N°10 - 2003

Les traités sur l'investissement privé à l'étranger et les STN: un enjeu international

Travail socialisé et appropriation sociale

François Chesnais*

1.   Au moment d'examiner l'activité des sociétés transnationales (STN) et d'en apprécier le comportement en tant qu'investisseurs étrangers dans les pays en développement, il est utile de définir les prémisses de notre approche, de préciser au nom de quelle légitimité et dans quelles perspectives on estime parler. Ce n'est pas toujours fait explicitement, même si on peut souvent comprendre, implicitement, les postulats de certaines analyses.

Une STN, qui est un grand groupe industriel ou de services, enferme dans le cadre de la propriété privée - dont la forme est aujourd'hui essentiellement celle de titres négociés en Bourse - ou d'une propriété d'Etat (qui lui ressemble maintenant presque complètement) les résultats d'un travail socialisé, dont les caractéristiques supposeraient une appropriation sociale. En effet, toute STN est l'aboutissement d'une coopération vaste et complexe entre travailleurs / euses de différentes qualifications (depuis les chercheurs dans les laboratoires jusqu'aux opérateurs de base). Celle-ci s'organise au sein du groupe pris comme tel, aussi bien que dans les réseaux de firmes plus petites et d'institutions publiques dont les STN captent les connaissances (notamment technologiques) et incorporent les produits.

Tout produit (plus exactement toute marchandise), depuis la boîte de conserve à l'infrastructure la plus complexe ou au médicament le plus sophistiqué, est la matérialisation et la sommation de nombreux actes productifs, répartis dans le temps et dans l'espace. Ainsi les «actifs productifs» d'un grand groupe industriel ou de services sont le résultat de l'accumulation des fruits de la coopération directe et indirecte de dizaines, voire de centaines de milliers de travailleurs salariés, ainsi que de financements dont l'une des sources est les impôts (c'est le cas, notamment, pour toute la recherche publique). Du fait des fondements institutionnels et juridiques du système économique et social qui nous régit, le sort de ces actifs est soumis au taux de profit, à la rentabilité des titres et au niveau des cours en Bourse. Le premier pas de la critique consiste à questionner ces fondements et à affirmer le caractère social de la production et de la circulation des marchandises. Ainsi c'est leur participation actuelle ou passée à un travail socialisé, comme travailleurs aussi bien que comme contribuables, qui donne aux salarié·e·s et aux citoyen·ne·s une pleine légitimité pour scruter l'activité des STN et en apprécier le comportement d'investisseurs étrangers dans les pays en développement.

2.   Devenues, dans leurs pays d'origine (ceux de l'OCDE - Organisation de coopération et de développement économiques), des institutions qui se dressent contre ceux - les salariés - dont elles centralisent et captent pourtant le travail passé et présent, les STN se présentent dans l'arène internationale, face aux pays en développement, comme des machines à exploiter la main-d'ôuvre et les ressources naturelles locales et comme des canaux de captation de la valeur créée par la coopération sociale dans le pays «hôte».

Les STN ont toujours tendu à avoir ce caractère, mais dans le régime international des années 1960-1970, les pays en développement disposaient encore de moyens de contrepoids et de contrôle. Depuis le milieu des années 1980, cela a été de moins en moins le cas. Dans un premier temps, la libéralisation et la déréglementation dans les trois domaines des flux financiers, des échanges et des investissements directs ont permis aux STN, par étapes successives, d'accroître très fortement leur pouvoir économique et politique face aux Etats des pays hôtes. Pendant cette phase, la modification dans les rapports de force s'est faite pour ainsi dire de façon mécanique sous l'effet de la libéralisation et de la déréglementation. Le piège de la dette extérieure et la subordination croissante au FMI et à la Banque mondiale, ainsi qu'aux politiques «d'ajustement structurel» ont été le moyen d'obtenir l'alignement des pays.

Depuis le tournant marqué par la fin de l'Uruguay Round et la signature du Traité de Marrakech en 1994 [base de l'Organisation mondiale du commerce - OMC], les STN veulent infléchir l'ensemble des systèmes institutionnels et juridiques, obtenir la codification de droits supérieurs à ceux de la souveraineté nationale et supérieurs aussi à un quelconque droit de contrôle des travailleurs ou des citoyens.

A cet effet, les STN bénéficient de l'appui politique et juridique total de l'OMC, de l'OCDE, de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) et de tous les Etats qui s'alignent sur les recommandations du G7 (Allemagne, Canada, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Etats-Unis). Les traités sur l'investissement privé à l'étranger sont une pièce de ce processus. Dans les parlements nationaux des pays d'origine des STN, ils seront justifiés au nom des «intérêts nationaux», de la «compétitivité» et de la «sauvegarde de l'emploi». Il reste que ce sont des instruments de domination sociale.

3.   Le fondement théorique de l'infléchissement «nécessaire» du droit est «l'attractivité». Voilà le maître mot de la théorie du développement aujourd'hui: les pays doivent tout faire pour être le plus «attractifs» possible à l'égard des investisseurs étrangers. Comme si souvent, ce mot sert à enjoliver une réalité dont on ne veut pas ou dont on n'est pas capable de définir clairement l'origine.

Il faut donc chercher à définir la genèse et les bases du pouvoir très important acquis par les STN et leur capacité à exercer un très fort et très réel chantage dans leurs discussions avec les pays: «Si vous ne nous donnez pas satisfaction, tel ou tel autre pays est prêt à le faire, donc nous ne nous installerons pas ici ou si nous sommes déjà là nous partirons.» Ce chantage s'étend aux régions à l'intérieur des pays. Cette capacité extraordinairement forte des STN à jouer les pays et les régions les uns contre les autres paraît aujourd'hui une donnée «objective», presque un fait de nature. En réalité, il est le résultat de plusieurs processus amplifiés, sinon déclenchés par le triple mouvement de libéralisation et de déréglementation des flux financiers, des échanges et des investissements directs, aux termes desquels la STN a toutes les cartes en main.

4.   Le premier processus a pour champ les pays capitalistes avancés comme tels, «nos pays». Ce processus est celui de la concentration. Il comporte la disparition de nombreuses entreprises au profit d'un très petit nombre de groupes industriels ou de services. Ce résultat a été obtenu par: 1° la simple accentuation de la concurrence sous l'effet de la libéralisation commerciale et l'ouverture à la concurrence internationale ; 2° les politiques industrielles de renforcement des «champions nationaux» ; 3° le jeu de la réglementation - en Europe il s'agit de celle de la Commission européenne dont les règlements ont pour effet, sinon pour but explicite, de favoriser les grandes entreprises qui sont seules à pouvoir les respecter (on le voit dans l'alimentation) et donc de faire disparaître des producteurs ou des petits distributeurs ; 4° au cours des années 1990, la montée en puissance de la finance et des marchés financiers qui a accéléré encore le mouvement des fusions et acquisitions et donc la concentration et la centralisation du capital.

Au terme de ce processus, le grand groupe industriel, la STN, est la seule forme de firme qui reste. Là où il y a encore en apparence des PME, on s'aperçoit vite qu'il s'agit de sous-traitants des grands groupes.

Premier mécanisme donc de renforcement du pouvoir de négociation, la consolidation continue de l'oligopole (monopole exercé collectivement) permet aux STN de dire aux pays, et c'est exact: «Vous n'avez plus d'autres à qui vous adresser que nous ou nos semblables (les autres STN) qui auront les mêmes exigences.»

5.   Les autres processus sont ceux qui ont pour champ les pays en développement eux-mêmes - y compris les pays à développement industriel tardif, ceux qu'on nommait encore récemment les NPI (nouveaux pays industrialisés), avant que le vocable «marchés (financiers) émergents» ne soit imposé. Pour simplifier, on peut dire qu'ils sont au nombre de deux. L'un explique pourquoi ces pays ont besoin si fortement, à un point qu'ils ne connaissaient pas autrefois, de l'investissement des STN ; l'autre, pourquoi ces pays peuvent être mis en concurrence si facilement. L'un et l'autre résultent de la libéralisation et de la déréglementation, en particulier des échanges et des investissements directs.

Si les pays en développement ont si fortement besoin de l'investissement des STN, c'est que l'ouverture commerciale imposée par le FMI comme par leur adhésion à l'OMC a conduit à la disparition de pans entiers du tissu des entreprises locales. Face aux STN elles ne pouvaient résister, elles n'étaient pas «compétitives». Elles ont donc disparu. Avec l'ouverture, la concurrence des pays industriels avancés (plus celle des «tigres d'Asie» avant que la crise ne les rattrape) a abouti à leur élimination pure et simple. Sans les STN il n'y a plus d'industrie. Si pour un nombre toujours croissant de branches industrielles, les STN ne prennent pas la place des entreprises locales ruinées, le pays sera réduit à un statut de simple marché et la spirale de la désindustrialisation réduira sa population à un statut d'indigent. C'est ce qui a été imposé à l'Argentine.

Et si les pays peuvent être mis en concurrence si facilement, c'est que la libéralisation commerciale de l'OMC et le mouvement vers la création de zones de libre-échange permettent aux STN d'approvisionner de vastes marchés à partir d'un très petit nombre de sites de production. Pour vendre dans l'ensemble du Mercosur, un seul site de production suffit souvent. Et si l'ALCA (Area de Libre Comercio de las Americas - Zone de libre-échange des Amériques) entre en application, même ce site pourra disparaître au profit d'un site placé plus au nord dans l'actuel ALENA (Accord de libre-échange nord-américain). Il faut donc être «attractif», ce qui signifie signer les codes sur l'investissement ou les accords bilatéraux.

6.   Voilà la situation que la libéralisation et la déréglementation ont créée. Les STN ont les mains libres. Leurs comportements sociaux et environnementaux ont été très largement analysés par de multiples études. Il n'est pas possible, mais pas nécessaire non plus de les résumer en cinq minutes. Ce serait égrainer une litanie de plaintes. Il serait plus fructueux de se placer dans une perspective où les scandales financiers et la crise boursière, qui est loin d'avoir atteint son plancher, sont en train d'affaiblir singulièrement la légitimité sociale et même le pouvoir de pression des STN, chez «nous», dans nos pays, au côur du système [voir la contribution de François Chesnais sur le site www.alencontre.org, rubrique News (Economie) «Racines, genèse et conséquences du krach boursier rampant»].

Ce changement de conjoncture sociale, qui est politique autant qu'économique, permet de soulever la question cruciale: puisque les STN sont le résultat d'un travail socialisé, ne doivent-elles pas être l'objet de dispositions d'appropriation sociale ?

Il y a un an, face à l'annonce de licenciements pour cause de soutien à la «valeur actionnariale» (les licenciements boursiers), les délégué·e·s des usines Lu (groupe Danone) avaient posé des questions essentielles. Ils ont dit en substance: «N'avons-nous pas contribué à construire ces usines ? L'image de marque des biscuits Lu n'est-elle pas le résultat de notre travail ? Ne sommes-nous pas les seuls à savoir faire fonctionner ces équipements presque neufs dont la direction du groupe Danone et les actionnaires proposent la mise au rancart tout comme nous ? Pour toutes ces raisons ces usines ne sont-elles pas à nous autant et même plus qu'aux actionnaires ?»

Ces questions n'ont pas été reprises, projetées comme elles auraient dû l'être. La crainte respectueuse des directions syndicales, leur sclérose, le dialogue avec le patronat qui leur ont fait largement perdre tout sens de leur identité initiale les rendent totalement sourdes à ce langage.

Avec la chute des Bourses et la multiplication des licenciements, il est inévitable que d'autres salariés posent les mêmes questions. La responsabilité du mouvement anti-capitaliste de «l'alter-mondialisation» (celle qui ne serait pas celle du capital) n'est-elle pas de s'en saisir, de les projeter publiquement avec tous les moyens dont il dispose ?

En «attendant» une reconquête des syndicats par les salarié·e·s - ce qui se dessine de façon encore fort limitée dans certains pays - c'est le mouvement anticapitaliste de «l'alter-mondialisation» qui peut mettre à l'ordre du jour la question de savoir quelles sont les formes de propriété qui correspondent le mieux au travail socialisé auquel une si large part de la population active participe directement ou indirectement. Il se doit de le faire en tenant compte pleinement du bilan de la propriété d'Etat à l'Ouest comme à l'Est au cours du XXe siècle.

7.   L'appropriation sociale, en ôtant aux technologies et aux moyens de production et de financement leur caractère d'un capital qu'il faut faire fructifier pour satisfaire les appétits des actionnaires, comporterait la mise en ôuvre, dans la sphère du développement entre autres, de «critères de gestion» de ces capacités productives accumulées qui seraient radicalement différents de ceux employés par les STN aujourd'hui.

Les rapports des pays avancés, à commencer par les pays d'Europe, avec les pays en développement pourraient être repensés complètement. Je suis convaincu que c'est la perspective que le mouvement anti-capitaliste de «l'alter-mondialisation» doit se fixer.

*Ces thèses synthétisent l'intervention de François Chesnais, directeur de la revue Carré rouge, faite lors d'un séminaire au Parlement belge, le 17 octobre 2002.

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