N°8 - 2002 Le combat des sans-papiers pour leur régularisation collective a plus d'un an Créer les conditions d'un deuxième souffle «Sans-papiers: la lutte continue !»: inscrits sur une banderole déployée le 29 juin dernier sur les murs de la cathédrale Saint-Nicolas de Fribourg par le collectif de sans-papiers du canton, ces mots rappellent qu'une année après s'être constitués en mouvement, les sans-papiers n'ont encore obtenu aucune réponse satisfaisante à leurs revendications et que leur lutte doit continuer à être soutenue activement (cf. les numéros précédents de «à l'encontre»). Etat des lieux et quelques perspectives. Lionel Roche Jusqu'à présent les autorités fédérales ont privilégié la manière forte: elles ont réprimé un mouvement de lutte pacifique et légitime et elles ont refusé de rechercher une solution politique à un problème social majeur: la situation des sans-papiers qu'un grand nombre de personnes, venant d'horizons divers, considèrent comme inacceptable. Aux origines d'une impasse Pour comprendre l'impasse où nous nous trouvons une année après le lancement du mouvement, un bref rappel est nécessaire. Acte I: les Chambres fédérales se prêtent à un pseudo-débat alibi, dans le cadre de la session parlementaire d'hiver 2001. Il en ressort que le Parlement refuse toute forme de régularisation collective des sans-papiers, comme alternative à la politique du cas par cas. Cette dernière est pourtant reconnue comme étant inadaptée et impraticable. Selon une estimation de la conseillère nationale PS Ruth-Gaby Vermot il faudrait, dans le cadre de la politique actuelle et pour autant que le nombre des sans-papiers ne dépasse pas les estimations actuelles, plus de trente ans pour régulariser les 300 000 sans-papiers vivant en Suisse. Acte II: le 21 décembre 2001, l'Office fédéral des étrangers (OFE) et l'Office fédéral des réfugiés (ODR) publient une circulaire, dite «circulaire Metzler», censée préciser les pratiques des autorités concernant la régularisation des cas «d'extrême gravité». Au sein du Mouvement des sans-papiers, certains se sont empressés d'interpréter cette circulaire comme une première victoire. A l'usage, elle se révèle être ce que d'autres indiquaient: une arme redoutablement efficace au service de l'Etat et de sa politique pour démobiliser le mouvement des sans-papiers. En effet, cette circulaire non seulement entérine la politique du cas par cas. Elle a de plus eu pour effet d'affaiblir fortement la capacité de lutte collective et politique du mouvement. En effet, ne pouvant décemment pas refuser aux sans-papiers d'exploiter la marge de manúuvre, même infime, que donne la circulaire Metzler, les Mouvements de soutien aux sans-papiers sont entrés, parfois malgré eux, dans la logique du cas par cas. Ils ont par conséquent été amenés à pratiquer, de concert avec les autorités cantonales, un tri sélectif extrêmement restrictif à l'intérieur des collectifs. Acte III: la conséquence immédiate de ces pratiques a été d'aboutir à la division des collectifs de soutien entre, d'un côté, ceux qui ont immédiatement vu dans la circulaire Metzler un instrument au service d'une stratégie de division du mouvement et, de l'autre, les partisans d'une ligne consensuelle, voire de collaboration, adeptes de la politique des petits pas au nom d'une prétendue vision pragmatiquo-réaliste des rapports de force politiques en présence. Une autre conséquence a été de raviver chez les sans-papiers le recours aux stratégies de défense individuelle, qui sont à l'opposé des moyens nécessaires pour une lutte collective et déterminée, menée avec des personnes organisées et conscientes des enjeux politiques de leur action. Or un tel combat collectif, même s'il est extrêmement exigeant en termes d'organisation, de continuité et de clarté sur les perspectives, est le seul susceptible d'aboutir, à terme, à la construction d'un mouvement social capable d'établir un rapport de force social et politique face à ceux qui exploitent pour leurs intérêts les sans-papiers et leur présence. Faire un bilan Aujourd'hui, le Mouvement des sans-papiers paie très cher ses hésitations et ses renoncements de la fin 2001 et début 2002. Il doit affronter les arrestations et les expulsions quasi quotidiennes de ses membres les plus vulnérables, pratiquées aux quatre coins de la Suisse. Il doit désormais aussi gérer les réponses négatives des autorités fédérales - rendues avec la complicité passive des autorités cantonales - à la grande majorité des demandes individuelles de régularisation soumises par les cantons. Ces refus de Berne sont d'autant plus indicatifs du blocage complet de la part des autorités que la majorité des cantons refusent tout simplement de reconnaître la circulaire Metzler et de soumettre pour réexamen des dossiers de sans-papiers, en invoquant l'«extrême gravité» de leur situation. Il est indispensable pour l'avenir du mouvement que soit fait un bilan de cette expérience. Il en ressort clairement que, contrairement aux idées reçues, l'intransigeance de Berne n'est pas le fruit de la force d'inertie d'un système politique figé, qui n'évoluerait que très lentement, et auquel il faudrait donc laisser le temps de changer. Cette intransigeance s'inscrit au contraire dans une stratégie politique de gestion des migrations, dont une des dimensions majeures est d'assurer une réponse adéquate aux besoins de main-d'úuvre très bon marché de larges secteurs d'employeurs. La présence permanente dans ce pays de centaines de milliers de personnes extrêmement fragilisées par leur situation de sans-papiers contribue largement à y répondre. Elle s'inscrit aussi dans la consolidation d'un continuum de statuts discriminatoires, voulu par les autorités et mis en place grâce à la Loi sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE) ainsi que la Loi sur l'asile. De ce point de vue, le choix des autorités de maintenir les sans-papiers dans la précarité complète, en refusant toute régularisation collective, est complémentaire des attaques menées ces dernières années contre les droits des salarié·e·s «avec papiers» de ce pays, qui marquent un incontestable durcissement des affrontements sociaux: affaiblissement de la protection des salarié·e·s dans le cadre de la révision de la Loi sur le travail, suppression du statut de fonctionnaire au niveau fédéral et mise en place de la nouvelle Loi sur le personnel (LPers), prestations de l'AVS une nouvelle fois rabotées à l'occasion de sa 11e révision, nouvelle dégradation de la situation des chômeurs·euses (révision de la Loi sur l'assurance chômage, combattue par référendum), etc. Dans ce contexte, un des enjeux pour les milieux dominants est d'éviter ce que Eduard Gnesa, actuel directeur de l'OFE, appelle l'émergence «de positions extrêmes». En Suisse, comme à l'échelle européenne, les autorités ont choisi de durcir leur politique à l'égard des migrants. Le sommet de Séville de juin dernier a donné le ton au niveau de l'Union européenne. En Suisse, le débat ces prochains mois sur la nouvelle Loi sur les étrangers (Letr) ainsi que les révisions permanentes de la Loi sur l'asile sanctionneront cette option. Or, pour mener à bien ces politiques et susciter le moins possible de résistance - et donc de débat - sociale, les autorités feront tout pour empêcher l'émergence de mouvements d'(auto)-organisation des personnes concernées, convaincues de la nécessité de défendre collectivement leurs droits. De tels mouvements pourraient en effet, comme l'a fait le Mouvement des sans-papiers lorsque sa force a été la plus grande, jouer le rôle de grains de sable et montrer que, contrairement à ce qu'il est affirmé, d'autres politiques que celles menées par les autorités sont possibles. Elargissement: une nécessité Une année après son émergence, le Mouvement des sans-papiers se retrouve ainsi dans une phase cruciale pour son développement. Il doit affronter la répression et un rapport de force particulièrement défavorable. Une condition essentielle de sa pérennité sera sa capacité d'élargissement vers les autres couches de salarié·e·s. Cela indique l'importance de l'engagement, ces prochains mois, du Mouvement des sans-papiers dans les combats contre la révision de la Loi sur l'assurance chômage, mais également contre les projets des autorités en matière de Loi sur les étrangers et de Loi sur l'asile. Simultanément, il importe que ce mouvement conserve ce qui a fait sa force: l'(auto)-organisation des personnes directement concernées, des revendications - comme la régularisation collective - compréhensibles largement mais s'opposant radicalement à la politique discriminatoire des autorités et porteuses de perspectives à long terme, une manière combative de lutter pour la défense de ses revendications. Durant son année d'existence, le Mouvement des sans-papiers a révélé localement, et dans certaines circonstances, un véritable potentiel en termes d'organisation et de lutte des salarié·e·s sans-papiers et de leur famille. Ces actions n'ont cependant concerné qu'une toute petite frange des salarié·e·s de ce pays. Il y a donc fort à craindre qu'elles ne soient définitivement vouées à l'échec si elles ne parviennent pas à s'intégrer davantage dans des luttes de l'ensemble des travailleurs migrants et suisses pour la défense de leurs droits. En témoigne le «plafond» organisationnel qu'a en quelque sorte atteint le mouvement: à Fribourg, comme dans les autres régions, les nouvelles adhésions de sans-papiers au collectif ne compensent ni les expulsions ni le désengagement d'un nombre important de sans-papiers en proie à la peur et/ou au découragement. De son côté, la Coordination nationale des mouvements de sans-papiers n'existe pas vraiment en tant que structure porteuse d'un projet politique cohérent: elle a de fait été incapable de répondre à la publication de la circulaire Metzler de même qu'au projet des autorités fédérales de lutte contre le travail au noir. Elle n'est de même guère représentative d'une base sociale organisée: aujourd'hui, les sans-papiers sont largement exclus de ses processus d'organisation et de décision.>Pour peser: agir à l'échelle nationale Pour dépasser ces faiblesses, il serait essentiel que le Mouvement des sans-papiers s'attache à se doter de structures davantage centralisées à l'échelle nationale, susceptibles de contrecarrer les dynamiques d'éclatement nourries par le fédéralisme, qui ont toujours affaibli les mouvements sociaux dans ce pays, et qui sont particulièrement négatives pour la défense des sans-papiers qui, eux, n'ont pas de frontière. Tout en préservant l'autonomie de chaque collectif cantonal, c'est la condition pour qu'un tel mouvement soit capable de mener des actions coordonnées, s'inscrivant dans des perspectives stratégiques discutées et définies collectivement. Un tel changement constituerait une avancée certaine. Durant la dernière période, le Mouvement des sans-papiers a été, comme le mouvement contre la mondialisation capitaliste, particulièrement dynamique et combatif. Cependant, à l'exception de la manifestation nationale organisée en novembre dernier à Berne et qui a réuni plusieurs milliers de personnes, il n'a été que rarement capable de créer un véritable rapport de force résultant d'actions unitaires et coordonnées. Trop souvent ont prévalu les actions locales, menées de manière dispersée. Résultat: des mobilisations en tant que telles importantes, comme le rassemblement de 2000 personnes à Bâle, le 15 juin, pour la manifestation des trois frontières organisée dans le cadre de la marche des sans-papiers entre Bâle et Berne, ou l'occupation par plus de 200 personnes de la cathédrale de Fribourg, ou encore l'action organisée en marge d'Expo.02, n'ont guère contribué à renforcer la capacité des sans-papiers à défendre leurs droits et à imposer un débat sur leur situation inacceptable. Une dimension anticapitaliste Les difficultés que rencontre aujourd'hui le Mouvement des sans-papiers renvoient également à des enjeux politiques plus globaux.D'une part, le récent sommet européen de Séville a montré que la question des migrations, gérées par les dominants de manière fondamentalement utilitariste, va continuer à être dans les années à venir un enjeu social et politique majeur. Les migrations jouent en effet aujourd'hui un rôle crucial dans la segmentation et la réorganisation des salariats en Europe, afin de rendre les marchés du travail encore plus «flexibles», c'est-à-dire davantage soumis aux exigences des employeurs. En même temps, elles sont une des facettes essentielles des relations de domination, impérialistes, entretenues par les pays capitalistes «du centre», comme l'Union européenne ou la Suisse, à l'égard de la «périphérie» du Sud ou de l'Est. D'autre part, en Suisse, le mouvement ouvrier a été historiquement affaibli par son adhésion aux politiques xénophobes des autorités, dans le sillage de son ralliement à la paix du travail et à l'idéologie de la défense nationale. Cela a durablement réduit, jusqu'à aujourd'hui, sa capacité à organiser de manière indépendante les travailleurs·euses vivant dans ce pays et à mener des combats pour la défense de leurs droits. En même temps, cela a laissé la voie libre aux autorités pour multiplier les discriminations à l'égard des migrants et maintenir des dizaines de milliers de personnes dans des situations de précarité permanente, comme celles que vivent aujourd'hui les sans-papiers. La lutte des sans-papiers touche donc de fait à des mécanismes importants du fonctionnement du capitalisme et du système social et politique de domination en Suisse. Elle devrait pour cette raison occuper une place de premier rang dans les engagements d'une organisation comme le Mouvement pour le socialisme (MPS), qui se donne pour ambition de contribuer à la reconstitution dans ce pays d'une force politique porteuse d'un projet anticapitaliste et socialiste. Haut de page
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