N°10 - 2003

Aux origines de la question des réfugiés palestiniens

La Naqba de1948 et son actualité

Interviewé en avril 2001, le premier ministre Ariel Sharon déclarait: «La guerre d'indépendance n'est pas terminée. Non. 1948 n'était qu'un chapitre. Si vous me demandez si l'Etat d'Israël est capable de se défendre aujourd'hui, je dirai oui, absolument... Mais vivons-nous en sécurité ? Non. Et c'est pourquoi nous ne pouvons pas dire que nous avons terminé le travail et que nous pouvons nous reposer sur nos lauriers.» (Haaretz magazine, 13 avril 2001). Cette référence à la guerre de 1948 «qui n'est pas terminée», et donc au conflit enclenché avec la deuxième Intifada comme la «deuxième partie de 1948», est aujourd'hui de plus en plus fréquente au sein de l'establishment politique et militaire israélien (cf. à ce sujet le compte rendu du livre de Tanya Reinhart, Détruire la Palestine, en p. 40 de ce numéro). Elle indique le type de projets auxquels ces milieux réfléchissent pour «régler» la question palestinienne et, simultanément, elle contribue à créer les conditions pouvant rendre possible la «deuxième partie de 1948». La compétition engagée entre Ariel Sharon et Benjamin Netanyahou pour le contrôle du Likoud en vue des élections anticipées de janvier 2003, et donc pour la direction de l'Etat israélien, renforce cette dynamique.

L'importance de rappeler ce qui s'est passé en 1948, et d'éclairer les liens avec la politique israélienne actuelle, n'en est que plus grande. C'est un tel éclairage que propose le texte de Illan Pappé que nous publions ici. Ce texte est basé sur une conférence faite le 16 septembre 2002 par Illan Pappé à l'Ecole d'études orientales et africaines (School for Oriental and African Studies) à Londres, à l'invitation de la Coalition pour le droit au retour - Al Awda. Sa version originale anglaise a été revue par l'auteur. Illan Pappé est professeur d'histoire à l'Université de Haïfa. Il est l'auteur notamment de Britain and the Arab-Israeli conflict, 1948-1951, Oxford, 1988, The Israël / Palestine question, Routledge, 1999, et de La guerre de 1948 en Palestine: aux origines du conflit israélo-arabe, La Fabrique, 2000.

Dans l'histoire officielle israélienne, l'expulsion massive des Arabes palestiniens en 1948 - désignée dans la mémoire collective palestinienne et arabe par le terme de Naqba [la catastrophe] - n'existe pas. L'explication autorisée est la suivante: les dirigeants arabes qui cherchaient à détruire Israël ont intimé à la population arabe l'ordre de fuir. Ben Gourion donna un statut consacré à cette version dans un discours prononcé en 1961, discours rapporté par Illan Pappé dans son ouvrage The Making of the Arab-Israeli conflict 1947-1951, Londres 1992.

De nombreux ouvrages d'historiens israéliens ont depuis plus de 15 ans, sur la base des archives israéliennes, battu en brèche la version officialiste: Benny Morris, 1948 and After: Israel and the Palestinians, Oxford 1994, Tom Segev, 1949: the First Israelis, New-York 1986 ; Simha Flapan, The Births of Israel: Myth and Realities, New York 1987. Cela n'empêche pas la version homologuée de s'imposer encore en Israël et d'être ravivée aujourd'hui, à des fins évidentes.

L'intervention d'Illan Pappé nécessite quelques points de repère sommaires. Entre mars et mai 1948 - fin du mandat britannique - une première vague d'expulsions de Palestiniens, très importante, est accomplie. Le 15 mai, est proclamé l'Etat d'Israël. A la même date, les armées irakienne, syrienne, libanaise, transjordanienne et égyptienne pénètrent en Palestine. Dès le 20 mai, les Nations unies interviennent comme médiateur. Au cours des mois allant de mai à décembre 1948 (janvier 1949: fin des hostilités et armistice), plus de la moitié de la population arabe résidant en Palestine est contrainte de quitter sa terre, de s'enfuir. En 1949, une minorité restreinte des Arabes palestiniens peuvent rester en Israël, qui contrôle alors 77 % des territoires de la Palestine qui avait été mise sous mandat britannique par la Société des Nations (SDN) le 24 juillet 1922. Au terme de cette première guerre israélo-arabe, la Jordanie prend le contrôle des zones à l'ouest du Jourdain (Cisjordanie) et l'Egypte poursuit son administration de la bande de Gaza, qui jouxte sa frontière.

Souvent, les récits historiques se limitent à mettre en lumière les affrontements postérieurs au 15 mai 1948. Or, depuis novembre 1947 - soit depuis l'adoption de la résolution 181 de l'assemblée générale des Nations unies envisageant une partition de la Palestine entre un Etat arabe et un Etat juif (cf. notes) - les affrontements militaires se développèrent et, entre mars et mai 1948, la supériorité des forces armées sionistes fut manifeste. C'est à cette occasion que se produisit la première vague d'expulsion d'Arabes de Palestine. En 1946, la Palestine comptait 1 340 000 Arabes et la population juive s'élevait à 602 000 (Justin Mccarty, The Population of Palestine: Population Statistics of the late Ottoman Period and the Mandate, New York 1990). Ce premier exode forcé des Palestiniens concerne à peu près la moitié du total des réfugiés palestiniens, dont le nombre le plus probable s'élève à 700 000. Cet exode toucha aussi bien la population urbaine que rurale ; dans les zones rurales, depuis des dizaines d'années, s'était développée une politique du mouvement sioniste pour le contrôle des terres et des lieux stratégiques, ce qui a joué un rôle important en 1948. En 1949, 400 villages palestiniens sur 500 sont aux mains des Israéliens (voir sur le site www.alencontre.ch l'article de Tom Segev sur les villages «disparus», rubrique Palestine).

La communauté juive de Palestine - le Yishouv - disposait d'une force politico-militaire supérieure ; même si l'impression qu'existait une force arabe massive peut sembler être justifiée. Toutefois, il faut prendre en compte l'histoire de la colonisation de la Palestine. Le mandat de la SDN reconnaissait aux juifs le «droit à un foyer national» et donnait à l'Agence juive un statut d'organisme public reconnu devant faciliter, avec l'Administration coloniale, l'établissement de ce foyer. Il y avait reconnaissance, là, d'un droit à une nation. Par contre, les Arabes palestiniens sont «fondus» dans une «communauté non juive», même s'ils constituent le 90 % de la population. Ainsi était consacré un statut inférieur que les diverses propositions de la Grande-Bretagne (en 1939) n'effaceront jamais. De l'autre côté, la politique des notables palestiniens, entraînés, dans le cadre de l'empire ottoman, à une politique de négociations leur assurant des privilèges, ne va pas renforcer la capacité de leadership des Arabes palestiniens. Le soulèvement arabe de 1936-1939 sera écrasé brutalement par les Britanniques (avec des milliers de morts et d'arrestations), ce qui va peser sur le futur des Arabes palestiniens. Durant ces années, alors que l'émigration juive s'accélère à nouveau sous les effets de la répression antisémite du régime nazi, s'opère un renforcement des positions économiques du Yishouv. Cela ira conjointement avec une consolidation de ses forces militaires, des groupes d'action terroriste. C'est dans ce sillage qu'il faut placer 1948, alors que l'horreur de la Shoah s'atteste (publiquement) et que les Etats-Unis comme l'Union soviétique soutiennent les forces «israéliennes».

Illan Pappé

Je suis venu ici afin de présenter le récit global de l'histoire de l'expulsion et du nettoyage ethnique des Palestiniens en 1948, la naqba, ainsi que sa pertinence pour un programme présent et à venir de paix en Palestine.

Pour les Israéliens, 1948 représente une année durant laquelle se sont produites deux choses qui se contredisent l'une l'autre. D'un côté, c'est le point culminant des aspirations juives à avoir un Etat, ou à réaliser le vieux rêve de retourner dans une patrie, après ce qui est considéré comme un exil de 2000 ans. En d'autres termes, 1948 a été considéré comme un événement miraculeux, qui ne peut être qualifié qu'avec des adjectifs positifs et dont on ne peut parler, ou se souvenir, que comme un événement particulièrement enthousiasmant. D'un autre côté, 1948 a représenté le pire chapitre de l'histoire juive. En 1948, les Juifs ont fait en Palestine ce que des Juifs n'avaient jamais fait, nulle part ailleurs, au cours des 2000 ans précédents. Ainsi, le pire et le plus glorieux ont convergé en un seul événement. Ce que la mémoire collective israélienne a fait, c'est d'effacer un côté de l'histoire, de manière à ne coexister et à ne vivre qu'avec le côté glorieux. C'est un mécanisme qui s'est mis en place pour résoudre une tension impossible entre deux mémoires collectives.

Dans la mesure où un grand nombre de personnes qui vivent aujourd'hui en Israël ont vécu les événements de 1948, ceux-ci ne constituent pas un souvenir éloigné. Ce n'est pas le génocide des indigènes américains aux Etats-Unis. Les gens savent exactement ce qu'ils ont fait, et ce que d'autres ont fait. Ils parviennent néanmoins à effacer cela totalement de leur mémoire, en même temps qu'ils combattent avec rigueur toute personne tentant de présenter, en Israël ou ailleurs, l'autre histoire, désagréable, de 1948. Si vous consultez des manuels d'histoire israéliens, des programmes d'études, les médias ou des discours politiques, vous verrez comment ce chapitre de l'histoire juive - un chapitre fait d'expulsions, de colonisation, de massacres, de viols et d'incendies de villages - est totalement absent. Il n'est pas là. Il est remplacé par un chapitre fait d'héroïsme, de campagnes glorieuses, de récits ahurissants de courage moral et de supériorité, inouïs dans quelque autre histoire de la libération d'un peuple au XXe siècle. Ainsi, chaque fois que je parle du nettoyage ethnique de la Palestine en 1948, nous devons nous souvenir que ce ne sont pas seulement les termes de «nettoyage ethnique» ou d'«expulsion» qui sont totalement étrangers à la communauté et à la société d'où je viens et où j'ai grandi. C'est l'histoire même de cet épisode qui est soit dénaturée, soit totalement absente, dans le souvenir des gens.

La stratégie des dirigeants sionistes: colonisation et expulsion

Lorsque vous commencez à lire les journaux des dirigeants du mouvement sioniste, et que vous faites des recherches sur leurs idéologies ainsi que sur leurs évolutions idéologiques depuis la conception du mouvement à la fin du XIXesiècle, vous remarquez que, dès le tout début, ils ont conscience du fait que l'aspiration à un Etat juif en Palestine se heurte à la réalité d'une population indigène vivant sur la terre de Palestine depuis des siècles et dont les aspirations contredisent le plan sioniste pour le pays et ses habitants. Les pères du sionisme connaissaient l'existence d'une société et d'une culture locale en Palestine, avant même que les premiers colons n'y posent le pied.

Deux moyens ont été mis en ôuvre pour modifier la réalité en Palestine et imposer la vision sioniste de la réalité locale: la dépossession de la population indigène des terres et le repeuplement de ces dernières par de nouveaux venus, c'est-à-dire la colonisation et l'expulsion. C'est un mouvement qui n'avait pas encore gagné une légitimité régionale ou internationale qui a porté l'effort de colonisation. Il a dû, par conséquent, acheter la terre et créer des enclaves au milieu de la population indigène. L'Empire britannique a été d'une grande aide pour permettre à ce projet de devenir réalité. Cependant, dès le début de la stratégie sioniste, les dirigeants du mouvement savaient que la colonisation constituait un processus très long et mesuré, qui pourrait ne pas être suffisant pour révolutionner la réalité et imposer leur propre vision. Pour cela, vous avez besoin de quelque chose de plus puissant. David Ben Gourion 1, dirigeant de la communauté juive dans les années 1930, puis premier Premier ministre d'Israël, signale plus d'une fois que, [pour imposer votre vision des choses dans la réalité], vous avez besoin de ce qu'il appelle des «conditions révolutionnaires». Il entendait par là une situation de guerre, une période de changement de gouvernement, l'aube entre une époque ancienne et le début d'une nouvelle. Il n'est pas surprenant de lire dans la presse israélienne d'aujourd'hui qu'Ariel Sharon pense qu'il est le nouveau Ben Gourion et qu'il est sur le point de conduire son peuple vers un nouveau moment révolutionnaire - la guerre contre l'Irak. Moment durant lequel les expulsions, et non plus un accord politique, pourront à nouveau être mises en ôuvre afin de mener à terme le processus, entamé en 1882, de désarabisation de la Palestine et de sa judaïsation.

Vers la fin du Mandat britannique, le besoin s'est fait sentir de transformer en un plan concret ces idées plutôt théoriques et abstraites à propos de l'expulsion des Palestiniens. J'écris depuis 1980 au sujet de ce qui s'est passé en 1948. Durant la plus grande partie de ces années, je me suis intéressé à une question: y avait-il, ou non, un plan sioniste préconçu pour expulser les Palestiniens en 1948 ? J'ai finalement réalisé - dans une grande mesure suite à ce que j'ai appris ces deux dernières années - que cette question ne permettait pas le bon angle d'approche: ni pour la recherche académique, ni pour une tentative de compréhension plus ample de ce qui s'est passé à l'époque. Ce qui est beaucoup plus important pour un nettoyage ethnique, c'est la formulation d'une communauté idéologique, dans laquelle chaque membre de la communauté, qu'il soit un vétéran ou un nouveau venu, ne sait que trop bien qu'il doit contribuer à une solution indiscutée: la seule manière de réaliser le rêve sioniste est de vider la terre de ses habitants indigènes.

Derrière la Naqba de 1948: l'endoctrinement idéologique de masse

Les plans préconçus ne sont pas l'élément le plus important pour vous préparer à une période marquée par une conjoncture révolutionnaire ou à l'établissement de plans concrets pour pratiquement mettre en ôuvre l'idée d'expulsion. Vous avez besoin de quelque chose d'autre. Vous avez besoin d'une atmosphère, de personnes endoctrinées. Vous avez besoin de chefs qui, à tous les niveaux de la chaîne de commandement, sachent que faire le moment venu, même s'ils ne reçoivent pas d'ordres explicites. L'essentiel de la préparation d'avant 1948 n'a pas porté sur la mise au point d'un plan (bien que je pense qu'un tel plan existait). Les commandants étaient occupés à réunir des renseignements sur chaque village palestinien, afin de permettre aux chefs, à tous les niveaux des groupes armés juifs de connaître la richesse de chaque village, son importance d'un point de vue militaire, etc. Munis de telles informations, ces chefs étaient aussi avertis de ce qui était attendu d'eux de la part des hommes au sommet de la pyramide juive en Palestine: David Ben Gourion et ses collègues. Ces dirigeants voulaient seulement savoir dans quelle mesure chaque opération contribuait à la judaïsation de la Palestine, et ils ont très clairement fait savoir que cela ne leur importait pas de savoir comment cela serait fait. Le plan d'expulsion a fonctionné sans secousse justement parce qu'il n'y avait pas besoin d'une chaîne de commandement systématique, vérifiant si le plan établi était totalement mis en ôuvre. Toute personne qui a fait des recherches sur des opérations de nettoyage ethnique durant la seconde moitié du XXesiècle sait que c'est exactement de cette manière qu'est réalisé un nettoyage ethnique: en créant une sorte de système d'éducation et d'endoctrinement garantissant que tout soldat, tout commandant, toute personne, avec sa responsabilité individuelle, sache exactement quoi faire lorsqu'il entre dans un village, même s'il n'a pas reçu d'ordre spécifique d'en expulser les habitants.

Très récemment, suite à la lecture de témoignages de Palestiniens, mais également de soldats israéliens, il est devenu clair pour moi que l'existence d'un plan préconçu, bien qu'elle soit en tant que telle significative, perdait de son importance en comparaison de toute la machinerie d'endoctrinement d'une communauté. En 1948, la population de la Yishouv [la communauté sioniste d'avant 1948] était d'un peu plus d'un demi-million d'habitants ; avant 1948, elle était même moins importante. Celles et ceux qui avaient alors un rôle actif dans les activités militaires de leur communauté savaient précisément ce qu'ils avaient à faire le moment venu, et pas avant.

Il faut cependant rappeler que le plan d'expulsion n'a pas seulement été un succès à cause de l'endoctrinement idéologique. Il a été mis en ôuvre sous les yeux des Nations unies, qui s'étaient engagées, avec la résolution 1812 adoptée par son Assemblée générale, à assurer la sécurité et le bien-être des «nettoyés». L'ONU devait protéger la vie des Palestiniens censés vivre dans les zones attribuées à l'Etat juif: ils devaient représenter près de la moitié de la population de ce futur Etat. Des 900 000 Palestiniens vivant dans ces zones ainsi que dans d'autres territoires attribués aux pays arabes voisins et occupés par Israël, seuls 100 000 sont restés. Alors même que l'ONU était déjà responsable de la Palestine, une opération d'expulsion massive a été réalisée en un très bref laps de temps.

Bien que tant d'entre nous travaillons sur ce sujet comme historiens professionnels, nous devons encore nous faire raconter les récits les plus horrifiants de 1948. Nous n'avons pas parlé des viols. Nous n'avons pas parlé des 30 ou 40 massacres que l'historiographie populaire mentionne. Nous n'avons pas encore décidé comment qualifier l'assassinat systématique de plusieurs personnes dans chaque village, afin de créer la panique devant provoquer l'exode. Est-ce un massacre lorsque cela est répété systématiquement dans chaque village ? Il est tout à fait possible que certains épisodes ne seront jamais révélés ; pour beaucoup d'entre eux, cela ne dépend pas des archives, mais de la mémoire de personnes que, chaque jour, nous perdons un peu en tant que témoins essentiels. Il n'y avait pas d'ordres spécifiques écrits, seulement une atmosphère qu'il faut reconstruire. On peut retrouver un aperçu de cette atmosphère dans la bibliothèque de presque toutes les maisons en Israël: dans les livres officiels qui glorifient l'armée israélienne et ses activités en 1948. Si vous savez les lire, vous pouvez voir comment les Palestiniens ont été déshumanisés à un tel niveau qu'il était possible de compter sur les troupes, et que ces dernières sauraient quoi faire.

Les dirigeants israéliens et palestiniens acceptent le jeu américain: réduire physiquement et moralement la Palestine

Noam Chomsky avait raison dans son analyse lorsqu'il constatait que nous, en Palestine / Israël et au Moyen-Orient dans son ensemble, nous jouons avec empressement le jeu américain, depuis que les Etats-Unis ont décidé de prendre un rôle actif dans le processus de paix, d'abord avec le plan Rogers 3en 1969, puis avec les initiatives Kissinger. Depuis lors, l'agenda de la paix a été un jeu américain. Les Américains ont inventé le concept de «processus de paix», où le processus est beaucoup plus important que la paix. Les Etats-Unis ont des intérêts contradictoires au Moyen-Orient. Ils protègent certains régimes dans la région qui préservent les intérêts américains (d'où, occasionnellement, quelques déclarations au sujet de la cause palestinienne), tout en ayant un engagement vis-à-vis d'Israël. Afin de ne pas se retrouver à devoir faire face à ces deux agendas contradictoires, il est préférable d'avoir un processus en cours, qui n'est ni la paix ni la guerre, mais quelque chose que vous pouvez décrire comme un authentique effort américain pour réconcilier les deux parties - et que dieu nous garde que cette réconciliation n'aboutisse ! Nous avons joué ce jeu non seulement parce que les Américains l'ont inventé, mais aussi parce que le camp de la paix israélien a adopté comme principale stratégie le remplacement de la paix par un «processus de paix». Lorsque le camp de la paix de la partie la plus forte, dans le rapport local des forces, accepte cette interprétation, alors le monde entier en fait de même.

Un tel processus, qui peut et qui doit se poursuivre éternellement, encadré par la seule superpuissance et soutenu par le camp de la paix de la partie la plus forte au conflit, est présenté comme étant la paix. Une des meilleures manières d'empêcher que le processus n'aboutisse est d'éviter toutes les questions en suspens et qui sont au côur du problème. C'est de cette manière qu'il a été possible d'effacer les événements de 1948 d'un agenda pour la paix et de se focaliser sur ce qui s'est passé en 1967. La question en suspens est ainsi devenue les territoires occupés par Israël durant la guerre de 1967. La formule de «territoires [échangés] pour la paix» a été inventée simultanément à Tel-Aviv, Londres, Paris et New York pour la résolution 2424 des Nations unies. Elle est composée d'une variable très concrète - environ 20 % de la Palestine, tout en oubliant de la formule les 80 % restants - juxtaposée à la «paix», qui est en fait un processus de paix sans fin. Un processus qui n'a pas été conçu pour apporter une solution, sans même parler de réconciliation. En échange d'un tel processus de paix, les Palestiniens seraient autorisés à parler d'une entité politique sur 20 % de la Palestine et peut-être même à construire progressivement une telle entité.

En 1988 [après l'acceptation par le Conseil national palestinien, à Alger, de la résolution 242 des Nations unies] et en 1993 [avec les accords d'Oslo], même la direction palestinienne s'est jointe à ce jeu. Il n'est donc pas étonnant qu'après Oslo ceux qui font la politique américaine aient pensé qu'ils pouvaient boucler l'ensemble de l'affaire. Ils avaient les dirigeants palestiniens et israéliens qui acceptaient les règles du jeu américain. C'était le début du processus, qui a culminé avec «l'offre la plus généreuse jamais faite par Israël pour la paix», lors du sommet de Camp David durant l'été 2000. Si ce processus s'était conclu avec succès, l'histoire n'aurait alors pas seulement été le témoin de l'expulsion en 1948 des Palestiniens de leur patrie, mais également de l'éradication de notre mémoire collective des réfugiés, de même que de la minorité palestinienne en Israël, et peut-être même de la Palestine en tant que telle.

C'est un processus d'élimination qui a fonctionné dans une certaine mesure, jusqu'au deuxième soulèvement. Je me demande ce qui se serait passé si la deuxième Intifada n'avait pas éclaté. Si la direction palestinienne avait continué de participer à ce stratagème visant à réduire physiquement et moralement la Palestine, cela aurait fonctionné. La seconde Intifada a essayé de stopper cela. Nous ne savons pas si elle y parviendra.

Agenda pour la paix, alors que pèse la menace de transferts

Le problème pour nous, militants pour la paix, est que toute pression coordonnée sur Israël pour stopper ses plans peut, de manière insensée, conduire les Israéliens à justement accélérer leurs plans pour effacer la Palestine, c'est-à-dire à considérer que les circonstances révolutionnaires sont arrivées. C'est ma plus grande crainte pour la seconde Intifada. Je la soutiens totalement et je la considère comme un mouvement populaire déterminé à bloquer un processus de paix qui aurait eu pour conséquence de détruire la Palestine une fois pour toutes. Le soulèvement palestinien et, s'y ajoutant certainement, la guerre à venir contre l'Irak ont produit dans les esprits israéliens - de tous bords, et pas seulement dans les cercles du camp de la droite - l'idée que «nous avons atteint un autre moment imprévu de l'histoire, où des conditions révolutionnaires se sont mises en place pour résoudre de manière définitive la question de la Palestine». On discute de cela en Israël. Le discours sur le transfert et les expulsions, qui était employé par l'extrême droite, est désormais de «bon ton» au centre. Des professeurs d'université reconnus en parlent et écrivent à ce sujet. Des politiciens du centre prêchent dans ce sens. Des officiers de l'armée ne sont que trop contents de glisser dans des interviews que, vraiment, si une guerre devait commencer contre l'Irak, la question du transfert devrait alors être mise à l'ordre du jour.

Cela m'amène à trois questions essentielles à mes yeux pour quiconque est engagé à soutenir la paix en Israël et en Palestine, trois questions qui exigent des réponses, à défaut de quoi nous risquons de «manquer le train».

La première question est la plus urgente: nous devons tous prendre très au sérieux le danger d'une répétition du nettoyage ethnique de 1948. Ce n'est pas céder à la paranoïa de faire, comme je le fais, un lien direct - et non pas indirect - entre la guerre contre l'Irak et la possibilité d'une seconde Naqba. Prenez cela au sérieux, croyez-moi. Les dirigeants israéliens ont une interprétation de la situation actuelle qui les amène à se dire: «Nous avons carte blanche des Américains. Les Américains ne vont pas seulement nous permettre de nettoyer la Palestine une fois pour toutes, ils vont même aider à créer la fenêtre d'opportunité permettant de mettre en ôuvre notre plan. Nous serons condamnés par le monde ; mais cela ne durera pas et cela sera en fin de compte oublié. C'est une rare occasion à saisir pour «résoudre» le problème.»

La deuxième question est la plus immédiate: c'est celle de la fin de l'occupation. Nous devons être très attentifs à ce que signifie le fait d'adopter le plan américain pour une solution avec deux Etats, un plan qui est repris par le mouvement israélien Peace now [La Paix maintenant !] mais également, je suis désolé de devoir le dire, par l'Autorité israélienne. Car, aujourd'hui, la solution de deux Etats n'est pas la fin de l'occupation, mais une manière de la poursuivre sous une autre forme. Elle est censée mettre un terme au conflit tout en n'apportant aucune réponse à la question des réfugiés et en abandonnant complètement la minorité palestinienne en Israël. Quiconque n'a pas appris cela après les Accords d'Oslo a un problème de compréhension et d'interprétation de la réalité. Nous devons nous assurer que l'idée de paix n'est pas prise en otage par des gens qui cherchent des manières indirectes de prolonger la situation actuelle en Palestine. Cela n'est pas facile parce que les médias occidentaux ont intégré dans leur vocabulaire dominant l'idée que quiconque veut se présenter comme agissant pour la paix, ou la défendant, doit parler d'une solution avec deux Etats.

Ce n'est que lorsque l'occupation aura pris fin que nous pourrons parler de ce que cela entraîne. Alors nous pourrons parler de la structure politique la plus adéquate pour éviter une réoccupation de la Cisjordanie et de Gaza. Mais il doit être clair que la structure politique nécessaire pour mettre un terme au conflit sera différente. Cette dernière doit nous permettre de mettre un terme à l'exil des Palestiniens ainsi qu'à la politique d'apartheid menée à l'encontre des Palestiniens vivant à l'intérieur d'Israël. Nous devons être certains de ne pas nous laisser enfermés dans le même cul-de-sac où Yasser Arafat s'est retrouvé à Camp David, lorsqu'il a été confronté à l'exigence de mettre un signe d'égalité entre la fin de l'occupation (qui n'était en fait même pas la fin de l'occupation) et la fin du conflit.

Finalement, et c'est la troisième question, nous devons réfléchir à comment concevoir des plans concrets pour rendre possible le droit au retour pour les réfugiés palestiniens et pour mettre fin aux discriminations à l'encontre des Palestiniens en Israël. Ce sont les deux piliers d'un accord global et ils doivent être précisés. Je pense qu'il est relativement clair que nous n'avons pas fait ce travail jusqu'à maintenant. Nous en restons à des slogans des années 1960 en faveur d'un Etat démocratique et laïque. Ces slogans doivent être adaptés à la réalité de 2002. Ce que nous entendions dans les années 1960 avec un Etat démocratique et laïque est une vision possible pour un futur lointain. Le fait de nous concentrer sur les questions urgentes et immédiates ne doit pas nous détourner de la nécessité de réfléchir à des stratégies à long terme. Les gens ont besoin d'entendre de notre part des plans concrets, même s'ils apparaissent utopiques compte tenu de la situation actuelle sur le terrain. C'est une entreprise difficile, qui implique de créer une culture et des structures politiques qui corrigeraient les maux passés, et qui éviteraient une nouvelle catastrophe, mais également qui ne nous infligent pas d'autres maux et qui ne remplacent pas le mal passé par un nouveau. Nous n'appelons pas à l'expulsion des Juifs. Nous voulons le droit au retour. Nous voulons des droits égaux pour les citoyens palestiniens.

Je pense que bon nombre d'entre nous qui réfléchissons sur le long terme souhaiteraient voir la mise en place d'un seul Etat, ou d'une structure politique ne comprenant qu'un seul Etat. Mais il n'est pas possible de propager de tellesperspectives en se contentant de reccourcis, de «bonnes idées» ou de slogans. Nous avons besoin d'une présentation très sérieuse et détaillée de cette solution, si nous voulons convaincre les gens de sa faisabilité.

J'aimerais terminer en revenant là où j'ai commencé. Dans la mémoire collective israélienne, il y a deux 1948: l'un est totalement effacé, l'autre est totalement glorifié. Mais il y a une jeune génération en Israël - j'ai de nombreuses occasions de rencontrer des auditoires de jeunes - qui pourrait avoir dans le futur le potentiel de regarder différemment la réalité. Le fait qu'il existe des générations de jeunes personnes, qui sont fondamentalement disposées à écouter des principes universels, offre la possibilité de rompre le miroir et de leur montrer ce qui s'est réellement passé en 1948, et ce qui se passe en 2002.

Je pense que nous pourrons en fin de compte trouver des partenaires, même pour nos rêves les plus fous, afin de définir à quoi une solution devrait ressembler. Le problème est évidemment que, pendant que nous faisons cela - éduquer, diffuser de l'information, etc. -, le gouvernement israélien est en train de préparer une opération très rapide et sanglante. Si elle aboutit, nos meilleurs rêves comme nos énergies seront perdus.

1. David Ben Gourion, de son vrai nom David Grin. Né en Pologne le 16 octobre 1886, décédé le 1er décembre 1973. Fils d'un des fondateurs «Amants de Sion» (Hovevé Sion), qui organisent une immigration juive en Palestine, avant même la constitution du mouvement sioniste par Théodore Herzl, en 1897 à Bâle. David Grin adhère en 1905 au mouvement sioniste socialiste Poalei Sion (Le travailleur de Sion). Il émigre en Palestine en 1906. Rédacteur dès 1910 au journal socialiste Ahdout (l'Unité) - il prend alors le nom de plume de Ben Gourion, du nom du chef du gouvernement juif indépendant à l'époque de la révolte contre Rome - il occupe progressivement une place centrale dans les institutions du mouvement ouvrier sioniste en Palestine: secrétaire général de la confédération syndicale Histadrout dès 1921, secrétaire général du Mapaï, le Parti unifié des ouvriers d'Eretz Israël [le Parti travailliste] dès 1929. En 1935, il devient président de l'exécutif sioniste. Il dirige de fait la communauté juive en Palestine durant la Seconde Guerre mondiale et la période qui précède la création d'Israël. Il proclame l'indépendance d'Israël le 14 mai 1948. Il sera premier ministre d'Israël entre 1948 et 1953, puis de 1955 à 1963.

2. La résolution 181 de l'Assemblée générale des Nations unies a été votée le 29 novembre 1947. Elle décide le partage de la Palestine en un Etat juif, un Etat arabe et une zone «sous régime international particulier» (Jérusalem et Bethléem en particulier). La résolution prévoyait 14 000 km2 pour un Etat juif peuplé de 558 000 Juifs et 405 000 Arabes et 11 500 km2 pour un Etat arabe peuplé de 804 000 Arabes et 10 000 Juifs. Une union économique, avec des infrastructures communes (ports, chemins de fer, postes, monnaie) était censée réunir ces deux Etats et la zone internationale. Ce partage n'a pas été accepté par les représentants palestiniens et des Etats arabes voisins. Il a été modifié dans les faits par Israël en sa faveur durant la première guerre israélo-palestinienne en 1948-1949. Quant à l'Etat arabe, il n'a pas vu le jour: la Cisjordanie a été annexée par le royaume hachémite de Transjordanie - qui avait un accord tacite à ce sujet avec les représentants de la communauté juive en Palestine - pour former la Jordanie ; la bande de Gaza a été annexée par l'Egypte.

3. Fin 1969, alors que le long des lignes de front résultant de la guerre des Six Jours (juin 1967), le long du canal de Suez notamment, les affrontements israélo-égyptiens se multiplient, avec en particulier pour enjeu l'installation de batteries antiaériennes soviétiques Sam du côté égyptien, le secrétaire d'Etat américain William Rogers (présidence Nixon) présente le 9 décembre 1969 un «plan» ayant pour pilier un cessez-le-feu, une reconnaissance par toutes les parties de la résolution 242 des Nations unies et l'engagement à négocier sous les auspices d'un représentant de l'ONU. Cela aboutira le 7 août 1970 à un cessez-le-feu israélo-égyptien.

4. La résolution 242, adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 22 novembre 1967, six mois après la guerre des Six Jours, «exige l'instauration d'une paix juste et durable au Moyen-Orient». Elle demande pour cela «le retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés pendant le récent conflit» et le «respect et reconnaissance de la souveraineté de l'intégrité territoriale et de l'indépendance politique de chaque Etat de la région et leur droit à vivre en paix à l'intérieur de frontières sûres et reconnues». Après la guerre du Kippour, en octobre 1973, la résolution 338, adoptée le 22 octobre 1973, réaffirmera la validité de la résolution 242, tout en appelant à un cessez-le-feu et à l'ouverture de négociations pour une «paix juste et durable» au Moyen-Orient. A la résolution 181, déjà mentionnée, il faut encore ajouter un autre document des Nations unies essentiel pour le conflit israélo-palestinien: la résolution 194 adoptée le 11 décembre 1948 par l'Assemblée générale. Elle déclare «qu'il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers...»

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