué en détail - dans un article du journal du Fatah, le 19 janvier 1970 - par Nabil Shaath 1, un des principaux idéologues du Fatah, qui est un des familiers les plus en vue de l'Autorité palestinienne corrompue d'Arafat. C'est de cette source que je tire la formulation complète de la revendication.

Si on fait un examen attentif et si on lit les explications détaillées de Nabil Shaat, on réalise qu'il s'agit là d'un stratagème idéologique habile afin de redéfinir la question en tant que religieuse et confessionnelle. Selon cette vue élaborée, il n'y aurait soi-disant qu'une véritable «nationalité» partie prenante du conflit: le peuple palestinien, qui est un élément de la grande nation arabe (je reviendrai sur cela plus tard).

Les Juifs israéliens, selon cette formulation, ne constituent pas une nationalité mais un groupe religieux. Shaat rejette explicitement le «terme binational et [considère] la dichotomie arabe-juif comme ne faisant pas sens». Selon lui, dans tous les cas les Juifs qui viennent d'Orient - et qui étaient alors majoritaires parmi les Juifs israéliens, mais qui ne le sont plus suite à l'émigration massive en provenance de Russie - sont arabes du point de vue de la nationalité, que cela leur plaise ou non. Or, à ma connaissance, la vaste majorité d'entre eux rejetterait avec fermeté cette idée.

Ainsi, comme il ressort clairement des explications de l'un des inventeurs de cette revendication [Shaat], ce qui est prescrit est la création d'une Palestine qui serait arabe au sens national et «qui serait une partie de la[grande] patrie arabe et ne serait pas un autre Etat étranger en son sein». Dans ce cadre, les Juifs israéliens seraient simplement reconnus comme l'une des trois confessions religieuses et pourraient «exercer leur culte sans discrimination».

Il relève d'une pratique courante chez les nationalistes de trouver un arrangement qui leur convient au plan idéologique en déniant l'existence de la nation rivale. Cela se passe partout. Les nationalistes israéliens ont emprunté cette direction. Ils ont dénié jusqu'à l'existence même de la nationalité palestinienne, dénégation qui pourtant ne peut plus être maintenue aux yeux de toute personne raisonnable. Malheureusement, dans l'histoire, cet exercice idéologique n'est pas mis en pratique par les seules nations oppresseuses, mais aussi par les opprimés eux-mêmes. Cela leur procure une solution apparemment facile à leurs problèmes sur le plan imaginaire, alors que les solutions réelles sont très difficiles.

Un Etat binational ?

Mais les socialistes ne devraient pas emprunter de telles voies. Il va de soi que nous ne devons pas avaler la propagande nationaliste de manière acritique, même lorsqu'elle est le produit d'une nationalité opprimée. Nous devons commencer par reconnaître que le problème en Palestine-Israël est avant tout un problème national, exacerbé par des tendances sous-jacentes religieuses hostiles.

Une Palestine démocratique ne devrait pas être simplement laïque mais binationale. Dès lors, tu pourrais poser la question: pourquoi ne pas avancer la revendication d'une Palestine binationale - en lieu et place de laïque -, démocratique, comme solution à long terme ?

Selon moi, de sérieuses objections existent face à cette orientation. Tout d'abord, bien qu'une Palestine binationale, à la différence d'un Etat purement laïque, reconnaisse l'existence d'une nation israélienne - et dès lors soit plus acceptable d'un point de vue progressiste -, elle impose une division des citoyens et citoyennes selon une ligne de partage (bi)nationale, ignorant tous les «autres» qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s'identifier avec l'un ou l'autre des deux groupes nationaux, et les contraignant à le faire afin de jouir d'un statut égal.

Ensuite et de façon plus fondamentale, je pose la question: pourquoi la Palestine ? Mon point de vue est qu'une frontière imposée par la solution des deux Etats ne serait pas seulement une séparation réactionnaire. Les divisions actuelles du monde arabe le sont aussi. La grande nation arabe - une nation en situation de devenir, in statu nascendi, avec une histoire commune, des langues et des cultures similaires mais avec beaucoup de différences locales - a subi une partition artificielle, largement selon les intérêts impérialistes, au cours des XIXe et XXe siècles. La partition la plus récente, lorsque le Liban a été arraché à la Syrie, a été imposée par les Français en 1926. La division de la Palestine cisjordanienne (appelée plus tard simplement Palestine et maintenant Israël) et de la Palestine transjordanienne fut mise en úuvre seulement en 1923 par un certain Winston Churchill. Il était le secrétaire aux affaires coloniales du gouvernement de Stanley Baldwin 2. Il a finalisé cette opération en 1928 dans le but de conforter le protégé de la Grande-Bretagne, Amir Abdallah - plus tard Abdallah Ier de Jordanie, grand-père du roi actuel Abadallah II -, que les Britanniques avaient ramené du Hedjaz 3 dans la péninsule Arabique. Les Britanniques ont réussi, grâce à lui, après que son frère aîné Fayçal, qu'ils ont tenté d'imposer comme roi de Syrie, fut expulsé par les Français. Fayçal s'est vu donner l'Irak.

Ainsi, on le voit, ces frontières ne sont pas plus vénérables ni moins artificielles que la frontière de l'Irlande du Nord (que tu rejettes dans ta critique à Martin Thomas).

L'Orient arabe et la question nationale palestinienne

La question nationale palestinienne est intriquée avec la question nationale de l'Orient arabe, dont l'essentiel forme la nation arabe, divisée en sous-nationalités locales. D'ailleurs, la langue arabe établit une distinction claire entre ces deux niveaux de nationalité. La nation arabe renvoie au terme kawmah, alors que les sous-groupes locaux [régionaux] sont dénommés shaab. La nation arabe fait face à la même tâche historique d'unification qui, sur la durée, a été récemment accomplie en Europe, à l'exception de l'Irlande. L'Italie a été l'avant-dernière à forger son unification ; l'Allemagne vient de le (re)faire il y a quelques années [unification de la RFA et de la RDA].

C'est dans un tel contexte historique que le problème palestinien-israélien doit être envisagé. Evidemment, il n'y a pas la plus petite chance qu'une unification nationale arabe se produise - pour ne pas parler d'une unification progressiste - sans une transformation économique, sociale et politique radicale de l'ensemble de la région. Mais la même chose est aussi vraie pour ce qui a trait à une Palestine vraiment démocratique. Il n'existe pas la plus petite chance que les rapports de force se modifient suffisamment en faveur du peuple palestinien sans une telle transformation régionale. Confronté directement aux Palestiniens et faisant face à un Orient arabe aux régimes politiques réactionnaires, un Orient arabe faible et divisé, l'Etat d'Israël sera toujours beaucoup trop fort et donc capable d'imposer ses solutions oppressives.

Dès lors, si une Palestine indépendante et démocratique - que ce soit les 27 000 km2 de la Palestine historique ou les quelque 6200 km2 de Cisjordanie et Gaza - et un Orient arabe unifié présupposent, dans tous les cas, des conditions telles que nous les avons indiquées, pourquoi devrions-nous nous faire les avocats d'une «Palestine indépendante et démocratique» ?

Je réponds: pensez grand. Et «parce que les grands Etats procurent des avantages indéniables aussi bien du point de vue du progrès économique que des intérêts des masses, et, en outre, ces avantages augmentent avec la croissance du capitalisme»(Lénine, Thèses sur la révolution socialiste et le droit des nations à l'autodétermination,1916). Même pour une fois, je dois l'admettre, Lénine avait absolument raison.

Les frontières dans une fédération

Entre nous soit dit, tu peux envisager un de ces «avantages» en ce qui concerne l'Irlande. La question de la frontière [nord-sud] est beaucoup plus facile à résoudre dans le cadre de l'Union européenne dont l'Irlande et le Royaume-Uni sont tous deux membres, transformant cette question épineuse de frontière en une frontière «interne» au sein de l'Union européenne.

Avant l'Union européenne, il n'y avait que deux options: l'Ulster, l'Irlande du Nord incorporée au Royaume-Uni ou son intégration complète à la République d'Irlande. La première solution était inacceptable d'un point de vue progressiste pour la raison qu'elle impliquait l'acceptation de l'hégémonie et de l'oppression Orange 4. La seconde était préférable, mais seulement comme moindre mal, dans la mesure où l'intégration à un Etat dominé par un clergé catholique papiste (la République d'Irlande) est inacceptable par la communauté protestante du nord.

Un Etat indépendant de l'Irlande du Nord représente une impasse. Mais au sein de l'Union européenne, toutes sortes d'autres scénarios deviennent possibles, y compris une Irlande du Nord semi-indépendante aussi bien face au Royaume-Uni qu'à la République d'Irlande, mais, comme tous deux, membre de l'UE. Dans une telle perspective, pourquoi quelqu'un devrait, alors, porter plus d'attention à cette frontière qu'à celle séparant la Hollande de la Belgique, que l'on peut traverser sans même s'en rendre compte ?

Les questions nationales en Irlande et en Palestine / Israël sont certes très différentes sous divers aspects. Et il est dangereux pour quelqu'un qui est familier d'un de ces problèmes d'appliquer des solutions analogiques qui seraient valables pour l'autre. Mais une vérité d'ordre général, qui s'applique donc partout, c'est qu'une frontière intérieure au sein d'une fédération ou d'une union d'Etats est quelque chose de très différent, aussi bien au plan symbolique que dans les faits, qu'une frontière internationale divisant deux Etats souverains complètement séparés.

Au sein d'une Fédération (ou d'une Union confédérale de l'Orient arabe), il serait possible de trouver une solution démocratique progressiste aux problèmes nationaux particuliers de la région, y compris celui des Palestiniens-Israéliens. Et ce dernier pourrait être résolu sans prétendre que la nation israélienne juive est juste une communauté religieuse confessionnelle. Elle peut être, sans problème, démocratiquement traitée en tant que ce qu'elle est aujourd'hui: une nation.

Le peuple palestinien pourrait recouvrer tous ses droits et détenir le droit de gérer ses affaires - au même titre que d'autres peuples arabes dans le cadre d'une Fédération ou d'une Union confédérale arabe 5 - et non pas être enfermé dans un bantoustan tracé par les Israéliens. Ce peuple serait un partenaire égal aux autres dans une telle confédération ou Etat fédéral.

Pour ce qui concerne les Israéliens, comme les autres nations minoritaires vivant dans la région (les Kurdes ou les Soudanais du sud), ils devraient être invités à s'intégrer eux-mêmes dans cette confédération, sur la base d'une libre autodétermination.

Cela pourrait être avantageux pour les deux côtés et ce serait une folie pour les nations minoritaires de le refuser. Nous, comme socialistes, nous devrions certainement les encourager à ne pas manifester un tel refus.

1. Nabil Shaat, né en 1938, a été dès 1994 ministre de la planification et de la coopération internationale de l'Autorité palestinienne. Il a été élu en 1996 à l'Assemblée législative palestinienne. Il a précédemment travaillé pour de nombreux gouvernements, entre autres l'Algérie et l'Arabie saoudite. Il a fait ses études universitaires aux Etats-Unis. - Réd.

2. Stanley Baldwin a été premier ministre anglais en 1923, de 1924 à 1929, puis de 1935 à 1937. - Réd.

3. Lieu de naissance de Mahomet, inclut les villes de Médine et La Mecque, intégré à l'Empire ottoman dès 1517, fut érigé en royaume indépendant en 1916 et, finalement, intégré à l'Arabie saoudite en 1932. - Réd.

4. Par référence à la domination du roi protestant Guillaume d'Orange sur les catholiques de Jacques II à la fin du XVIIe siècle. La confrérie de l'Ordre d'Orange, dans l'actualité, traduit la perpétuation de cette politique de l'oppression dite protestante. - Réd.

5. Comme l'histoire de la Suisse l'indique, par confédération on entend un ensemble où chaque composante a un degré d'autonomie bien supérieur à celui existant au sein d'un Etat fédéral. Une confédération pourrait être symbolisée par une grappe de raisins, alors qu'un Etat fédéral le serait par une orange (et ses quartiers). - Réd.

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4. Un mot d'ordre pour le présent
Un état laïque démocratique

Tikva Honig-Parnass: Comme Machover le souligne, l'idée d'un Etat laïque et démocratique, que le courant dominant de l'OLP a adoptée dans les années 1960, nie la nationalité juive et ne traite les Juifs qu'en tant que groupe religieux. Les fractions de gauche de l'OLP - et tout particulièrement le Front populaire de libération de la Palestine-FPLP [créé par George Habache et dont le dirigeant Abu Ali Mustafa a été assassiné en août 2001] et le Front démocratique pour la libération de la Palestine-FDPLP [fondé par Nayef Hawatmeh] - avaient-elles adopté le modèle qui veut que l'Etat laïque et démocratique soit véritablement une solution de la Palestine arabe en termes de nationalité ?

Eli Aminov: Il n'existait pas de différence significative entre les positions des fronts de gauche et celles du courant dominant de l'OLP [le Fatah]. Simplement, la gauche parlait de socialisme. Je ne vais pas développer ce thème, mais rappelons-nous que George Habache, par exemple, a fait l'apprentissage de son socialisme à Prague, où il a vécu de nombreuses années.

Aussi bien Habache que Hawatmeh sont des disciples issus du stalinisme et non du socialisme. Les deux fronts n'ont jamais appartenu à une opposition effectivement socialiste. Pour citer Machover: «Ils utilisaient le concept de socialisme comme une couverture des questions nationales parce qu'ils estimaient qu'une conception léniniste-socialiste était le meilleur moyen de réaliser la libération nationale.»Voilà la véritable histoire de cette gauche palestinienne.

Et quelle est votre position concernant la négation de la nation juive-israélienne dans leur concept laïque et démocratique ?

Je ne reconnais pas non plus l'existence d'une nation juive-israélienne au sens d'une nation moderne. Ce que le sionisme a fait ici, c'est un essai de créer une nation moderne, sur une base religieuse et sans le peuple autochtone [les Palestiniens] de ce pays. Cela, je ne peux pas l'accepter. J'emploie les concepts de communauté ou de population. La communauté juive dans l'Etat laïque et démocratique mérite d'avoir exactement les mêmes droits que la communauté palestinienne. L'égalité entre eux devrait être une égalité collective, en termes de langues, d'écoles, etc.

Donc vous parlez d'une solution de type binational ?

Non. Le binationalisme, dans son essence, part d'une conception de l'origine de chacun, ce que je rejette. En Suisse, par exemple, l'origine «ethnique» d'une personne n'a aucune signification décisive: si vous voulez, vous pouvez même la garder secrète. Si vous êtes Suisse français mais que vous voulez que vos enfants grandissent en parlant italien, il vous suffit de déménager dans le canton de langue italienne et de faire les démarches pour que votre droit de vote soit reconnu dans ce canton. J'aspire à cette sorte de solution ici. Bien sûr, il n'est pas nécessaire qu'il y ait exactement la même composition des subdivisions [cantons, communes] qu'en Suisse. J'utilise ici une analogie.

Ce qui est important, c'est que l'expérience libanaise ne se répète pas ici [allusion à la structuration communautaire]. C'est-à-dire, d'empêcher un régime qui est maintenu selon une clé nationale-ethnique: soit un ministre juif et un président palestinien ou vice versa. Une telle solution est condamnée à rendre éternel un régime de groupes ethniques dans lequel chaque groupe reçoit une part dans les institutions du pouvoir, en proportion de sa taille.

Par conséquent, vous ne reconnaissez pas l'existence d'une nation israélienne-juive. Et qu'en est-il d'une nation palestinienne ? Le soutien de sa lutte pour la libération signifie-t-il une lutte pour un Etat qui ne reconnaisse que la nationalité palestinienne ?

Absolument pas. Je suis en principe un ennemi du nationalisme. Néanmoins, il existe des communautés avec une inclination qu'on pourrait appeler nationaliste. Et en ces termes la question en Palestine est réellement une question nationale. C'est-à-dire que c'est une question qui concentre en son sein toutes les questions démocratiques et surtout celle de la libération du contrôle impérialiste qui rend l'oppression possible, mais pas seulement celle des Palestiniens.

Commençons par la question palestinienne. Les Palestiniens sont déchirés en cinq parties: ceux qui vivent à l'intérieur d'Israël, ceux qui vivent en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, dans les camps de réfugiés ici et dans d'autres pays du Proche-Orient, et enfin les Palestiniens dispersés dans toute la «diaspora». L'autodétermination ne veut pas seulement dire «le peuple détermine qui il est». Cela veut dire qu'il détermine son identité et son existence nationale seulement s'il est réuni dans un certain territoire. L'autodétermination des Palestiniens veut dire leur libération et leur unification dans leur patrie. Et cela l'OLP l'a, en fait, abandonné...

C'est juste. La compilation de solutions qui proposent une division de la terre de Palestine ne permettra pas l'unification du peuple. Qui plus est, ces solutions ont été imaginées afin de réaliser l'objectif de diviser le peuple. C'est la question centrale qui distingue l'Etat laïque et démocratique de la solution des deux Etats.

Mais poursuivons la discussion sur le thème de la question nationale. La question nationale des Juifs en Israël n'est pas moins compliquée. Comme je l'ai dit auparavant, le sionisme a essayé de construire ici une nation, mais sur une base biaisée. Celui qui veut adhérer à cette nation, disons qu'il est Français, doit d'abord passer par un rituel religieux. Imaginez une situation où celui qui veut devenir citoyen français devrait d'abord participer à une messe chrétienne. En outre, cette «nation» a jeté dehors la population autochtone de ce pays: les Palestiniens. L'Etat laïque et démocratique devra trouver des solutions à ces questions compliquées aussi bien pour ce qui a trait aux Palestiniens que pour ce qui concerne les Israéliens. Et cela afin de permettre l'émergence d'une nation définie par le territoire sur lequel elle vit.

Cette nation intégrera la communauté palestinienne dont la patrie a été occupée par des colonialistes - et y compris les réfugiés qui y reviendront - et la communauté juive qui consiste dans les personnes qui ont été amenées ici, et qui dans le courant des cinquante dernières années, sont devenues une espèce de communauté juive-israélienne. En effet, les Juifs en Israël ont en commun une langue, une vraie culture, etc.

L'existence de ces deux communautés ne devrait avoir aucun effet sur la forme du régime politique. Comme je l'ai dit, en Suisse, par analogie, et dans les limites d'une analogie, il y a 26 cantons et demi-cantons, 4 communautés linguistiques, mais il y a un seul Etat bourgeois suisse. Il y a une bourgeoisie suisse et non pas une bourgeoisie italienne, une bourgeoisie allemande ou une bourgeoisie française. Ce que nous avons, par conséquent, c'est une nation suisse, un passeport suisse, une citoyenneté suisse.

Par conséquent votre conception de l'Etat laïque et démocratique est différente de l'ancienne conception de l'OLP. Quelles étaient les conséquences de sa conception nationaliste biaisée pour la lutte de libération des Palestiniens eux-mêmes ?

Il est clair que la lutte nationale palestinienne aurait dû avoir pour stratégie de laisser les Juifs y participer. L'OLP aurait dû déclarer explicitement que les Juifs qui vivent en Palestine devraient participer à une lutte unitaire pour la libération du peuple palestinien et la démocratisation de la Palestine et donc ouvrir ses rangs à toute personne qui accepte son programme. (Sans doute le programme lui-même aurait alors été plus correct.)

Mais ils n'ont jamais envisagé d'adopter une telle position. Ce qui les intéressait, c'était la question palestinienne limitée, étroite, et au fil des années ils l'ont rétrécie encore plus.

D'une question panarabe, ils en ont fait une conception de «Nous de notre côté», «Personne ne décidera pour nous», tandis qu'en réalité, derrière les rideaux, d'autres [les Etats arabes et les puissances impérialistes] décidaient pour eux. La direction palestinienne (OLP) n'a jamais cessé d'être rattachée aux régimes arabes et à l'impérialisme.

Au lieu de la solution de l'Etat laïque et démocratique telle que la proposait l'OLP, Matzpen, dont Machover était un des fondateurs, a adopté la conception qu'il discute plus haut, qui consiste à souligner la nécessité d'une transformation radicale du Proche-Orient comme précondition à une solution au conflit israélo-palestinien. Est-ce que la Ligue communiste révolutionnaire israélienne, qui a été fondée par des membres qui ont quitté le Matzpen en 1972, a adopté l'approche de l'Etat laïque et démocratique ?

La LCR a continué de soutenir durant de nombreuses années l'actualité historique de la perspective de la Révolution arabe. Ce n'est qu'en 1986 qu'elle a adopté l'idée de l'Etat laïque et démocratique et seulement partiellement. Le mot d'ordre est devenu alors tout de suite: «Un Etat binational laïque et démocratique». J'ai eu beau m'y opposer. Ce fut en vain.

Pourquoi vous êtes-vous opposé au rajout de «binational» alors que «laïque et démocratique» étaient maintenus ?

Ce rajout était une espèce de mélange de deux choses contradictoires. La question de principe était de nouveau celle de la nation, sauf qu'il ne s'agissait plus d'une nation dans chaque Etat séparé, selon la solution des deux Etats, mais de deux nations dans un même Etat.

Et comment va-t-on déterminer l'appartenance à chacune de ces deux nations ? Les Juifs selon la mère, puisque le Juif est défini comme l'enfant d'une Juive, et les Palestiniens selon le père puisque l'OLP formule dans la Charte palestinienne qu'est Palestinien quelqu'un dont le père, ou lui-même, est né en Palestine avant 1948 ?

Toutes les conceptions traditionnelles pour déterminer l'existence d'une nation selon l'origine étaient inacceptables pour moi. L'origine ethnique ne devrait pas être la clé pour répartir les positions dans la structure de pouvoir de l'Etat. Nous autres marxistes, nous n'avons pas de solutions positives aux questions nationales. Nous ne sommes pas des théoriciens des nations, qui voient en elles quelque chose d'essentiel. Toutefois, pour nous, toute population qui se conçoit comme une communauté nationale ou religieuse et revendique une expression de cela est libre de choisir un tel cadre.

S'il n'existe pas d'expression collective de ce contenu communautaire mutuel dans les institutions de pouvoir, alors les élections devraient se dérouler selon la règle de «Une personne, une voix». Voilà une autre différence significative entre un Etat binational et un Etat laïque et démocratique.

Bien sûr que chaque personne devrait avoir un droit de vote égal.

Qui en ce moment en Palestine / Israël soutient l'idée d'un Etat laïque et démocratique ?

Un sondage d'opinion réalisé récemment dans les Territoires occupés en 1967 posait aux gens la question s'ils soutenaient la solution «d'un seul Etat» (sans préciser «laïque et démocratique») ou une solution de deux Etats. 51 % soutenaient la solution des deux Etats et 34 % étaient en faveur d'un seul Etat (sans considérer l'idéologie qu'il y a derrière), alors que même la gauche a abandonné l'idée d'un seul Etat depuis longtemps.

En Israël même, il y a trois petits groupes qui défendent cette idée: Abna' Al Balad (Les fils du village) et deux autres (qui réunissent très peu de membres) dont celui auquel je participe.

Il faut se souvenir qu'en Israël, tout parti politique ou mouvement qui est sioniste ou même ceux qui se prétendent «non sionistes» comme le Rakah (le Parti communiste israélien), soutiennent la partition de la Palestine en deux Etats.

Et soutiennent par conséquent l'«Etat juif», ce qui constitue aujourd'hui la véritable ligne de partage du spectre politique en Israël où la vaste majorité de la population juive, y compris la «gauche» et même le camp de la paix militant comme «Gush Shalom» défendent un «Etat juif».

Ils argumentent que leur seul intérêt est «l'identité juive», alors que cela signifie justement préserver la majorité numérique par tous les moyens, et donc soutenir les forces d'oppression.

J'imagine que Machover n'aurait rien à redire ni au contenu ni à la nature de l'Etat laïque et démocratique si, à la différence de la conception de l'OLP, il était exempt de nationalisme arabe.

Mais le deuxième grand argument qu'il oppose au mot d'ordre d'Etat laïque et démocratique de l'OLP vaut également contre votre propre formulation. Il fonde son objection sur l'analyse qu'une transformation radicale du Proche-Orient est une condition nécessaire pour une destruction de l'Etat sioniste-juif que l'impérialisme soutient, afin de rendre possible une solution progressiste et égalitaire pour les deux peuples. Je pose donc la question: Machover a-t-il raison ? En fait, comme il le dit bien: «Il n'y a aucune possibilité de résoudre localement un problème qui n'est justement pas local.» Alors pourquoi ne pas appeler directement à combattre pour un Proche-Orient socialiste, comme le propose Machover, en lieu et place du mot d'ordre trompeur d'un Etat laïque et démocratique ?

Non. Ce n'est pas un mot d'ordre trompeur. Le problème central est le suivant: quels sont les besoins urgents des masses et quels sont les besoins urgents pour lesquels elles sont capables de lutter ? La lutte des masses palestiniennes pour la libération nationale constitue leur besoin le plus urgent.

Quant à moi, je ne vois pas dans la libération nationale l'étape finale sur la route du «progrès de l'humanité», mais un pas nécessaire contre l'oppression. La lutte pour la libération nationale pose de manière excellente toutes les questions démocratiques qu'il faut résoudre. Les différentes classes sociales perçoivent de manières différentes la lutte nationale et l'objectif de chasser l'occupant. Pour les paysans, l'objectif, c'est de récupérer leurs terres. Les ouvriers voient dans l'expulsion du conquérant un moyen de créer une situation plus favorable pour un «salaire plus juste» et la fin de l'exploitation. La bourgeoisie, elle, est intéressée à remplacer l'occupation par un régime qui continuera l'exploitation à son propre bénéfice. Les réfugiés voient la libération comme le moyen de retourner chez eux et de recouvrer le plein contrôle de leurs vies.

Par conséquent, ma conception de la libération nationale signifie: démocratisation, industrialisation, jeter loin toute la «fange féodale», comme l'appelait Marx, rendre les terres aux paysans, non pas en propriété privée mais comme terres sur lesquelles ils jouissent du droit de cultiver, et le retour de tous les réfugiés palestiniens. Toutes ces questions sont comprises dans la conception laïque et démocratique. Mais pas dans la solution des deux Etats.

Machover a raison de faire remarquer que le rapport de force actuel ne rend possibles ni la solution des deux Etats ni celle de l'Etat laïque et démocratique.

Assurément. Mais il y a quand même une différence fondamentale entre les deux en ce qui concerne le rapport de force. Pour créer une situation qui voie l'établissement de deux Etats en Palestine, il n'y a qu'une seule condition: qu'Israël et les Palestiniens se placent sous les auspices de l'impérialisme et donnent leur accord, ensemble avec les Etats arabes bien sûr. Alors il n'y aura aucun besoin d'une transformation révolutionnaire de la structure régionale de pouvoir. Les deux Etats seront le reflet du rapport de force existant.

Par contre, l'Etat laïque et démocratique est contradictoire avec l'ordre établi dans le Proche-Orient dont l'Etat sioniste est la clé de voûte. Si vous voulez changer la réalité, vous devez essayer de changer le rapport de force. La question, c'est comment faire ? Je ne prétends pas posséder la recette du succès. Mais le chemin à prendre est le suivant: il est nécessaire que s'organisent les masses palestiniennes pour lutter contre leur ennemi, l'Etat sioniste. Les masses juives ont aussi besoin d'être mobilisées pour cet objectif. Néanmoins, la situation des Palestiniens est évidemment beaucoup plus grave que celle des Juifs déshérités et c'est pourquoi il faut répondre à leurs besoins immédiats.

Par conséquent, nous ne pouvons pas aller dans un camp de réfugiés pour leur dire que la solution à leur déchéance, c'est le socialisme. Ce serait vu comme abstrait et déconnecté de la réalité. La solution immédiate à leur situation, c'est d'abord de chasser l'armée israélienne. Le mot d'ordre du Droit au retour peut aussi mobiliser le peuple palestinien entier car la question des réfugiés touche chaque famille en Palestine.

Vous êtes en train de parler des «revendications transitoires» dont Machover parle aussi. Néanmoins, de nouveau, ne trompez-vous pas les gens en appelant à la solution d'un Etat laïque et démocratique car ce n'est pas une solution pour le court terme ; en effet, son émergence dépend d'une transformation anti-impérialiste du Proche-Orient ?

Je ne les trompe pas. Je me joins à eux et j'essaie de lancer les mots d'ordre qui feront avancer leur lutte. Les masses ont besoin de mots d'ordre qui posent la question «que faire demain ?». Elles n'ont pas besoin de théories. Nous devrions nous souvenir que la Révolution russe a été dirigée jusqu'au dernier moment par des mots d'ordre démocratiques et non socialistes. Lénine a publié ses «Thèses sur la révolution mondiale» à l'intention de son parti et non des masses.

C'est là, au sein du parti, qu'il a dû mener sa lutte théorique. Les masses russes, elles, voulaient du pain, la terre et la paix. Et les bolcheviques étaient les plus cohérents à propos de ces questions. Tant parmi la population des Territoires occupés de 1967 qu'au sein d'Israël, il y a de nombreuses forces qui aspirent à la liberté et à l'égalité. Nous devrions nous appuyer sur ces aspirations et toutes ces forces devraient être dirigées vers une direction: non pas pour freiner le mouvement vers un Etat laïque juste, mais pour le développer. C'est pourquoi nous lançons le mot d'ordre d'une Assemblée constituante qui doit remplacer la Knesset et à laquelle doivent être élus des députés de toute la Palestine: Palestiniens, y compris les réfugiés, et Juifs.

Une Assemblée constituante est une institution qui ne peut être fondée que dans une situation révolutionnaire et non pas dans les limites de l'ordre impérialiste existant. Mais comment l'ordre existant sera-t-il érodé, cela je ne le sais pas. L'impérialisme produit lui-même les semences de sa propre destruction et la lutte pour une Assemblée constituante peut mobiliser les masses et remettre en question le système actuel. Nous devons travailler pour accroître les contradictions internes et approfondir les failles. C'est pourquoi la première revendication doit être: «Dehors des Territoires occupés de 1967 !»

Et quelles sont les revendications concernant les Palestiniens de 1948 ?

Mettre fin à l'oppression et établir l'égalité. Il est nécessaire de lutter contre les politiques qui organisent un véritable Etat d'apartheid dans lequel les Palestiniens n'ont aucun accès aux «terres d'Etat» qui constituent 93 % de la surface totale d'Israël. Je crois qu'une partie de la population juive se ralliera à cette lutte.

Les revendications ne sont pas seulement pour «les droits égaux» mais également pour que leurs droits leur soient «rendus».

C'est juste. L'égalité des droits signifie que leur soient rendus les droits qui ont été volés aux Palestiniens: la terre et le droit de retourner dans leur village. Dans n'importe quelle variante de l'Etat sioniste, il n'y a pas de place pour parler de l'égalité parce que son but est d'abord les droits pour les Juifs: une nation juive, une patrie juive, un Etat juif.

C'est pourquoi celui qui veut l'égalité doit lutter contre la notion d'un Etat juif et en faveur d'un Etat dans lequel le pouvoir ne soit pas concentré dans une des communautés. Cela veut dire que nous devons lutter pour un Etat laïque et démocratique.

Mais pourquoi ne pas aussi proposer la solution d'une Fédération socialiste du Proche-Orient ?

Mais où allez vous commencer la lutte pour la transformation de la région ? Au Koweït ? Où se situent les questions les plus aiguës ? Ici, en Palestine. Cela veut dire que c'est ici, en Palestine, que le mot d'ordre d'un Etat laïque et démocratique doit être lancé. Les masses ne seront capables de se confronter à la solution d'une partition de la Palestine [deux Etats dont l'un, palestinien, est sous la coupe de l'Etat israélien] que si elles sont conscientes qu'il existe un autre programme qui porte le germe d'une transformation radicale de la situation présente pour conduire à un futur de véritable liberté et égalité.

Et bien sûr que les luttes menées ici auront des effets sur un réveil des masses dans d'autres pays arabes du Proche-Orient. Comme je l'ai dit, la solution des deux Etats se situe dans le cadre de l'ordre établi, alors que l'Etat laïque et démocratique est la solution pour le démanteler.

En réalité, l'Etat laïque et démocratique est une solution qui implique de remettre en question l'Etat juif.

Oui. Et l'appel à une Assemblée constituante en est l'expression. L'idée est encore abstraite. Cela ne deviendra pas un véritable mot d'ordre (mobilisateur) tant que les masses sont désespérées et donc prêtes à se faire sauter pour tuer autant d'Israéliens que possible.

C'est vrai que nous sommes très peu nombreux. Mais la population de Palestine ne mérite-t-elle pas l'objectif d'une autre sorte d'Etat qui soit établi dans un esprit de vraie liberté et d'égalité ? Non pas un objectif délimité dans les mêmes cadres traditionnels, tous enracinés dans l'ordre impérialiste. Comme nous le savons bien, le vrai pouvoir ici, c'est l'impérialisme.

Et vous pensez que ce sont là des mots d'ordre qui peuvent mobiliser le peuple ? Votre thèse a aussi besoin de «revendications transitoires».

L'Etat laïque et démocratique est un projet que les masses peuvent comprendre.

La lutte quotidienne des Palestiniens de 1948 [ceux qui résident en Israël] se renforce à présent. Elle a été très clairement lancée et dirigée par l'Alliance démocratique nationale «Tajamu» d'Azmi Bishara.

D'un côté, elle représente une réaction aux besoins immédiats du peuple, contre la confiscation de terres, la discrimination dans les budgets de l'Etat, etc., et d'un autre côté, cette force a formulé, pour la première fois, un mot d'ordre de droits collectifs. Elle défie ainsi la nature de l'Etat juif qui est au cúur de l'entreprise colonialiste sioniste. Les Palestiniens de 1948 ont ainsi mis à l'ordre du jour les «tâches transitoires» de la lutte démocratique en Israël. Ce sont eux qui mènent la lutte. Tant objectivement que subjectivement leurs besoins immédiats sont de changer la nature de l'Etat juif, plutôt que les besoins de la classe ouvrière en tant que telle [l'establishment sioniste a tout fait pour qu'qu'Azmi Bishara ne puisse pas se présenter aux dernières élections].

Oui. Dans une certaine mesure, Tajamu remet véritablement en question l'Etat juif. Mais le projet que formule Tajamu, c'est en fait un Etat binational ou une «autonomie» pour les Palestiniens de 1948. C'est là un projet qui revendique une part de la structure de pouvoir existante et non l'exigence qu'elle soit remplacée par une autre. Le mouvement Tajamu comprend sans aucun doute des militants merveilleux. Je me réjouis de leurs activités contre la nature de l'Etat sioniste. Ma critique porte sur le fait qu'ils sont opposés à la solution d'un Etat laïque démocratique.

Ils ne s'intéressent pas à des slogans.

Mais ils ne semblent pas non plus s'intéresser à l'essence.

Mais dans ses activités quotidiennes, Tajamu mène une vraie lutte démocratique.

C'est vrai. C'est réellement un mouvement important parmi plusieurs mouvements démocratiques qui existent ici. Mais ce que j'essaie de faire, c'est de définir une perspective, ce qu'ils évitent eux de faire. A mon avis, si Tajamu continue de lutter de manière cohérente contre l'Etat juif, ils seront finalement contraints d'accepter le projet d'un Etat laïque et démocratique.

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