N°10 - 2003

États-Unis: le nouvel agenda impérial

Le militarisme, la guerre et la crise du capitalisme

La préparation politique et militaire d'une guerre contre l'Irak, dont le but serait l'établissement d'un protectorat américain dans ce pays, a vu la publication par l'administration Bush d'un document intitulé «La stratégie de sécurité nationale des États-Unis d'Amérique». Il fait suite au rapport publié en juin 2000 par la Commission du Congrès sur les intérêts nationaux américains, dont Condoleezza Rice, aujourd'hui conseillère à la sécurité nationale dans le cabinet de George W. Bush et principal auteur du nouveau document, était déjà membre. Claude Serfati analyse le nouveau document en le replaçant dans le contexte de rebondissement de la crise capitaliste. - Réd.

Claude Serfati*

Plusieurs économistes travaillant pour des banques françaises ont noté que la récession qui a touché les États-Unis plusieurs mois avant le 11 septembre 2001 présente certaines des formes des crises qui ont été analysées par Marx 1. La suraccumulation de capital industriel 2 s'est produite dans l'euphorie de la «nouvelle économie». Elle a été alimentée par une formidable hausse du crédit et de l'endettement qui ont nourri à la fois l'investissement des entreprises et la consommation des ménages. La suraccumulation du capital s'est traduite par une baisse du taux de rentabilité du capital investi dans la production.

Toutefois, Marx considérait que les crises dont il faisait l'analyse n'étaient pas simplement un «point bas» dans une évolution cyclique du capitalisme. Elles reflétaient l'impasse d'un mode de production dont la perpétuation ne pouvait que conduire l'humanité à la catastrophe. La mondialisation du capital n'a pas eu pour conséquence une expansion du capitalisme comprise comme un élargissement de la reproduction des richesses à l'échelle planétaire, mais un accroissement des prédations opérées par le capital, dont les «droits de propriété» (sur des actifs financiers) lui permettent de percevoir des revenus financiers aussi bien que de s'approprier les processus du vivant. «On ne produit pas trop de subsistance proportionnellement à la population existante. On en produit trop peu pour satisfaire décemment et humainement la masse de la population.» 3

C'est cette contradiction que la mondialisation du capital a portée à un niveau inégalé, écrasant la plupart des pays d'Afrique et emportant au cours de la décennie 1990 les pays «émergents» d'Asie et d'Amérique latine dans la crise. C'est cette contradiction qui s'exprime aujourd'hui aux …États-Unis et qui exigera, pour être surmontée, un ensemble de mesures qui frapperont non seulement les salariés américains, mais accentueront la menace sur les conditions de reproduction des classes sociales exploitées et les populations opprimées, et, pour des fractions importantes, l'existence même (ce que l'on constate dans certaines régions de ladite périphérie, en Afrique, en Asie et ailleurs).

La crise économique au côur de l'impérialisme dominant

Il est nécessaire de remettre en perspective la situation actuelle de l'économie américaine. A la suite de la crise économique qui a éclaté en 1973, la décennie 1980 a été marquée par un changement radical de rapport de force entre le capital et le travail. Le capital, adossé aux politiques néolibérales, a imposé une élévation considérable du taux d'exploitation de la main-d'ôuvre, grâce à des taux de chômage élevés et une progression de la flexibilité et de la précarisation, en particulier celle des jeunes. On a vu resurgir dans les pays de l'Union européenne (et pas seulement en Grande-Bretagne), dirigés par des gouvernements de «droite» ou de «gauche», des fléaux qui rappelaient ceux des années 1930 (soupes populaires, sans-abri, maladies dues aux carences alimentaires et aux manques de ressources pour aller chez le médecin ou le dentiste). La décennie 1980 témoignait déjà du coût, pour les exploité·e·s, du maintien de la domination du capital.

L'effondrement des régimes bureaucratiques d'URSS et des pays d'Europe centrale et orientale au début de la décennie 1990 s'est produit alors que les économies des États-Unis et de l'Union européenne étaient confrontées à une récession économique majeure. Aux États-Unis, cette récession avait été aggravée par le krach boursier d'octobre 1987 - au cours duquel les valeurs des actions de Wall Street avaient plus baissé que lors du «jeudi noir» de 1929 -, puis par la faillite des caisses d'épargne (Saving & Loans) dont le sauvetage a coûté 150 milliards de dollars payés par les contribuables américains.

A ce moment, les faits (déficits commerciaux, endettement extérieur) et les analyses concordaient: les …tats-Unis sortaient de la décennie 1980 dans une position économique nettement détériorée face à leurs concurrents les plus proches (Allemagne, Japon). La récession commencée fin 1989 n'était pas terminée lorsque la guerre contre l'Irak a été décidée par G. Bush Senior. Cette décision visait à confirmer aux yeux de tous, y compris des alliés européens, que l'ère du partage du monde avec l'URSS était close, et que les règles (par exemple vis-à-vis de l'ONU) avaient changé. Elle avait été préparée par des interventions militaires qui cherchaient à en finir avec le «syndrome vietnamien» et qui étaient montées en puissance au cours de la décennie (Grenade, 1983 ; Libye, 1986 ; golfe Persique en soutien à Saddam Hussein dans la guerre contre l'Iran, 1986-1987 ; Panama, 1989-1990). Etape majeure dans la confirmation de la posture impérialiste des États-Unis, la guerre contre l'Irak (1990-1991) signalait que ses dirigeants utiliseraient la force armée pour imposer et élargir la domination du capital américain.

Quelques mois après la fin de la guerre, l'économie des États-Unis a connu une forte croissance. Puis, l'«exubérance irrationnelle» signalée par Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale (Fed), en 1996, n'a pas seulement frappé les «marchés financiers», elle a envahi la pensée économique dominante, qui a vu l'émergence d'une «nouvelle économie» d'où seraient éliminés tous les maux engendrés par le capitalisme: chômage, inflation, crises, et bien plus encore. L'économie des États-Unis dispose à l'évidence d'atouts sur le plan intérieur, mais la forte croissance des années 1990 s'explique d'abord par la place absolument dominante que ce pays occupe sur le plan international et par l'usage économique et militaire qu'il en fait. La dette extérieure des États-Unis est passée de 200 milliards de dollars en 1990 à 2700 milliards en 1999.

Les titres de la dette publique ont nourri l'activité des marchés financiers américains, et les ont mis, compte tenu du statut des États-Unis, au centre de l'accumulation du capital rentier en quête de placements moins incertains et risqués que sur toute autre place de la planète. Mais cette mécanique fait également des places américaines un endroit vulnérable en raison de l'immense édifice de créances, d'obligations et d'actions qui s'est constitué dans les années 1990.

Le premier pilier de ce fragile édifice est constitué par les prêts étrangers qui financent l'énorme dette extérieure. Or, la défiance qui s'installe dans le comportement des créanciers étrangers quant à la capacité de l'économie américaine à pouvoir surmonter la crise actuelle s'ajoute à la crise profonde que les créanciers étrangers 4, à commencer par les Japonais, connaissent également.

Le deuxième pilier a reposé sur la création de crédits par la Fed, institution centrale du capitalisme américain contemporain. L'ouverture de crédits à flots continus par la banque centrale américaine a été la base sur laquelle le capital fictif a proliféré. La création de crédits a souvent été utilisée pour faire face aux krachs boursiers antérieurs (en particulier celui d'octobre 1987), et aux faillites retentissantes (celles des caisses d'épargne en 1990-1991, du fonds spéculatifs LTCM survenue en 1998 après la crise asiatique). Mais aujourd'hui, le niveau très bas des taux d'intérêt consentis par la Fed - ils se sont élevés à 1,75 % en moyenne en 2001 et 2002 5- n'a guère d'effet sur l'économie, puisqu'il n'est pas répercuté par les institutions de crédit. En effet, ces dernières, depuis les affaires Enron, WorldCom et les autres, ont au contraire tari leurs crédits aux entreprises et en ont élevé le coût pour tous les autres emprunteurs. Tout le monde sait aux États-Unis que la quasi-totalité des grands groupes peut se retrouver, demain, dans la situation de Enron ou de WorldCom. Des inquiétudes d'une ampleur encore plus importante portent sur la faillite possible, pour certains inévitable, des deux grandes institutions de crédit hypothécaire 6, tant est élevé le niveau de leurs engagements sur les marchés dérivés.

Le troisième pilier, celui de titres émis en Bourse (obligations, actions) qui avait permis de financer à crédit la croissance des firmes fondées sur les technologies de l'information et de la communication (et d'autres secteurs), est évidemment en train de s'effondrer au cours des krachs boursiers des quinze derniers mois.

La relance de l'économie par l'augmentation des dépenses publiques décidée par l'administration Bush constitue une tentative pour remédier à la récession qui frappait l'économie américaine avant le 11 septembre 2001. Le plan s'élève à 51 milliards de dollars pour l'année 2002, dont 35 milliards de dollars sont des aides fiscales aux entreprises afin de favoriser l'investissement. Les allègements fiscaux destinés aux ménages - mis en ôuvre ou programmés - concernent essentiellement les hauts revenus (baisse des taux marginaux, fin de la double imposition des dividendes, etc.). Selon une étude récente, les réductions d'impôts planifiées par l'administration Bush aboutiraient à ce que le 1 % des contribuables américains les plus riches en capterait plus de 50 %, alors que le 20 % des contribuables les plus pauvres ne bénéficierait que du 1 % du montant total de ces réductions fiscales 7. En tout cas, le résultat le plus immédiat est que les quelques années d'excédents budgétaires primaires (c'est-à-dire avant paiement des intérêts de la dette) qui conduisaient certains à annoncer la résorption de la dette publique pour la fin de la décennie 2000 ont de nouveau fait place à un déficit de 160 milliards de dollars en 2002 et probablement 200 milliards en 2003. La hausse exponentielle de la dette publique est en train de repartir et avec elle les espoirs du capital rentier.

La stratégie de sécurité nationale:
le nouvel agenda

Le 17 septembre 2002, l'administration Bush a rendu public un document intitulé «La stratégie de sécurité nationale des États-Unis d'Amérique». Ce document représente le point d'aboutissement d'une évolution observée depuis la fin de la décennie 1990. Mais sa publication après les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre en Afghanistan, dans un contexte de récession et d'effondrement incontrôlé des valeurs boursières, en fait un manifeste pour l'action dans les années qui viennent. Dès le préambule, le document de septembre 2002 adopte pour étendard «l'internationalisme américain [qui triomphe après que] les visions militantes de classe, de nations, de races qui avaient promis l'utopie [sic] et délivré la misère ont été défaites et discréditées»(p. 1) 8.

Les commentaires de ce document ont à juste titre insisté sur le droit que se donnent les États-Unis de mener des guerres préventives à chaque fois qu'ils estimeront leurs intérêts menacés. «La meilleure défense, c'est l'attaque.» (p. 6) «Les États-Unis ont depuis longtemps maintenu l'option d'actions préventives... Pour contrecarrer ou empêcher des actes hostiles par nos adversaires, les États-Unis agiront, si nécessaire, de façon préventive.» (p. 13)

Ce qui a été beaucoup moins souligné concerne la définition donnée aux «intérêts» américains et aux actions préventives. Les actions préventives conduites pour faire face aux menaces posées par «le terrorisme et le chaos» (préambule) ont pour objectif la mise en ôuvre des «valeurs non négociables de la dignité humaine» (p. 3). Ces valeurs sont «la paix, la démocratie, la liberté des marchés, le libre-échange» (préambule). Le libre-échange représente bien plus qu'un choix de politique économique: «il se développa comme un principe moral avant de devenir un pilier de la science économique»(p. 18). La sécurité nationale des États-Unis ne peut être assurée dès lors que ces principes - dont le libre-échange - sont remis en cause, et cela partout dans le monde (p. 17).

L'inclusion d'objectifs économiques dans l'«agenda» de sécurité nationale n'est pas nouvelle. C. Rice, conseillère à la sécurité nationale de G.W. Bush et inspiratrice du document publié en septembre 2002, avait déjà été la cheville ouvrière d'un rapport publié en 1999 dans lequel les dimensions économiques étaient fortement présentes 9. Trois ans après la publication de ce rapport, l'installation des États-Unis dans le Caucase grâce à la guerre en Afghanistan et la préparation actuelle de la guerre contre l'Irak confirment l'importance de plus en plus grande des guerres afin de défendre les intérêts du capital américain. Le document publié en septembre 2002 systématise cette approche. Un chapitre entier, intitulé «Initier une nouvelle ère de croissance économique globale grâce aux marchés et au libre-échange», indépendamment des nombreuses références faites dans d'autres parties du document, est consacré aux enjeux économiques et financiers.

On y retrouve un programme économique qui reprend les expressions littéralement utilisées par les institutions économiques internationales. Pour prendre quelques exemples, le document traite des politiques réglementaires destinées à encourager les initiatives entrepreneuriales, des politiques fiscales de baisse des taux marginaux, de l'essor de puissants marchés financiers, de la création de la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA-ZLEA), de l'imposition d'accords commerciaux internationaux ou bilatéraux et de lois contre les pratiques commerciales injustes 10 (p. 17-20).

Ce document donne donc toute sa portée stratégique aux déclarations sur la «guerre sans limites» faites au lendemain du 11 septembre 2001 par G.W. Bush.

Militarisme et impérialisme: l'actualité de Rosa Luxemburg

Comme le rappelle Rosa Luxemburg, «le militarisme a une fonction déterminée dans l'histoire du capital. Il accompagne toutes les phases historiques de l'accumulation 11». Elle décline ensuite quelques étapes de cette histoire, ce qui fait ressortir ce qu'on appellerait aujourd'hui «l'historicité» de la relation du militarisme au capital. La référence à Rosa Luxemburg n'est pas fortuite. La pertinence de ses analyses de l'impérialisme et du rôle qu'y joue la force armée demeure très forte. Après avoir défini «la phase impérialiste de l'accumulation [comme] phase de la concurrence mondiale du capital», elle écrit que cette phase «a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique de la sphère d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, le pillage se déploient ouvertement, sans masque.» Elle conclut: «La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la "concurrence pacifique", des merveilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique ; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phénomène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste 12».

Cette analyse demeure indispensable si on veut comprendre les processus de militarisation contemporains qui sont à l'ôuvre principalement aux États-Unis La lutte contre ce que Rosa Luxemburg appelle l'«économie naturelle» (chapitre 27) n'est pas terminée. Elle atteint son apothéose avec l'appropriation des processus du vivant par le capital et la mise en danger des conditions de la reproduction physiques des classes et des peuples exploités 13. «L'emprunt international» (chapitre XXX) constitue depuis deux décennies, sous la forme du paiement d'une dette perpétuelle, un des facteurs majeurs de l'effondrement économique et de la tragédie sociale des pays dépendants, y compris ceux qu'on qualifie d'émergents.

Les guerres de la mondialisation du capital

Il faut utiliser les analyses de Rosa Luxemburg pour comprendre comment cette «dualité des aspects de l'accumulation» (violence politique et processus économiques) se retrouve dans la trajectoire du capitalisme contemporain. La domination qu'exercent les institutions du capital financier depuis vingt ans a permis au capital de concentrer sa puissance face au travail, et offert à la bourgeoisie et aux classes rentières un enrichissement considérable.

Toutefois, ni l'élévation considérable du taux d'exploitation de la main-d'oeuvre consécutive à l'offensive du capital contre le travail organisée par les politiques néolibérales, ni l'ouverture de nouveaux marchés en Russie et dans les pays de l'est n'ont redonné une nouvelle jeunesse au capitalisme. A l'échelle de la planète, l'extension du capital et des rapports de propriété sur lesquels il est fondé - soit au sens strict, l'extension de l'espace de la reproduction des rapports sociaux - n'a pas produit depuis deux décennies une augmentation durable et significative de l'accumulation du capital (reproduction élargie de la valeur créée). Tout au contraire, la domination du capital financier exprime avec force les traits prédateurs du capitalisme.

Dans un contexte où la mondialisation du capital a produit la misère, les guerres hors des métropoles impérialistes conduisant à l'extermination de masse se sont multipliées. Ces guerres sont à la fois produites par la mondialisation du capital, mais elles en sont également devenues une composante. Le génocide au Rwanda n'a pas arrêté l'exploitation des champs pétroliers par les groupes multinationaux, qui ont participé au financement des armées en guerre 14. Les ressources naturelles pillées par les bandes armées sont «recyclées» sur les marchés internationaux qui fournissent ainsi un financement pour la poursuite de ces prédations.

Les États-Unis et la guerre dans les années 1990

Avant de revenir à la situation actuelle, il faut rappeler que la décennie 1990 a été celle d'opérations militaires massives et de guerre de la part des armées américaines. La guerre contre l'Irak de 1991, les interventions des forces armées américaines dans le monde (qui furent plus nombreuses dans la décennie 1990 dominée par l'administration Clinton qu'au cours de la période 1945-1990), la guerre contre la Serbie témoignent que la guerre est devenue un élément du mode de fonctionnement du capitalisme américain des années 1990. Elles prennent place dans un contexte où éclate l'incapacité évidente du capitalisme à retrouver le chemin d'une croissance susceptible d'obtenir une sorte de «compromis social», comme dans les années d'après-guerre.

La guerre contre la Serbie menée en 1999 a marqué un nouveau tournant dont la relation aux conditions générales de la reproduction du capital a été sous-estimée. A cette date, les effets de la crise de 1997 (crise asiatique) se faisaient partout sentir. La possibilité d'une récession aux États-Unisétait sérieusement évoquée par la minorité de commentateurs qui n'étaient ni aveuglés par la «nouvelle économie» ni complaisants avec elle. La guerre contre la Serbie, ainsi que les perspectives de nouveaux marchés à l'est et d'avancées significatives sur la «route du Caucase» et ses réserves pétrolières ont eu un effet dopant sur le «moral» de Wall Street et du Nasdaq. Compte tenu des dévastations produites par la mondialisation du capital, la «communauté financière» a compris, en 1999, que la décision annoncée par le président Clinton d'augmenter le budget militaire de façon significative (+110 milliards de dollars sur la période 1999-2003) ouvrait un cycle de hausse durable des dépenses militaires. Cela a fait des grands groupes de l'armement des valeurs boursières attractives. En retour, ces groupes ont consolidé leur pouvoir d'influence dans la société et la politique des États-Unis

Mais les groupes de l'armement ne furent pas les seuls bénéficiaires. L'euphorie de Wall Street trouva un nouveau ressort avec cette avancée en Europe de l'est. Les cours boursiers montèrent au plus haut, alors que les «fondamentaux», à commencer par le taux de rentabilité du capital investi dans la production, avaient régressé de façon continue dès 1997. Le taux de rentabilité se situait en 2001 au même niveau qu'en 1984, lorsque l'économie américaine sortait à peine d'une très forte récession. L'exubérance de Wall Street n'était pourtant pas irrationnelle: les versements de dividendes aux actionnaires sont passés de 4,5 % du chiffre d'affaires en 1995 à 5,7 % en 2001, année où les dividendes distribués ont même été supérieurs aux profits après impôts ! Le résultat fut qu'en 1999 la grande majorité des analyses convergeaient pour souligner que l'économie américaine était tellement puissante qu'elle était «hors la crise».

Il est désormais évident que les Etats-Unis sont directement touchés par la crise économique qui depuis 1997 a frappé toutes les régions de la planète. L'effondrement boursier n'est plus maîtrisé. Et la mise au jour des méthodes de gestion, de comptabilité, d'audit et d'analyse financière qui ont permis à la «communauté financière» d'imposer son pouvoir grâce à la déréglementation révèle le caractère largement factice que possédait la «nouvelle économie». Autrement dit, les contradictions dont le capital est porteur ne sont pas supprimées, mais amplifiées par la mondialisation du capital et elles finissent par s'exprimer également aux Etats-Unis, bien que ce pays en ait tiré, du fait de sa position d'impérialisme dominant, plus d'avantages que ses alliés militai'res / con'currents économiques. Autrement dit, il n'existe pas plus de «capitalisme sans crise dans un seul pays» qu'il n'a existé de «socialisme dans un seul pays».

De très nombreuses analyses économiques estimaient et espéraient au printemps 2002 que la récession de l'économe américaine était en voie de résorption. Tout indique que ces espoirs doivent être ajournés. Il semble au contraire que des mécanismes cumulatifs soient à l'ôuvre qui pourraient accélérer la venue d'une crise majeure. Leur puissance vient sans doute du fait que la crise des marchés financiers et l'enlisement des facteurs fondamentaux de la production et de la consommation se renforcent mutuellement.

Si ce pronostic se confirme, les conditions mûrissent pour un affrontement de grande ampleur entre le capital et le travail. Chacun sait que, si la crise devait durer, le taux de chômage monterait considérablement 15. L'arsenal des mesures utilisées en octobre 2002 par G.W. Bush pour faire céder les dockers de la côte Ouest («menaces contre la sécurité nationale»), ainsi que l'utilisation de technologies de contrôle - assorties de menaces de prison - pour vérifier qu'ils ne ralentiront pas leur rythme de travail après l'injonction des tribunaux, indiquent dans quelle disposition d'esprit l'administration se prépare à de grands conflits sociaux. A cela il faut ajouter les conséquences sociales pour les retraites actuelles et futures des salariés des pertes massives encourues par les fonds de pension. L'ultime réconfort vient du fait que la hausse du prix de l'immobilier a en partie compensé les pertes subies en Bourse 16. La question que tout le monde pose est: à quand le krach de l'immobilier ?

L'essor de l'«économie de guerre»

Le moment choisi pour la publication du document présentant «La stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis d'Amérique» n'est donc pas fortuit. Les Etats-Unis sont menacés d'être l'épicentre de la crise mondiale. C'est dans ce contexte qu'ils préparent la guerre contre Saddam Hussein, qui est en fait une guerre pour l'appropriation des ressources pétrolières. Cet objectif n'est même plus caché par le vice-président Dick Cheney, lui-même figure dominante des réseaux politico-pétroliers américains. La préparation de cette guerre constitue une expérimentation majeure de la doctrine de sécurité nationale où militaire et économie sont fortement imbriqués.

La préparation de la guerre contre l'Irak, décidée avec un mandat du Congrès réunissant républicains et démocrates, fait franchir un pas de plus à l'«économie de guerre» qui a commencé à se mettre en place, par étapes, au cours des années 1990. Elle s'appuie sur les budgets militaires en forte hausse, mais également, dans le cadre de la «sécurité intérieure» (Homeland Security), sur les dépenses que les Etats, les collectivités locales, les entreprises vont consacrer à la «sécurité». Ces montants dépassent le budget d'équipement militaire (qui alimente les activités des groupes de l'armement). Les objectifs assignés à la «sécurité intérieure» sont indissociables des mesures prises pour «criminaliser» les résistances des exploités et des opprimés. L'hebomadaire de la City londonienne The Economist a publié un article intitulé «Pour qui sonne la cloche de la liberté» 17. L'article note en introduction que «presque partout les gouvernements [et le journal inclut en premier lieu ceux des «démocraties occidentales»] ont saisi le 11 septembre 2001 comme une opportunité pour restreindre la liberté de leurs citoyens». Il conclut que si les restrictions n'étaient pas levées à brève échéance, «les mots intelligents de M. Bush en septembre dernier n'auront servi qu'à élargir pour toujours les fissures de la cloche de la liberté».

Du point de vue macroéconomique, les budgets militaires représentent d'immenses prélèvements sur les richesses créées par le travail. Moins que jamais, ils ne sont susceptibles d'enclencher des mécanismes d'expansion économique durables, contrairement aux analyses du rôle des dépenses militaires faites par les keynésiens et certains marxistes 18 dans les décennies d'après-guerre. Les commandes publiques (ainsi que les dépenses des firmes) consacrées à la défense et à la sécurité vont bien sûr faire prospérer les groupes de l'armement au prix d'une aggravation considérable de la dette publique américaine. Elles pourraient également créer sur les marchés financiers des Etats-Unis un «foyer d'attraction» autour de ces groupes et des industries attenantes, redonnant de la sorte, provisoirement, le «moral» aux institutions détentrices d'actifs financiers.

De plus, compte tenu du rôle crucial joué par les Technologies de l'information et de la communication (TIC) dans la suprématie militaire et le contrôle sécuritaire, les groupes de l'armement américains sont en train de conquérir une position centrale dans le développement des TIC qui avait été dominé par les firmes civiles dans les années 1990. L'effondrement boursier de la «nouvelle économie», suivi de la disparition de nombreuses firmes de l'information et de la communication clôt le cycle des années 1990. Aujourd'hui, l'influence majeure que les groupes de la défense ont acquise au sein des institutions fédérales et étatiques depuis la Seconde Guerre mondiale, l'extension de l'«agenda de sécurité nationale» - qui va bien au-delà des menaces militaires mais concerne de plus en plus d'aspects de la vie sociale et privée - vont faciliter la création du «système militaro-sécuritaire» et pourraient lui donner, dans les prochaines années, un poids bien plus important que celui que le «complexe militaro-industriel» eut pendant les décennies de «guerre froide».

Il est totalement illusoire de penser que la guerre contre l'Irak ouvrira une ère de stabilité, qu'elle permettra de dégager un horizon actuellement bouché par l'«incertitude» qui toucherait les directions des grandes firmes et leur rendre ainsi la «confiance» favorable aux investissements. C'est le cheminement inverse qu'il faut considérer. La crise économique actuelle ne vient pas d'un manque de «confiance» ou de l'«incertitude». Ce sont des éléments qui peuvent éventuellement jouer, mais qui ne peuvent rien contre les «fondamentaux» des rapports sociaux et de la reproduction du capital. L'histoire ne se répète pas deux fois de la même façon. Une nouvelle guerre contre l'Irak ne récréera pas les conditions économiques, sociales et politiques qui existaient après la guerre de 1991 et qui ont permis aux Etats-Unis de connaître neuf années de croissance. Au cours de la décennie 1990, toutes les régions de la planète ont été ensemble ou successivement frappées par la crise. Le tour des Etats-Unis d'être atteint par la crise est venu au début de cette décennie. Après les annonces faites il y a quelques années que la «nouvelle économie» mettrait fin aux récessions, les analyses insistent désormais sur le fait que l'économie mondiale est entrée depuis quelques années, y compris aux Etats-Unis, dans une ère d'instabilité économique permanente, avec de fortes rechutes qui suivent les phases de brève croissance, que certains préfèrent même appeler des «rémissions» 19.

La guerre a pour objectif l'appropriation des ressources pétrolières de l'Irak et une domination encore plus forte sur le Moyen-Orient. Elle évoque directement la posture des grands pays impérialistes du début du XXe siècle. Le comportement des Etats-Unis ajoutera un peu plus de chaos au chaos que connaît la planète 20 et qui résulte de la phase contemporaine de l'ère impérialiste21. On sait à quel degré de barbarie la domination de l'impérialisme a conduit au siècle dernier.n

1. Voir P. Artus, «Karl Marx is back», Flash CDC IXIS Capital Markets (article reproduit dans Problèmes économiques du 10 avril 2002) et V. Lahuec, «La crise américaine. L'aile d'un papillon», Crédit Agricole Eco, 1er février 2002.

2. A titre d'exemple, les capacités de production disponibles dans le secteur des semi-conducteurs ne sont aujourd'hui utilisées qu'à 23 % de leurs possibilités.

3 K. Marx, Le Capital, Livre 3, Tome 1, Chapitre 15 «Les contradictions internes de la loi», page 270.

4. En 1999, cette dette était détenue à 40 % par des non-résidents. Les créanciers asiatiques représentaient 35 %, les Européens 15 % des non-résidents. Les fonds de gestion basés à Londres détenaient 20 % des titres de la dette.

5. A titre d'exemple, ils s'élevaient à 3,25 % en 2001 et 2002 dans l'UEM.

6. Les montants d'engagement sur les marchés dérivés des deux institutions (populairement appelées Fannie Mae et Freddy Mac) représentent à eux seuls 174 % de la dette du secteur public et non financier américain à la fin 2001. Marchés dérivés: compartiments de marché dont les instruments reposent sur des actifs financiers cotés indépendamment sur d'autres marchés.

7. L'hedomadaire américain Business Week, 8 juillet 2002, «Tax cuts for the rich are even more wrong today», qui cite une étude de l'organisation Citizen for Tax Justice.

8. Les références sont faites à partir du document original publié par la Maison-Blanche.

9. J'ai consacré des développements à ces «nouvelles dimensions de la sécurité nationale» dans La mondialisation armée: le déséquilibre de la terreur, Ed. Textuel, février 2001.

10. Par une ironie peut-être volontaire, ce chapitre affirme que «l'intransigeance contre la corruption» est prioritaire...

11. Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, tome 2, Chapitre 32 «Le militarisme, champ d'action du capital», FM / Petite Collection Maspero, 1969, page 118.

12. Tome 2, p. 117. Souligné par moi.

13. Voir François Chesnais et Claude Serfati, «"Ecologie" et conditions physiques de la reproduction sociale», Actuel Marx (à paraître). On peut trouver une première esquisse dans le texte «Ecologie et marxisme», sur le site www.alencontre.org, rubrique Forum.

14. Voir mon article dans Carré Rouge n° 17 et le chapitre «Les nouvelles guerres à l'ère de la mondialisation» dans La mondialisation armée: le déséquilibre de la terreur, op. cit.

15. Les estimations de certains économistes tablent sur une remontée du taux de chômage entre 7 % et 9 % si la consommation des ménages, principale variable de la croissance, tombait à des niveaux «normaux» (c'est-à-dire si le recours à l'endettement par les ménages diminue et s'ils épargnent davantage afin de compenser les pertes de revenus sur les actifs détenus par les fonds de pension à la suite de l'effondrement de la Bourse).

16. Depuis le début de 2002, les pertes des ménages sur leurs actifs boursiers s'élèveraient à 165 milliards de dollars et leurs gains sur leur patrimoine immobilier à 80 milliards de dollars.

17. The Economist, 31 août 2002. La «cloche de la liberté» retentit à Phil'a'del'phie en 1776 pour annoncer la dé'cla''ra'tion d'indépendance des E. U.

18. Que ce soit dans les approches de Baran et Sweezy qui considèrent que les dépenses militaires «absorbent» le surplus de valeur créée, ou pour les théoriciens du capitalisme monopoliste d'Etat pour qui elles sont une parade à la «suraccumulation du capital». J'ai analysé ces positions dans Production d'armes, croissance et innovation, Economica, 1995.

19. Selon l'expression de P. Blanqué, Crédit Agricole Eco, 5 septembre 2002. Voir également le diagnostic sans fard porté par l'étude spéciale consacrée à la situation de l'économie mondiale, par The Economist, 28 septembre 2002.

20. Le chaos comme phénomène distinct du terrorisme est rappelé dans le document publié par l'administration Bush: «Aujourd'hui, les grandes puissances mondiales nous trouvent du même côté qu'elles, unies par les dangers semblables du terrorisme et du chaos» (préambule).

21. Sur la période actuelle en tant que phase de l'ère de l'impérialisme, voir F. Chesnais, «Etats rentiers dominants et contraction tendancielle. Formes contemporaines de l'impérialisme et de la crise», dans Dumenil G., Lévy D. (éditeurs), Le triangle infernal, Crises, Mondialisation, Financiarisation, PUF, Actuel Marx Confrontations, 1999.

 * Claude Serfati est l'auteur de La mondialisation armée, Le déséquilibre de la terreur, Collection La Discorde, Editions Textuel, 2001. Il participe au comité de rédaction de la revue Carré Rouge.

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