N°10 - 2003

Enquête sur le travail flexibilisé

Le crescendo de la précarisation

Fin octobre était présentée une étude intitulée «Formes du travail et qualité, une enquête empirique sur les effets de la flexibilité du marché du travail au Tessin». Les auteurs de cette étude sont Christiane Marrai et Angelica Lepori du Département de travail social de la Scuola universitaria professionale della Svizzera Italiana. Cette étude a pour objet d'analyser les conséquences sociales de la flexibilité du travail. Pour la première fois, la parole est donnée à des travailleuses et des travailleurs qui, tous les jours, font l'expérience de la précarité du travail. Ainsi, cette étude met en lumière «leur point de vue et leur vécu quotidien». Angelica Lepori présente ici les lignes de force de cette étude à laquelle elle a participé. - Réd.

Angelica Lepori

Cette étude trace, en introduction, les principaux changements qui sont intervenus, au cours de la dernière décennie, sur le marché du travail.

Déchiffrer la flexibilité

A partir des données recueillies apparaissent avec clarté les changements intervenus dans la composition de la main-d'ôuvre salariée. On observe en particulier une croissance considérable des personnes travaillant à temps partiel. Elles représentent, actuellement en Suisse, plus de 30 % des salariés, c'est-à-dire un pourcentage bien supérieur à la moyenne de tous les autres pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Le temps partiel concerne, de façon tout à fait significative, les femmes: plus de 80 % des salarié·e·s à temps partiel sont en fait des femmes. Mais il ne s'agit pas seulement du temps partiel. L'étude met en relief l'augmentation du nombre de personnes qui ont des emplois dits atypiques (par exemple, les personnes qui ont au moins deux emplois), du nombre de contrats à durée déterminée (CDD), ainsi que de la quantité de salarié·e·s soumis à des horaires flexibles. 42 % des salariés en Suisse sont soumis au régime de l'horaire flexible. En outre, 5% des salariés travaillent sur appel - c'est-à-dire quand l'employeur le leur demande - et parmi eux 60 % ne disposent d'aucune garantie d'horaire hebdomadaire minimal. Ce statut concerne aussi en majorité des femmes.

Toutefois, ce qui est plus préoccupant, c'est l'explosion du travail intérimaire et du travail en sous-traitance, un travail qui s'effectue auprès d'une entreprise par le biais d'une agence d'emploi temporaire.

De 1995 à 2002, le nombre de travailleurs intérimaires a augmenté de 96 %, passant de 104 897 à 204 612. Pour le Tessin, au cours de la même période, l'augmentation a été de 89 % (de 2381 à 4520). Cette évolution se reflète dans la croissance exponentielle des heures de travail accomplies par ce secteur de salariés: de 1995 à 2000, le nombre d'heures passe de 44 635 913 à 84 788 276, soit un bond de 90 %. A l'échelle du Tessin, la hausse est plus marquée: elle est de 165 %. Le total des heures passant de 643 996 à 1 706 764 de 1995 à 2000. Le total de ces heures correspond presque à un millier de postes de travail à temps plein.

Cette forme de travail - l'emploi à statut intérimaire - semble être la forme de travail «flexible» majoritairement utilisée au Tessin et en Suisse. La Suisse, dans ce domaine, se situe à l'avant-garde. Le pourcentage d'intérimaires, sur le total des salariés, se situe à hauteur de 5 %. Par contre, la moyenne pour l'Union européenne est de 1,5 %,

Le travail intérimaire ou sur appel, sous ses diverses formes, semble dès lors être un des facteurs significatifs de la réduction partielle du chômage enregistrée autour de la fin de 2000. Ainsi, l'on peut parler d'un passage quasi direct du chômage total à des formes d'emploi précaire et peu garanti. Cette hypothèse est confirmée par un fait: au cours de ces années, les personnes sous-occupées - c'est-à-dire celles et ceux qui travaillent moins qu'un temps plein, mais désirent travailler plus - vont en nombre croissant. L'augmentation est de 18 % au cours des dix dernières années. Et, actuellement, selon l'Office fédéral de la statistique (OFS), une personne sur dix en Suisse ne dispose pas de suffisamment de travail. Les changements du marché du travail ont une conséquence directe sur l'évolution des salaires. Lorsqu'on examine l'indice d'évolution des salaires, on remarque que certains secteurs ont été particulièrement frappés par la crise et subissent des diminutions de salaire importantes.

De même au cours d'une phase de croissance économique, les salaires marquent le pas. L'indice des salaires réels a marqué une baisse de 0,2 % entre 1997 et 2000.

A l'étape actuelle, d'importantes différences s'affirment entre les divers secteurs économiques et entre les salariés eux-mêmes. Ainsi, 21 % des salariés gagnent moins de 3000 francs par mois. Une décomposition par genres donne le résultat suivant: 42,8 % des femmes salariées ont un salaire mensuel de moins de 3000 francs en comparaison de 7,1 % des hommes. A l'opposé, 1,2 % des personnes occupées ont un salaire mensuel supérieur à 10 000 francs (1,8 % des hommes et 0,3 % des femmes).

C'est dans ce contexte qu'a pris naissance un phénomène social qualifié de développement des «working poor». En Suisse, 7,5 % des salariés qui ont entre 20 et 59 ans sont considérés comme pauvres. Les salariés à temps partiel, avec des horaires flexibles et des CDD, ont plus de risques de devenir pauvres. Y compris parmi les travailleurs indépendants, une fraction non négligeable peut être classée parmi les «travailleurs pauvres». Ces faits confirment le lien entre la réorganisation du marché du travail et les «nouvelles» formes de pauvreté.

Deux figures de la précarité

C'est dans ce contexte que s'est développée l'enquête au Tessin. Cette dernière s'est effectuée à partir d'un questionnaire qui réunissait un échantillon de travailleurs indépendants - qui se sont «mis à leur propre compte» au maximum depuis cinq ans - et un échantillon de salariés intérimaires.

Les raisons de ce type de choix sont les suivantes. Tout d'abord, le travail intérimaire présente quelques caractéristiques fondamentales que l'on retrouve dans toutes les formes de travail dit atypique. Dans ce sens, il peut être pris comme un paradigme du travail précaire. Ensuite, parmi les transformations du marché du travail, les indépendants ont une fonction particulière. Au cours de ces dernières années, les entreprises ont développé une politique dite d'outsourcing (externalisation) qui a fait apparaître de petites entreprises, très souvent avec une seule personne occupée (un indépendant). Ces «entreprises» sont totalement dépendantes - ou presque - d'autres sociétés plus importantes. En général, les travailleurs concernés par ces processus ont été exclus du travail salarié et doivent faire face à des situations très difficiles et marquées par les privations.

Ces deux figures professionnelles sont apparues comme les plus aptes à représenter le monde du travail flexible. De plus, dans le canton du Tessin, elles recoupent une fraction majoritaire de travailleurs «flexibilisés».

Les résultats principaux qui apparaissent dans cette enquête ne laissent aucun doute: les transformations du marché du travail et la flexibilité qui s'ensuit ont des conséquences sociales importantes ; elles se manifestent dans la vie privée et professionnelle des personnes directement concernées par ces «nouvelles formes d'emploi».

Insécurité et précarité

Les travailleurs et travailleuses interviewés sont profondément préoccupés par leur avenir. Cela concerne 46 % des indépendants et 7 % des intérimaires. En général, les personnes interviewées expriment un sentiment d'insécurité croissant et une grande difficulté à «programmer» à long terme leur vie, qu'elle soit privée ou professionnelle.

Le travail temporaire est vécu comme une contrainte, autrement dit il ne participe pas d'un choix pour une majorité des personnes concernées. Et une part majoritaire indique avoir des difficultés à trouver un emploi fixe.

Parmi les travailleurs indépendants, une fraction non négligeable d'entre eux se sont mis à leur propre compte suite aux difficultés rencontrées dans leur parcours professionnel de salariés. Ce genre de travailleurs dénoncent les conditions de travail précaires qu'ils subissent et qui ressemblent de plus en plus à la précarisation du travail salarié.

Les salarié·e·s interviewé·e·s manifestent une difficulté accentuée à s'intégrer sur leur lieu de travail. Les changements continuels suscitent une grande difficulté à établir des relations durables avec leurs collègues de travail. En outre, comme l'explique le sociologue du travail de Turin Luciano Gallino, ces travailleurs ne disposent pas d'un poste de travail et ne «possèdent» pas leur instrument de travail. Dès lors, le travail flexible, pour reprendre sa formule, a conduit à «une déstructuration des aspects spatiaux et relationnels du travail qui sont à la base de l'identité et de l'intégration sociale des personnes».

Le temps qui n'en est pas un

La flexibilité rend la gestion du temps difficile, pour ne pas dire impossible. Plus de 50 % des travailleurs intérimaires déclarent ne pas disposer de temps à dédier à leur famille et aux relations sociales. Ce pourcentage croît nettement lorsque ne sont prises en considération que les personnes mariées ou séparées. De même pour les travailleurs indépendants, le temps est «précieux». En général, cette catégorie a une charge de travail très importante - plus de la moitié travaille au-delà de 42 heures par semaine - et manifeste une difficulté à gérer vie privée et vie professionnelle. Pour tous, le travail est irrégulier. Parfois il y en a, parfois il n'y en a pas. Cette situation, au-delà des contrariétés qui en découlent pour planifier son temps de vie, suscite souvent anxiété, peur et résignation.

Les retombées sur l'état de santé des personnes sont de ce point de vue des plus parlantes: 51 % des intérimaires et 35 % des indépendants affirment que le travail a des effets négatifs sur leur santé. Une donnée qui est confirmée par le nombre important de travailleurs qui se déclarent stressés, fatigués, énervés. 48 % des indépendants et 57 % des intérimaires sont souvent énervés, agités (fébriles, irritables) ; 68 % et 72 %, respectivement, se déclarent très souvent fatigués, épuisés ; et enfin, 55 % et 65 % sont souvent stressés. Ces quelques données éclairent la manière dont les conditions de travail ont des effets directs sur l'état de santé.

Une précarité aussi financière

43 % des travailleurs intérimaires disposent d'un revenu mensuel inférieur à 3000 francs ; et 34 % se situent en dessous de la barre des 4000. Une hétérogénéité nettement plus marquée se constate parmi les travailleurs indépendants. Toutefois, 46 % d'entre eux ont un revenu mensuel inférieur à 4000 francs.

A ces bas revenus s'ajoute souvent une absence de couverture en termes d'assurances, avant tout pour ce qui a trait aux accidents, professionnels ou non, et au chômage.

Il faut avoir en mémoire que les travailleurs intérimaires ne perçoivent un salaire que sur la base des heures de travail effectivement accomplies. Les revenus sont dès lors irréguliers et peuvent varier de semaine en semaine. En ce qui concerne les vacances, une indemnité sur le salaire horaire est garantie. Il existe des périodes de non-travail qui ne peuvent être assimilées à des «vacances»... au sens de vacances payées. Dès lors, il n'y a rien d'étonnant à ce que la très grande majorité des personnes interviewées restreignent au maximum leurs dépenses «de vacances» et économisent sur les vêtements et les biens accessoires. 67 % des intérimaires et 58 % des indépendants affirment être contraints de faire des sacrifices pour pouvoir vivre.

Le niveau de formation semble déterminer l'insertion précarisée dans le monde du travail. En général, les travailleurs interviewés ont un niveau de formation moyen ou bas. De plus, la formation professionnelle continue est fort difficile. Ainsi, 50 % des indépendants et 63 % des intérimaires n'ont jamais suivi un cours de formation professionnelle. Cette possibilité est liée au niveau de formation acquis. Plus celui-ci est élevé, plus la possibilité d'une mise à jour est grande.

Dans ce sens, aux difficultés de formation initiales (scolarisation, apprentissage) s'ajoutent celles rencontrées dans le parcours professionnel. De la sorte, les travailleurs précaires ont toujours plus de difficulté à échapper à leur précarisation.

Ils déclarent qu'ils se sentent très rarement valorisés dans l'exercice de leur profession. Très souvent, ils déplorent de ne pas être reconnus pour ce qui a trait aux diverses facettes du travail accompli et de ne participer en aucune mesure aux décisions les concernant.

Où est le syndicat ?

Dans ce paysage social, le syndicat semble complètement absent. Les organisations syndicales ne sont pas capables de capter les besoins - et de leur donner une expression - de ces «nouveaux travailleurs». Ces derniers envisagent les organisations syndicales comme des organismes qui fournissent certains services. Les syndicats ne s'offrent pas comme des structures favorisant une organisation et capables de leur permettre de faire valoir une série de droits.

Il est intéressant de noter, toutefois, qu'aussi bien des travailleurs intérimaires qu'indépendants - certes de façon moindre pour ces derniers - se déclarent intéressés à la création de structures collectives pour la défense de leurs intérêts.

Parmi les personnes interrogées, ces structures collectives devraient s'occuper en priorité des conditions de travail, de salaire et des problèmes liés à la formation professionnelle.

Ainsi, se confirme l'existence d'un espace pour conduire une bataille contre la précarité du travail ; un espace qui n'attend que d'être rempli. A ce propos, l'étude cite quelques expériences de différents pays européens qui pourraient fournir des éléments stimulants à ce propos.

L'étude «Formes du travail et qualité de la vie» met en évidence les principaux problèmes posés par la flexibilisation et la déréglementation du marché du travail. Elle peut être un point de départ pour susciter une réflexion afin de créer un mouvement capable de mettre au centre du débat socio-politique la question des droits pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs ; avant tout, le droit à un travail sûr et garanti. L'extension de la précarité a des effets négatifs sur les personnes concernées et y compris sur celles considérées comme étant des «travailleurs stables». La péjoration des conditions de travail est un processus qui se diffuse et atteint, par cercles concentriques, des couches de plus en plus larges. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire de mettre un frein à ces formes d'emploi précarisé.n

Intérimaire: un premier pas qui se prolonge

L'enquête contient aussi 21 entretiens poussés. Nous reproduisons ici un extrait qui se trouve dans le rapport de recherche. L'entretien est conduit avec Sandra, 43 ans, d'origine italienne, vivant au Tessin depuis trente ans. Elle a deux enfants de 12 et 10 ans. Après une interruption de travail d'une durée de dix ans, elle a eu besoin (son mari est actuellement au chômage) et voulu reprendre une activité professionnelle. Après avoir cherché en vain un emploi, elle s'est adressée à une agence intérimaire:

«Dans les deux jours, l'agence m'a trouvé un emploi et j'ai commencé à travailler presque immédiatement. Je suis contente du type de travail et de l'ambiance. Mais je suis préoccupée avant tout par le salaire. Etant payée à l'heure, je ne sais jamais bien combien je toucherai à la fin du mois ; si un jour je tombe malade, je reste à la maison, je ne suis pas payée et cela peut clairement devenir un problème. Il y a quelques semaines, j'ai dû accompagner le plus petit de mes fils chez le médecin. J'ai dû m'absenter du travail quelques heures. A la fin de la semaine, je me suis retrouvée avec un salaire réduit. Si j'avais un contrat de travail normal, cela ne serait pas arrivé.»

Sandra cherche un emploi fixe: «Je sais que ce ne sera pas facile, dans ma situation qui me veut ? Dans tous les cas je vais continuer à chercher. Je ne désire pas continuer avec ce système durant longtemps, car outre les problèmes liés au contrat existe une question de sécurité. Il est vrai que les agences trouvent rapidement un emploi. Rester à la maison est difficile, mais il est aussi vrai que de ne pas savoir jusqu'à quand on travaille dans un emploi déterminé, ce n'est pas réjouissant et rassurant... Je vois cette solution comme transitoire, même si j'ai peur qu'elle dure un certain temps... Mon mari ne réussit pas à accepter d'être resté sans emploi, mais pourtant il ne comprend pas mon insistance à en trouver un.»

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