N°10 - 2003 Grève de la construction: une victoire L'action directe légitimée David Gygax Depuis quelques mois la discussion était à l'ordre du jour sur divers chantiers et dans les rangs du Syndicat Industrie & Bâtiment (SIB): «Il faut absolument recommencer la lutte pour une retraite anticipée.» En effet, l'accord signé le 25 mars dernier par la SSE (Société suisse des entrepreneurs, l'organe faîtier du patronat de la construction) et les syndicats (SIB et SYNA - Syndicat interprofessionel suisse, «chrétien») a été remis en cause par les employeurs. Ces derniers nient sa validité. Ils souhaitent rediscuter notamment du montant des rentes versées aux travailleurs de la construction après leur retraite anticipée, dès 60 ans. Cette remise en cause d'un accord signé est une «première» - sous cette forme - dans le domaine des conventions collectives helvétiques. Avant tout, il s'agit d'une tentative d'attaque frontale contre les salariés de la construction, pour lesquels la retraite anticipée était un fait acquis. Ce revirement a déconcerté la direction centrale du SIB: en signant l'accord en mars, elle avait présenté la retraite anticipée comme une avancée historique. Et, dans un secteur où dès 50 ans la pénibilité du travail se ressent avec force, cette revendication est très populaire. En outre, l'obtention de la retraite anticipée apparaissait comme le seul élément positif de l'accord dans son ensemble. La mise en ôuvre de la retraite anticipée reposait sur un système de financement acceptable (4 % de cotisations patronales, 1 % de cotisations des salariés) et un montant de rentes relativement élevé (jusqu'à 80 % du dernier salaire, sans avoir à payer les cotisations sociales). Par contre, sur deux autres points centraux, l'accord était l'un des plus mauvais signés dans le secteur. En quelque sorte, les «renoncements» étaient justifiés au nom de l'obtention de la retraite anticipée 1. Tout d'abord, le système des heures variables (flexibilité) était maintenu, sans que s'affirme une volonté de la direction centrale du SIB de renégocier cette question. Pourtant les travailleurs de la construction y sont très sensibles. La flexibilité s'inscrit dans un ensemble dont les répercussions sur la santé - donc les conditions physiques et psychiques lors de la retraite - sont loin d'être négligeables. Ensuite, les augmentations de salaires ont été fixées directement pour deux années (80.- pour tous en 2002, compensation du renchérissement uniquement en 2003), au lieu d'une, traditionnellement. Il en découlera que les chantiers, au moins dans diverses régions du pays, seront désertés par l'appareil syndical pour une plus longue période encore qu'à l'habitude. Le bilan est clair: la direction syndicale a fait des concessions importantes sur les conditions de travail et les salaires pour obtenir ce qu'elle pensait prioritaire et souhaitable: la retraite anticipée. Avec le refus patronal, les travailleurs se retrouvent sans augmentation de salaire et sans baisse des heures variables et ni réduction de la flexibilité ou baisse du temps de travail. Par contre, la retraite anticipée est remise en cause. De quoi susciter une réaction, une résistance. L'augmentation salariale fantomatique a donné le ton aux négociations dans d'autres branches, notamment, pour le SIB, dans l'industrie et la chimie. A cette aune, on apprécie mieux la portée effective de la campagne médiatique de l'automne 2001 de l'USS «5 % d'augmentation pour toutes et tous» et celle pour 2003 «3 % pour tous» et de ses véritables effets sur le pouvoir d'achat des salarié·e·s. Les postiers, les métallurgistes, les salarié·e·s des CFF auront subi, dans leurs négociations salariales, l'ombre de l'accord de la construction. Toutefois, la mobilisation actuelle du SIB-SYNA contre le refus de la SSE peut, à son tour, être un stimulant pour l'action directe de secteurs de salarié·e·s qui prennent conscience - alors que se confirme la morosité économique avec ses effets sur l'emploi - de la détermination du patronat de licencier et de péjorer les conditions de travail. Volte-face et test Le retournement de la SSE sur la retraite anticipée doit bien sûr être appréhendé comme une composante directe de la vaste offensive contre les retraites. Les débats internes du patronat helvétique n'étant pas publics, personne ne connaît exactement les raisons de ce retournement. Mais des éléments peuvent être avancés pour l'expliquer. En premier lieu, l'écho de l'accord - qui fixe la retraite à 60 ans - dans le salariat suisse n'est pas à négliger. Pour bon nombre de salarié·e·s, la retraite anticipée est un droit ou une promesse qui paraît très éloignée de leur réalité, alors que les conditions de travail se sont durcies, à tel point que l'exclamation «on n'en peut plus» rythme les conversations. Qu'un secteur entier de travailleurs puisse prendre cette retraite cinq ans avant l'âge légal constitue en quelque sorte - toutes particularités de l'accord et du secteur de la construction mises à part - une forme de «modèle social réellement existant». Dès lors, il pouvait être un facteur rendant plus palpable la possibilité d'autres batailles pour une retraite anticipée. Le contexte social et politique actuel, qui peut se résumer à la formule «attaque généralisée contre lesdites assurances sociales, en particulier les retraites», a également joué sur la décision des employeurs. Baisse du taux de rendement obligatoire des fonds du deuxième pilier, préparation d'une nouvelle offensive contre l'AVS dans le cadre de la 11e révision: la question de la retraite est au côur des contre-réformes engagées par la droite et le patronat. Ainsi, dans une négociation sectorielle (la construction), les employeurs de la construction, en acceptant des conditions de retraite meilleures que celles qui prévalent «dans la loi» (a fortioride celles qui prévaudront si un relèvement de l'âge de la retraite et une baisse des rentes AVS figurent bien dans la 11e révision), vont à contre-courant du cadre défini par «les élites» dominantes. Il est donc très probable que des secteurs patronaux ont fait pression sur la SSE - même s'ils sont conscients des spécificités du secteur de la construction et de la «rentabilité réduite» de travailleurs usés - pour que celle-ci revienne sur sa signature et renégocie au moins le montant des rentes. De plus, un tel revirement pouvait aussi servir à tester la capacité de riposte syndicale. En troisième lieu, la composition de la SSE elle-même. Cette dernière n'a pas cédé en mars parce qu'elle était «progressiste» et, depuis lors, aurait changé de conduite sociale. La tradition existe dans le syndicalisme helvétique de concertation de mettre très fort l'accent sur les différences de comportement d'un patron comparé à un autre. Cela reflète certes des réalités partielles qui ressortent (parfois plus ou moins artificiellement) lors de négociations. Mais ces «analyses» des spécificités d'un patron ou d'un autre, d'un président d'une fédération ou d'un autre, ont pour conséquence de camoufler ce qui constitue les fondements d'un antagonisme inscrit dans la réalité des rapports sociaux. Elles concourent à accroître une fragmentation de l'organisation et de la conscience des travailleurs. Il y a certes eu un changement dans l'orientation générale de la SSE. Néanmoins, bon nombre des grandes entreprises du secteur ont déjà introduit des formes de retraite anticipée: chez Losinger - du groupe Bouygues - les travailleurs peuvent prendre leur retraite dès 62 ans ; de même chez Batigroup. Ces firmes ne voient pas d'obstacles majeurs à son introduction. Ces systèmes de retraite servent essentiellement à gérer la main-d'ôuvre la moins rentable. L'accord et son financement ne mettaient donc pas en danger ces entreprises, qui savent parfaitement que très peu de travailleurs sont encore actifs et, cyniquement dit, «valides économiquement» entre 60 et 65 ans dans le secteur de la construction. De plus, le nombre de pensionnés serait faible. Au moment de l'accord, l'estimation la plus sérieuse évaluait à 500 les travailleurs concernés pour toute la Suisse. A contrario, pour les entreprises de taille réduite, l'application de la retraite anticipée pourrait avoir, dans certains cas, des conséquences différentes. Mais, l'opacité de la situation des petites et moyennes entreprises ainsi que la rotation faillite-création de nouvelles petites entreprises rendent difficile une appréciation précise de l'impact de cet accord sur ce segment. Enfin, le «retour» de la crise économique, certainement plus rapide et plus fort que ce que les employeurs l'avaient pronostiqué au printemps dernier, constitue également un facteur d'explication de leur repli. Dans ce contexte, la baisse réelle de l'activité dans le secteur de la construction, combinée à des prévisions pessimistes pour le moyen terme, ne peut qu'inciter les employeurs du secteur à la «modération» salariale et sociale. La modération salariale étant déjà acquise dans la convention nationale telle que signée en mars, il ne restait plus qu'à tenter une attaque contre la retraite anticipée. Violation et violations En réalité, le non-respect par les employeurs d'un accord signé n'est pas une vraie nouveauté. Tous les jours, et dans bon nombre d'entreprises, les conditions de travail fixées par la convention nationale du secteur principal de la construction ne sont pas respectées. Pas d'arrêt de travail lors d'intempéries, heures de travail supplémentaires non payées, temps de transport non payés: les droits reconnus dans la convention sont très souvent - et systématiquement dans certaines régions - niés ou violés par les employeurs, qui «bénéficient» de contrôles rarissimes. Le fait de ne pas respecter un accord écrit ou une parole n'est donc pas aussi exceptionnel que ce que la direction syndicale veut faire croire. Les travailleurs de la construction le savent parfaitement. Et c'est, entre autres, parce qu'ils ont cette expérience quasi quotidienne - face à laquelle il est difficile de réagir en «ordre dispersé» et sans un fort appui syndical - que les travailleurs de la construction se sentent autant partie prenante d'une riposte face à l'insulte du patronat. Tous les discours sur la «bonne foi» entre «partenaires sociaux», souvent utilisés par certains dirigeants syndicaux, ne font plus le poids en présence du reniement patronal et de la détérioration des conditions de travail (moins d'ouvriers pour un volume de travail plus grand à accomplir en moins de jour). Une journée de grèves Pour appréhender la journée de grèves et de lutte du 4 novembre, deux dimensions méritent d'être soulignées. La première: les travailleurs ont montré une grande détermination dans leur lutte. Une vraie volonté de combattre pour une retraite anticipée s'est exprimée. Pour des secteurs non négligeables de travailleurs immigrés, la retraite équivaut à la possibilité offerte de pouvoir rentrer plus rapidement «au pays». De plus, le thème de la «retraite anticipée» encapsule un peu toutes les inquiétudes face aux conditions de travail de plus en plus dures. Enfin, la rupture d'une parole donnée - dans laquelle ils plaçaient des espoirs - est prise comme une provocation du patronat. La mobilisation importante d'ouvriers dans des régions ou dans des entreprises où existent déjà des accords de retraite anticipée démontre bien que la violation de l'accord et la tromperie patronale ont bel et bien joué dans la détermination des travailleurs. La seconde dimension peut être éclairée de la sorte: un degré fort inégal de la mobilisation à l'échelle nationale qui est le produit, en grande partie, des pratiques et de la présence (ou non) de militants et de permanents syndicaux sur les chantiers. Le versement des indemnités de grève permettra, dans quelque temps, d'avoir une vue plus précise de l'inégalité de la mobilisation. Au Tessin, quelque 3500 travailleurs ont participé au mouvement. Presque 90 % des chantiers étaient paralysés. A Genève, environ 3800 grévistes étaient recensés. A cela s'ajoute la mobilisation dans le canton de Vaud à hauteur d'approximativement 2000. Sur un total de 14 000 à 15 000 travailleurs engagés, à l'échelle nationale, dans l'action, la Suisse romande et le Tessin en ont rassemblé bien plus que 50 %. Cela révèle un véritable problème de capacité de mobilisation dans des régions où se concentrent des fractions numériquement décisives des ouvriers de la construction: Zurich, Suisse orientale ou à Bâle. La concentration des forces en grève dans des lieux stratégiques (tunnel entre Aarau et Zurich) en Suisse alémanique représente un choix qui, dans un contexte de relative faiblesse, a sa validité. Mais dans la perspective d'entretenir le rapport de force issu du 4 novembre l'effort à accomplir n'est pas petit. Une nouvelle «culture» de l'activité syndicale, dans le SIB de ces régions, est encore à créer. La présence active de permanents syndicaux pour organiser les débrayages est plus que justifiée par le climat qui règne sur les chantiers (menaces de l'employeur, crainte de travailleurs fragilisés...). Toutefois, selon les régions, il est apparu que cette présence ne s'était affirmée qu'à l'occasion du 4 novembre et qu'elle n'avait pas été précédée d'un travail - certes difficile - qui permet de structurer des contacts, des relais. Enfin, un indice du climat social dans certaines régions de Suisse peut être décelé dans la journée de grèves: c'est l'écho rencontré par ce mouvement auprès de nombreux salariés d'autres secteurs. Alors que les licenciements et les attaques contre les assurances dites sociales (révision LACI, LPP, AVS) se multiplient, une partie des salarié·e·s a suivi avec attention et solidarité ce qui se passait dans le secteur de la construction. La légitimité de la grève a été largement admise. Cela ressortait lors de la manifestation-grève du service public à Berne le vendredi 1er novembre ; même si la direction du SSP-Berne ne semblait pas savoir que faire de ces 20 000 manifestant·e·s qui «lui tombaient dessus»... La mobilisation dans la construction entrait aussi en écho avec la décision de faire grève contre la suppression de l'essentiel des centres de tri postaux. La grève a été votée dans les centres de tri de La Poste à Lausanne, Genève, Coire, Bienne.... De même, la lutte dans une entreprise comme celle de Veillon (vente par correspondance près de Lausanne) révèle que le «droit de se défendre par la grève» fait son chemin. Néanmoins, il serait irréaliste de ne pas prendre en compte - dans des secteurs comme la poste, par exemple - aussi bien le manque de pratique, les inerties d'une partie des appareils syndicaux, les hésitations qui surgissent face à toutes les propositions des patrons de trouver une voie de compromis, pour ne pas parler des «liaisons intimes» entre la direction des PTT et un micro-appareil syndical. Sous cet angle, le SIB reste le seul syndicat en Suisse apte à engager une mobilisation d'une telle ampleur, avec une issue positive. Détermination et victoire Ce constat n'empêche pas de nombreux militants et des permanents de poser des questions qui nous semblent pertinentes. Un syndicalisme qui fait de l'échéance d'un accord conventionnel le moment quasi unique d'une présence active sur le lieu de travail n'est-il pas à l'origine de la difficulté de mobilisation constatée dans certaines régions ? En effet, un examen de la mobilisation montre quec'est là où des collectifs de travailleurs ont été lentement et patiemment construits que l'engagement a été décidé le plus collectivement. C'est parce que cette action syndicale est conçue par les salariés eux-mêmes comme une voie de possible émancipation, même ponctuelle et limitée, des conditions de travail imposées par le rapport salarial qu'elle a pris cette dynamique. La mobilisation du 4 novembre, ainsi que la détermination qui s'y est manifestée ont démontré que le test qu'a voulu imposer un secteur de la SSE et du patronat s'est avéré un calcul un peu léger. Un accord qui reprend sur l'essentiel la convention signée a été obtenu. C'est une avancée considérable. D'autant plus si une réflexion sur l'ensemble de cette lutte devient le patrimoine d'un grand nombre de militant·e·s syndicaux en Suisse.n 1. Voir à l'encontre, N° 2 et N° 7, articles consultables sur le site www.alencontre.org (archives). Haut de page
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