N°8 - 2002 La tragédie du peuple palestinien replacée par Edward Saïd dans le contexte des rapports Etats-Unis Israël et des relations de Washington avec les régimes arabes Relations à sens unique entre les USA et les régimes arabes Edward Saïd* Même en ayant comme référence le niveau extrêmement bas de ses autres discours, l'intervention s'adressant au monde de George W. Bush, le 24 juin 2002, sur la situation au Moyen-Orient, a constitué un exemple alarmant de la manière dont la politique extérieure des Etats-Unis s'exprime aujourd'hui. Elle le fait sous la forme d'une combinaison répugnante d'une pensée embrouillée, de mots n'ayant aucun sens effectif dans le monde réel des êtres humains vivant et respirant, d'injonctions moralisatrices et racistes en direction des Palestiniens, ainsi que d'un aveuglement incroyable et d'une cécité fantasque face aux réalités propres à la conquête colonisatrice d'Israël qui s'effectue contre toutes les lois de la guerre et de la paix. Tout ce discours est enveloppé dans les intonations suffisantes d'un juge moraliste, entêté et ignorant qui s'arroge des privilèges d'ordre divin. Et, il est important de se le rappeler, ce discours est le fait d'un homme qui a virtuellement volé une élection [à la présidence des Etats-Unis] qu'il n'a pas gagnée et dont le bilan comme gouverneur du Texas est marqué par des records de pollution, une corruption scandaleuse et le plus haut taux d'emprisonnements et de peines capitales dans le monde. Et cet homme, étrangement doté de si peu de capacités - si ce n'est celle de poursuivre aveuglément pouvoir et argent -, détient la faculté de condamner les Palestiniens à se trouver à la merci non seulement de la charité miséricordieuse du criminel de guerre Sharon, mais aussi des conséquences sinistres de ses propres condamnations insipides. Flanqué par trois des politiciens les plus corrompus du monde (Colin Powell, Donald Rumsfeld et Condoleezza Rice), Bush a prononcé son discours avec les hésitations d'un étudiant à l'élocution médiocre ; ce faisant, il a permis à Sharon de tuer et de blesser encore beaucoup plus de Palestiniens à l'occasion d'une occupation militaire illégale, avalisée par les Etats-Unis. Le discours de Bush manquait certes d'une conscience historique de ce qu'il était en train de proposer, mais son habileté à accroître le mal était très forte. C'était comme si Sharon avait écrit ce discours en y concentrant, d'une part, l'obsession hors de proportion des Etats-Unis face au terrorisme et, d'autre part, la détermination de Sharon d'éliminer l'existence nationale palestinienne, au motif du terrorisme et de la suprématie juive sur la «terre d'Israël». Pour le reste, les concessions superficielles de Bush à «l'existence» d'un Etat palestinien «provisoire» et ses remarques, faites en passant, ayant trait à la nécessité de soulager les difficultés de la vie quotidienne des Palestiniens n'ont rien ajouté à cette nouvelle déclaration, rien qui ne justifie donc l'ample réaction positive - je me risquerais presque à dire comique - des dirigeants arabes, Yasser Arafat étant en tête pour ce qui est de l'enthousiasme. P lus de cinquante ans de négociations entre les régimes arabes, les Palestiniens et les Etats-Unis sont jetés à la poubelle. Ainsi, Bush et ses conseillers pourraient se convaincre - en compagnie d'une grande partie de leur électorat - qu'ils avaient reçu une mission d'ordre divin: exterminer le terrorisme, ce qui signifie, pour l'essentiel, l'extermination de tous les ennemis d'Israël. Un rapide survol de ces cinquante dernières années montre, de façon dramatique, qu'aussi bien une attitude défiante des régimes arabes qu'une position soumise n'ont aucun effet sur la perception qu'ont les Etats-Unis de leurs intérêts au Moyen-Orient. Les deux éléments constitutifs de leur domination régionale restent l'accès rapide aux réserves de pétrole à bon marché et la protection d'Israël. Depuis Nasser à Bachar al-Assad [actuel président de Syrie], à Abdoullah [souverain de Jordanie], jusqu'à Moubarak [Egypte], la politique des régimes arabes a connu des tournants à 180°. Toutefois, les résultats sont plus ou moins les mêmes. Il y eut tout d'abord, dans les années faisant suite à l'indépendance, un alignement quelque peu défiant des pays arabes, inspiré par l'anti-impérialisme et la philosophie anti-guerre froide de la Conférence de Bandung [réunion en 1955 d'une trentaine de pays du monde arabe, de l'Afrique et de l'Asie] et du nassérisme. Tout cela s'est terminé par une catastrophe en 1967 [guerre dite des Six Jours]. Par la suite, sous la direction de l'Egypte de Sadate, s'est opéré un tournant qui conduisit à la coopération entre les Etats-Unis et les régimes arabes à partir du constat sans illusions que les Etats-Unis contrôlaient 99 % des cartes. Ce qui restait de la coopération entre régimes arabes se désagrégea lentement. Elle passa de son point le plus haut, à l'occasion de la guerre de 1973 [guerre Israël-Egypte] et lors de l'embargo pétrolier, pour aboutir à une guerre froide entre régimes arabes opposant un Etat à un autre. Parfois, comme ce fut le cas pour le Koweït et le Liban, des Etats petits et plus faibles sont devenus des lieux d'affrontements, mais tous les projets et desseins des régimes arabes se construisaient exclusivement à partir de la reconnaissance des Etats-Unis comme élément central, pivot de leur politique. Avec la première guerre du Golfe (il y en aura bientôt une seconde) et la fin de la guerre froide, les Etats-Unis restaient la seule superpuissance. Et cela, en lieu et place de stimuler une relance radicale d'une politique commune des régimes arabes, a conduit divers Etats arabes à mener une politique individuelle, ou plutôt bilatérale, en direction des Etats-Unis, qui, eux, accueillaient cette orientation comme allant de soi. Les sommets des régimes arabes devinrent moins des occasions pour mettre en avant des positions crédibles que pour émettre des déclarations dérisoires. Dans ce contexte, les décideurs de la politique américaine réalisaient que les dirigeants arabes au mieux pouvaient tout juste prétendre représenter leur pays et en aucune mesure le monde arabe. De plus, il ne fallait pas être un génie pour remarquer que plus d'un accord bilatéral entre les régimes arabes et les Etats-Unis était plus important pour la sécurité de ces régimes que pour celle des Etats-Unis. Enfin, il n'est pas nécessaire de mentionner trop longuement les heurts et les jalousies plus que médiocres entre ces régimes, ce qui a contribué à ce que le peuple arabe se voie enlever toute possibilité d'être effectivement pris en compte dans le monde moderne. Il n'est donc pas étonnant que le peuple palestinien, qui souffre aujourd'hui des effets horrifiants de l'occupation, accuse aussi bien les Israéliens que «les Arabes» d'en porter la faute. A u début des années 80, les diverses composantes des régimes arabes étaient prêtes à passer un accord de paix avec Israël afin de s'assurer les bonnes grâces des Etats-Unis. On peut prendre pour exemple le plan émis lors du sommet arabe de 1982, à Fez (Maroc), qui proposait une paix et une reconnaissance d'Israël en échange d'un retrait de tous les territoires occupés. Le sommet arabe de mars 2002 a rejoué ce scénario pour une deuxième fois - comme une farce cette fois, faut-il l'ajouter ? - et avec les mêmes effets négligeables qu'en 1982. Et c'est précisément depuis cette époque - il y a deux décennies - que la politique des Etats-Unis a changé, pour le pire. Comme une ancienne analyste de premier rang de la CIA, Kathleen Christison, l'a souligné dans un excellent article paru dans le bimensuel américain Counterpunch(16-31 mai 2002), la vieille formule «la terre pour la paix» a été mise de côté par l'administration Reagan, et avec encore plus d'enthousiasme par Clinton. Ironiquement, juste au moment où la politique des régimes arabes en général et celle de la représentation politique palestinienne en particulier concentraient toutes leurs forces en vue d'apaiser les Etats-Unis sur tous les terrains possibles. En novembre 1988, l'OLP [Organisation de libération de la Palestine] a abandonné la perspective de «libération» [au sens de libérer le territoire de ses occupants]. Lors de l'assemblée la même année, à Alger, du Conseil national palestinien - à laquelle j'ai assisté en tant que membre - fut votée la coexistence de deux Etats [donc la reconnaissance de fait d'Israël]. En décembre 1988, Yasser Arafat renonça publiquement au terrorisme et le dialogue entre les Etats-Unis et l'OLP s'initia à Tunis [où résidait la direction de l'OLP]. Le nouvel ordre arabe qui apparut après la guerre du Golfe [après 1991] institutionnalisa les relations unilatérales entre les Etats-Unis et les régimes arabes. Ces derniers donnaient aux Etats-Unis, et les Etats-Unis donnaient de plus en plus à Israël. La conférence de Madrid de 1991 reposait sur la prémisse - pour les Palestiniens - que les Etats-Unis les reconnaîtraient et persuaderaient Israël de faire de même. Je me rappelle avec acuité que durant l'été 1991, Arafat nous demanda - à un groupe de représentants de premier rang de l'OLP et de personnalités indépendantes - de définir une série d'assurances que nous réclamerions aux Etats-Unis afin de participer à la conférence de Madrid qui était en voie de se tenir ; conférence qui conduisit (bien qu'aucun d'entre nous ne le sache alors) au processus d'Oslo. Arafat mit un veto à toutes nos suggestions visant à obtenir des garanties de la part des Etats-Unis. Il ne voulait que des assurances qui aient trait à son statut de principal négociateur pour les Palestiniens. Rien d'autre ne semblait compter pour lui. Et cela bien qu'une délégation en provenance de la Cisjordanie et de Gaza, à la tête de laquelle se trouvait Haidar Abdel Shafi, s'était engagée, à Washington, à obtenir des garanties. Elle faisait face à une équipe diplomatique israélienne très dure, équipe qui avait reçu des instructions de Yitzhak Shamir [alors premier ministre] de ne faire aucune concession et de faire traîner les discussions durant dix ans si c'était nécessaire. La seule idée d'Arafat était de couper l'herbe sous le pied de ses propres «représentants» en faisant encore plus de concessions, ce qui signifiait, pour l'essentiel, qu'il n'avançait aucune revendication préalable ni face à Israël ni face aux Etats-Unis, sauf celle concernant son maintien au pouvoir. C ette orientation - et tout le contexte qui s'installa après 1967 - a concouru à consolider cette dynamique des relations entre les Etats-Unis et la représentation officielle palestinienne à tel point de la distordre comme lors des Accords d'Oslo et, de façon plus permanente, dans cette période post-Oslo. De tout ce que j'en sais, les Etats-Unis n'ont jamais demandé à l'Autorité palestinienne - ni d'ailleurs à aucun régime arabe - de mettre en place des mesures et des procédures démocratiques. Bien au contraire. Clinton et le vice-président Al Gore ont tous les deux approuvé, lors de leur visite respective à Gaza et à Jéricho, le fonctionnement des cours de justice que s'était données l'Autorité palestinienne. Et peu d'importance, pour ne pas dire aucune, n'était donnée à mettre fin à la corruption, aux divers monopoles, et ainsi de suite. J'ai moi-même écrit sur les problèmes liés au système de gouvernement d'Arafat et cela depuis le milieu des années 90. J'ai rencontré des réactions soit d'indifférence, soit de mépris face à ce que j'avais à dire et qui pour l'essentiel s'est avéré correct. J'étais accusé d'un manque utopique de pragmatisme et de réalisme. Il était clair que pour Israël et pour les Etats-Unis, comme pour les régimes arabes, existait un ensemble d'intérêts qui faisait que l'Autorité nationale palestinienne était ce qu'elle était, et qu'elle était maintenue en place soit comme une sorte de force de police israélienne ou, plus tard, comme le symbole de tout ce que les Israéliens aimaient haïr. Aucune résistance sérieuse à l'occupation ne se développa sous Arafat, mais ce dernier continua à permettre que des groupes de militants, d'autres fractions de l'OLP et les forces de sécurité puissent occuper de façon effrénée la scène de ladite société civile. Des masses d'argent ont été accumulées de façon illicite au moment où la population perdait quelque 50 % de son niveau de vie par rapport à la période pré-Oslo. L' Intifada [la seconde, initiée à fin septembre 2000] va tout changer au même titre où le mandat de Ehoud Barak [1999-2000] a préparé la voie pour le retour de Sharon [élu premier ministre en février 2001] sur la scène politique. Et, malgré cela, la politique arabe continua à chercher à apaiser les Etats-Unis. Un symptôme révélateur de cela réside dans le changement du discours des régimes arabes aux Etats-Unis. Ainsi, le roi Abdoullah de Jordanie a cessé toute critique envers Israël sur les chaînes de télévision américaines. Il se réfère sans cesse aux besoins des «deux parties» de mettre fin à «la violence». Un langage similaire était utilisé par de nombreux porte-parole du monde arabe, provenant de pays importants, qui indiquaient que la Palestine était devenue une sorte de nuisance qu'il fallait contenir plus qu'une injustice qui devrait être redressée. Le fait le plus significatif de tous réside dans la déshumanisation des Palestiniens dont l'énorme souffrance quotidienne, heure par heure, minute par minute, n'est en aucune mesure reconnue ; c'est ce à quoi ont conduit la propagande israélienne, le mépris des Américains pour les Arabes et l'incapacité des régimes arabes (et aussi de l'officialité palestinienne) de formuler et de représenter les intérêts de leur propre peuple. Il en va comme si les Palestiniens n'avaient pas d'existence, sauf lorsque l'un d'entre eux commet un acte terroriste et, alors, l'appareil médiatique du monde entier réagit d'un coup et camoufle leur existence en tant que peuple qui respire, qui est doué de sensibilité, disposant d'une histoire et d'une société réelles, en recouvrant tout cela d'un énorme drap sur lequel est inscrit «terrorisme». Je n'ai pas connaissance dans l'histoire actuelle d'une déshumanisation systématique qui approche celle vécue par le peuple palestinien, malgré les prises de position dissidentes qui s'affirment ici ou là. C e qui me concerne le plus, finalement, c'est la coopération (collaboration est un meilleur terme) entre Arabes et Palestiniens face à cette déshumanisation. Notre petit nombre de porte-parole dans les médias parlent avec compétence et sans passion des mérites du discours de Bush ou du plan Mitchell [plan proposé par l'ambassadeur américain Mitchell pour une reprise des négociations] ; mais en aucune façon aucun d'entre eux, à ce que j'ai vu, ne représente les souffrances de leur peuple au cours de leur histoire comme dans le temps présent. J'ai souvent parlé de la nécessité d'une campagne de masse, faite aux Etats-Unis, contre l'occupation israélienne. Mais, finalement, je suis arrivé à la conclusion que les chances de le faire sont petites pour ces Palestiniens qui vivent sous une occupation israélienne cauchemardesque et kafkaïenne. Par contre, je pense qu'il y a un espoir si nous essayons d'établir une assemblée constituante qui prenne naissance à la base. Nous avons été si longtemps placés dans une position faisant de nous des objets passifs des politiques israéliennes et arabes que nous n'arrivons pas à considérer de façon adéquate combien il est important - et combien il est urgent - pour nous Palestiniens d'engager une initiative fondatrice de notre propre gré, de chercher à établir un processus autogéré qui crée une légitimité et la possibilité de mettre en place un nouveau cadre politique pour nous-mêmes, meilleur que celui existant actuellement. Tous les remaniements de cabinet gouvernementaux, toutes les élections envisagées, telles qu'annoncées jusqu'à maintenant, constituent des jeux ridicules qui s'effectuent au milieu des fragments et des ruines du processus d'Oslo. Pour Arafat et son assemblée, planifier la démocratie revient à quelque chose de similaire à rassembler les débris d'un verre brisé. Heureusement, toutefois, la nouvelle Initiative nationale palestinienne annoncée mi-juin par des personnalités telles que Ibrahim Dakkak, Mostafa Barghouti et Haidar Abdel Shafi répond exactement à ce besoin ; un besoin qui surgit de l'incapacité aussi bien de l'OLP que de groupes tels que le Hamas de mettre en avant une perspective qui ne dépende pas de la bonne volonté des Américains ou des Israéliens. L'initiative nationale palestinienne propose une orientation de paix avec justice, de coexistence et, ce qui est extrêmement important, une démocratie sociale et sécularisée pour notre peuple, ce qui est complètement nouveau dans l'histoire palestinienne. Seul un groupe de personnes indépendantes, insérées étroitement dans la société civile, non entachées par la collaboration et la corruption, peuvent peut-être dessiner les perspectives de cette nouvelle légitimité dont nous avons besoin. Nous avons besoin d'une véritable Constitution et non pas d'une loi fondamentale avec laquelle peut jouer Arafat. Nous avons besoin d'une véritable démocratie représentative que seuls les Palestiniens peuvent mettre en place au moyen d'une assemblée constituante. Cela constitue le seul pas positif qui puisse renverser le processus de déshumanisation qui a infecté de si nombreux secteurs du monde arabe. Sans quoi nous nous noyerons dans nos propres souffrances et nous continuerons à supporter les horribles malheurs du châtiment collectif que nous imposent les Israéliens, ce à quoi on ne pourra mettre fin que par une indépendance politique collective dont nous sommes toujours capables. Jamais la bonne volonté et la «modération» frauduleuses de Colin Powell ne le feront à notre place. Jamais. *Edward Saïd a publié cet article dans l'hebdomadaire égyptien Al-Ahram, n° 594, 11-17 juillet 2002. Haut de page
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