N°8 - 2002

De «l’Etude économique» de l’OCDE au «Concept des dépenses»d’economiesuisse
Une deuxième vague de contre-réformes

En mai, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a publié la dernière livraison de son «Etude économique» consacrée à la Suisse. L'un des deux chapitres thématiques de cette étude s'intitule «Améliorer l'efficacité des dépenses publiques». Le 25 juin, c'était au tour de l'association patronale economiesuisse de rendre public son «Concept des dépenses: contribution de l'économie au débat sur les finances publiques». Pure coïncidence, bien entendu.

La riposte est tombée à chaque fois sans attendre, péremptoire: «Quelques grossières stupidités à dénoncer», claque, à propos du rapport de l'OCDE, Jean-Pierre Ghelfi, l'économiste avec un strapontin à la Banque nationale suisse (BNS) qui éclaire régulièrement «L'événement syndical» (26 juin 2002). «Le programme d'economiesuisse n'est pas un programme d'avenir», décrète, de son côté, l'Union syndicale suisse (USS), qui en sait un bout à propos d'avenir.

Les amateurs de clairon asthmatique peuvent en rester là. Celles et ceux qui sont convaincus de la nécessité de comprendre les objectifs de la bourgeoisie afin de se donner plus de chances de combattre sa politique feraient bien, par contre, de jeter un úil sur ces documents, et les autres qui suivront, à coup sûr.

J.-F. Marquis

Depuis plus d'une année, la croissance économique de la fin des années 90 est cassée et l'instabilité économique et financière domine à l'échelle internationale. En Europe, les pressions pour des «réformes structurelles» prennent de l'ampleur (voir pp. 11-19 l'article consacré à la grève générale en Espagne): marché du travail, services publics et assurances sociales sont dans le collimateur.

Il est évident que la Suisse ne sera pas épargnée. La bourgeoisie helvétique va plutôt essayer de conserver une longueur d'avance, comme elle l'a fait au début des années 90 avec son plan de bataille exposé dans les «Livres blancs» et autres «Programmes de revitalisation». C'est d'ailleurs ce qu'a annoncé Fritz Blaser, président de l'Union patronale suisse (UPS), lors de la dernière assemblée annuelle de l'UPS le 27 juin dernier à Berne: «Le rapport du DFE [Rapport sur la croissance, édité par le Seco, Secrétariat d'Etat à l'économie, qui fait partie du Département fédéral de l'économie dirigé par Pascal Couchepin] nous conforte également, nous autres membres de l'Union patronale suisse, dans notre engagement en faveur d'un processus de libéralisation plus poussé et d'une compétitivité plus forte de l'économie.» Fritz Blaser annonce ensuite la couleur, avec un sens particulier de l'humour: «Trop souvent déjà au cours de ces dernières années, nous nous sommes laissé acculer à la défensive ; trop souvent nous avons été réduits à plaider timidement pour des positions «réalistes» plutôt qu'en faveur de conceptions «idéales» [...]. Employons-nous à formuler à nouveau nos positions avec force et dans un esprit positif !» (Employeur suisse, 4 juillet 2002, pp. 666-673)

Marché du travail: constat de victoire

Le marché du travail - et les droits des salarié·e·s vis-à-vis des employeurs - n'est pas ce qui préoccupe le plus la classe dominante en Suisse: il fonctionne déjà largement à sa satisfaction. Le bilan de l'OCDE est explicite: «Grâce au bon fonctionnement du marché du travail[c'est-à-dire un marché où les employeurs font la loi sans partage], la Suisse connaît traditionnellement un très faible niveau de chômage. La législation relative à la protection de l'emploi[c'est-à-dire l'absence complète de protection contre les licenciements, ce qui permet aujourd'hui, par exemple, une restructuration brutale dans l'industrie des machines, presque sans réaction] n'entrave pas l'embauche, la main-d'úuvre est imposée à des taux relativement faibles[ce qui aide, du point de vue du patronat, à contenir les «coûts salariaux»], il n'existe pas de salaire minimum légal [ce qui permet aux employeurs d'avoir, dans le même pays, des écarts salariaux très importants, avec des salaires très bas pour des franges entières du salariat] et la fixation décentralisée des salaires bénéficie d'une longue tradition de consensus entre partenaires sociaux [c'est-à-dire que les employeurs peuvent décider de l'évolution salariale en fonction de leurs objectifs bénéficiaires, sans crainte de riposte]. Les fluctuations cycliques de l'activité ont généralement été compensées par des ajustements de la population active étrangère[avec toute la gradation de statuts et de discriminations: des sans-papiers aux «frontaliers» en passant par les «spécialistes hautement qualifiés»]. La mobilité des femmes à l'égard de l'emploi a également contribué à absorber les chocs, bien que ce mécanisme se soit nettement affaibli au cours des dix dernières années.»(p. 128) L'OCDE aurait pu poursuivre et citer: la flexibilité largement étendue au cours de cette dernière décennie, une durée du travail record, le faible absentéisme, la culture entretenue de la conscience professionnelle...

C'est d'ailleurs ce bilan qu'il faut avoir en tête pour comprendre les récentes propositions du conseiller fédéral Pascal Couchepin à propos des travailleurs dont le salaire leur assure un revenu inférieur au seuil de pauvreté, les «working poor»: laisser continuer à fonctionner un marché du travail si efficace du point de vue patronal - donc un non de principe au salaire minimum - et proposer un «accompagnement social» individualisé sous la forme de «rabais fiscaux» - l'«impôt négatif» mis au point par les néolibéraux aux Etats-Unis dans les années 60 et qui a reçu, il y a deux ans, la bénédiction du gouvernement Jospin !

Assurance chômage: la Suisse, 1re de classe

Simultanément, l'OCDE se félicite de la manière dont, en quelques années, le dispositif de l'assurance chômage a été transformé. «Au niveau fédéral, la récente réforme des services de l'emploi est elle aussi ambitieuse et place la Suisse (avec l'Australie) à la pointe des efforts faits pour mettre en úuvre de nouveaux modèles de gestion axés sur les résultats.»(p. 68)

En effet, que de chemin parcouru... vers un système conçu pour mettre les personnes sans emploi sous une pression croissante:

• En 1995, avec la bénédiction de l'Union syndicale suisse (USS), l'assurance chômage a été réformée selon le modèle de l'OCDE. Les indemnités de chômage ne sont plus, pour l'essentiel, un droit découlant du fait d'avoir cotisé ; elles sont liées à l'obligation pour la personne sans emploi de fournir une «contre-prestation» censée améliorer son «employabilité», c'est-à-dire la mettant davantage dans la situation de devoir accepter n'importe quel boulot.

• En 2000, un accord est conclu entre la Confédération et les cantons pour pousser les services de l'emploi à de «meilleures performances». Les cantons sont classés en fonction de leurs résultats, mesurés par un indicateur basé sur des données comme le nombre moyen de journées d'indemnisation, l'importance du chômage de longue durée ou des personnes arrivant en fin de droit. Les cantons «performants» ont droit à une prime ; les «mauvais» cantons pourraient être sanctionnés financièrement. L'OCDE esquisse déjà l'étape suivante: primer, ou sanctionner, financièrement non plus les administrations cantonales, mais directement les conseillers en placement. Qui seraient ainsi directement récompensés pour exercer la pression maximale sur les sans-emploi.

• La réforme de l'assurance chômage adoptée par les Chambres ce printemps - et soumise au vote en automne, suite au référendum lancé par les syndicats et associations de chômeurs - complète le dispositif. Les conditions d'accès aux indemnités sont rendues plus difficiles ; la durée de la couverture est raccourcie. L'OCDE applaudit.

«Assainissement... remarquable»

C'est par contre du côté de l'action des pouvoirs publics - par le biais des finances publiques et des assurances sociales, ainsi que des politiques de libéralisation / privatisation - que l'OCDE pointe son attention, et converge avec la plate-forme du patronat helvétique.

L'OCDE ne cherche pas à faire croire que la situation des finances publiques serait dramatique. Elle recense au contraire les avancées et les atouts de la politique bourgeoise dans ce domaine. A cinq niveaux.

Premièrement, «l'assainissement des finances publiques de 1992 à 2000 a été remarquable. Le solde de l'ensemble des administrations s'est amélioré de 5 3/4 points de PIB [Produit intérieur brut] au cours de cette période et, selon les estimations officielles, la hausse du solde budgétaire corrigé des influences conjoncturelles a atteint près de 6 1/4 % du PIB, soit deux points de pourcentage de mieux que la moyenne de la zone euro. Cette amélioration structurelle des finances publiques qui a concerné l'ensemble des administrations a été la plus prononcée pour la Confédération et les cantons, lesquels avaient aussi les déficits les plus importants au début de la décennie.» (p. 41) Deuxièmement, l'OCDE rappelle que «le niveau actuel d'endettement brut des administrations publiques n'est guère élevé comparativement aux autres pays. Une réduction plus rapide de l'endettement fédéral qui résulterait d'une règle plus contraignante [que celle pratiquée par les autorités], exigeant par exemple la réalisation d'un excédent budgétaire structurel, ne semble guère pouvoir se justifier au motif d'une insuffisance de l'épargne, comme en témoigne l'excédent confortable de la balance courante [qui avoisine ou dépasse 10 % du PIB depuis quelques années].» (p. 87) Une mise au point bienvenue alors qu'il y a peu l'USS appelait de ses vúux une politique de remboursement de la dette publique.

Troisièmement, «le système institutionnel de la Suisse combine des éléments de démocratie directe et un fédéralisme budgétaire poussé. Ces deux caractéristiques contribuent à contenir les dépenses.  (p. 54) Et à nourrir une concurrence fiscale permanente, dont profitent personnes fortunées et entreprises.

Quatrièmement, l'OCDE salue la suppression - aux niveaux communal, cantonal et fédéral - du statut de fonctionnaire qui permet «une gestion plus flexible des ressources» (p. 67). Economiesuisse abonde et propose de «rapprocher les conditions d'embauche de l'Etat de celles de l'économie privée» (p. 13).

Cinquièmement, le mécanisme du «frein à l'endettement», accepté presque sans débat en votation l'année dernière, impose désormais l'équilibre du budget structurel de la Confédération sur la période d'un cycle économique. Appliqué dès 2003, il exigerait une coupe de 1,3 milliard de francs dans les dépenses de la Confédération, ce qui, comme l'explique l'OCDE, «est important compte tenu de la flexibilité limitée du budget fédéral» (p. 45). C'est un puissant corset qui va à l'avenir contraindre tous les choix budgétaires et qui doit contribuer à élargir la marge de manúuvre nécessaire pour des baisses d'impôts, dont profitent en premier lieu les entreprises et les hauts revenus. Economiesuisse revendique d'ailleurs la généralisation de ce mécanisme aux cantons et communes (p. 9).

Mettre le marché dans les têtes

C'est sur cette base, très solide du point de vue des intérêts des dominants, que l'OCDE propose de poursuivre les contre-réformes. Deux lignes de force retiennent l'attention.

La première: l'OCDE incite à une généralisation des règles et des mécanismes qui ont pour effet d'obliger les services publics - et les salarié·e·s qui y travaillent - à complètement intégrer les critères et les exigences de la rentabilité financière. «Transparence» accrue, «comptabilité analytique», généralisation de la «gestion par mandat et enveloppe budgétaire» avec identification des prestations à fournir et des résultats à atteindre: ces divers instruments visent tous à cet objectif.

L'impact sur la durée ne doit pas être sous-estimé. Ce ne sont pas des méthodes conçues seulement pour permettre de raboter en permanence sur les coûts, et donc pour maintenir une pression constante sur les salarié·e·s. Plus fondamentalement, elles tendent aussi à imposer pratiquement l'idée qu'il n'existe qu'une seule mesure de l'utilité et de l'efficacité: la «rentabilité» financière, qui domine déjà dans le secteur privé. C'est donc la possibilité même de concevoir des services publics répondant à d'autres exigences et à d'autres objectifs qui est ainsi sapée et progressivement chassée de l'expérience et de l'horizon des salarié·e·s de la fonction publique, et plus généralement de la population.

Simultanément, au nom de l'efficacité et de l'obligation de «résultats», c'est une dynamique de compétition qui est introduite, ce qui ne peut, dans un second temps, que favoriser une libéralisation pure et simple des secteurs concernés, voire leur privatisation.

Ce n'est pas par hasard que l'OCDE cite comme exemple d'une telle démarche l'adoption d'un «budget global pour les écoles secondaires du canton de Zurich, assorti d'indicateurs de résultats» (p. 67). Et se retrouve sur le même terrain qu'economiesuisse: «Des dépenses en hausse ne sont d'ailleurs pas synonymes de meilleures prestations. L'exemple de l'école est frappant à cet égard. Malgré les montants considérables engagés dans le système scolaire suisse, les résultats scolaires sont plus que moyens en comparaison internationale. [...] L'Etat doit diminuer son appétit et utiliser plus efficacement les moyens que les citoyens et les entreprises mettent à sa disposition.» (p. 3 du résumé du Concept des dépenses, diffusé par economiesuisse) En effet, l'école est désormais une des cibles désignées pour une politique de mise en concurrence, de libéralisation et privatisation rampante (cf. à l'encontre N° 7: «Enseignement: enquête PISA de l'OCE. Privatiser élève et école»).

Il faut noter que ces modèles sont diffusés à l'échelle internationale et sont désormais repris y compris dans le pays du «service public» par excellence: la France. «Le management par objectifs gagne les services de l'Etat», titrait le quotidien Le Monde du 2 juillet 2002, qui résumait ainsi l'argumentaire ocdéen: «La logique de moyens va donc céder la place à la logique de résultats.»

Adieu école, agriculture, poste, santé...

La seconde:l'OCDE appelle une nouvelle vague de libéralisations, qu'elle justifie par la nécessité de mieux maîtriser les dépenses publiques ou par celle de «renforcer le potentiel de croissance»(le titre de la seconde partie thématique de l'Etude de l'OCDE).

Les objectifs recensés par l'OCDE reprennent dans une large mesure ceux qui figuraient dans le «programme de revitalisation» adopté par le Conseil fédéral au début des années 90 - des marchés publics aux cartels, en passant par les télécommunications ou les marchés de l'électricité et du gaz: il s'agit de faire le point sur les avancées et de remettre la pression. Quelques accents méritent d'être épinglés:

• Ecole. L'OCDE insiste sur deux objectifs: au niveau primaire et secondaire, «appliquer le principe "l'argent suit l'élève " et supprimer les strictes réglementations de zonage pour renforcer la concurrence entre les juridictions et entre les écoles privées et publiques» ; au niveau tertiaire, «relever les droits d'inscription dans les universités et réduire le financement public de l'enseignement tertiaire» (p. 89). Ces principes ont pour but d'instiller une logique de marché et de concurrence dans l'enseignement ; pleinement appliqués, ils signeraient la mort de l'école publique et ouvriraient la porte à une privatisation rampante. Ceux qui pensent qu'il ne s'agit que de rêveries de technocrates devraient s'interroger un instant sur ce qu'ils auraient dit, il y a quinze ans, si on leur avait annoncé la disparition des PTT.

Agriculture. L'OCDE se prononce pour une diminution des aides et elle considère que le plan du Conseil fédéral - Politique agricole 2007 - propose de ce point de vue une «réforme [...] insuffisante» (p. 109). Economiesuisse pousse, avec force, à la même roue: «Poursuivre et accélérer les réformes agricoles, en favorisant la diminution du nombre d'exploitations [...] en levant les contingents [...] en diminuant rapidement les soutiens aux prix et à l'écoulement [...] en ouvrant le marché [...] supprimer le soutien aux produits «bio» [...]» (p. 8). C'est aussi parce qu'ils savent que la politique de mise à mort des petits paysans va s'accélérer que Coop et Migros sont si fermes face aux actions paysannes: ils ne veulent laisser aucun espoir à la protestation.

• Poste. «Pour préparer la Poste à la concurrence et à la réduction probable des tarifs des services postaux, la restructuration devrait être une priorité, décrète l'OCDE. Parallèlement, l'obligation de service universel devrait être clairement définie concernant la nature des services fournis, sans préciser le type d'infrastructure requise à cet effet.» (p 115) Une proposition dont le sens s'éclaire lorsqu'on lit, quelques lignes plus haut, que «75 % des bureaux» de poste sont «non rentables». L'OCDE recommande donc une restructuration brutale. Le conseiller fédéral «socialiste» Moritz Leuenberger a clairement signalé qu'il veut appliquer cette politique. Il vient de confirmer au poste de président du conseil d'administration de La Poste Anton Menth, l'ancien patron de Tornos qui a brutalement réorganisé cette entreprise... et l'a conduite à la débâcle. Ce n'est certainement pas pour arrondir les angles à La Poste.

• Santé. L'OCDE considère que «la suppression de l'obligation de contracter pour les assurances avec l'ensemble des prestataires de soins munis d'un titre reconnu du secteur ambulatoire apparaît [comme la réforme] la plus prometteuse pour favoriser une meilleure concurrence» entre prestataires (médecins, etc.) et entre assurances (p. 121). La récente décision du Conseil fédéral de bloquer pour trois ans toute nouvelle installation de médecin aura très certainement pour effet de précipiter l'entrée en vigueur de cette réforme, qui va démultiplier le pouvoir des assurances sur la politique de la santé en Suisse et accélérer le développement d'une médecine à deux vitesses.

Si l'on ajoute les propositions d'econmiesuisse en matière d'assurances sociales - élévation de l'âge de la retraite à 68 ans, adaptation moins fréquente des rentes AVS et uniquement à l'inflation, rôle accru des prestations complémentaires (PC) afin de renforcer la dimension individualisée et conditionnelle des prestations sociales - on constate que c'est bel et bien un nouvel ensemble de contre-réformes qui est mis en place.

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