N°8 - 2002 «Emploi et protection sociale sont tes droits. Qu'ils ne te les volent pas !» Les enjeux européens de la grève générale du 20 juin La grève générale qui a paralysé l'Espagne le 20 juin a été un important succès (sur les enjeux du décret-loi - le «decretazo» - qui a provoqué cette grève générale, voir encadré pp. 14-15). Des millions de salarié·e·s y ont participé à l'appel des deux principales centrales syndicales du pays, l'UGT (Union générale des travailleurs, 840 000 cotisant·e·s) et les CC.OO. (Commissions ouvrières, 930 000 cotisant·e·s). «Les syndicats gagnent la partie», titrait, en éditorial, le pourtant fort modéré «El Pais», dans son édition du 21 juin. Cette mobilisation sociale d'ampleur a eu lieu à peine deux mois après la grève générale en Italie, le 16 avril dernier, qui fut également massivement suivie (cf. «à l'encontre» N° 7, et sur le site www.alencontre.org, rubrique Archives). Sans oublier la succession de grèves en Allemagne tout au long de ce printemps ou la Grèce paralysée, le 18 juin, par une grève contre la réforme des retraites. Il y a longtemps que des luttes sociales aussi importantes ne s'étaient pas multipliées en Europe. C'est le symptôme d'un ras-le-bol des salarié·e·s, qui subissent depuis des années une succession de régressions sociales présentées comme des «sacrifices nécessaires» pour «créer les bases saines d'une croissance», mais qui ne voient arriver que de nouveaux «sacrifices nécessaires». Mais c'est aussi la conséquence du durcissement des patronats et des gouvernements européens: confortés par la vague conservatrice qui a marqué les élections en Europe cette dernière année, ils sont d'autant plus décidés à porter de nouveaux coups aux travailleurs·euses que la situation économique est tout sauf stabilisée. D'où l'importance d'un retour sur quelques-uns des enjeux de cette grève générale. J.-F. Marquis Un fait donne une idée de l'ampleur de la mobilisation populaire pour cette grève générale du 20 juin: la manifestation appelée par les syndicats a réuni, selon ces derniers, plus de 500 000 personnes à Madrid, la capitale de l'Etat espagnol (entre 250 000 et 340 000 selon le quotidien El Pais... et 40 000 selon le gouvernement, qui a mené avant et pendant le 20 juin une politique éhontée de désinformation, s'appuyant notamment sur la télévision et la radio publiques !). C'est la manifestation ouvrière la plus importante en Espagne depuis la fin du franquisme et la période de transition vers un régime parlementaire, en 1976-1977. Dans le reste de l'Etat espagnol, une multitude d'autres manifestations ont réuni des foules importantes: selon les syndicats 500 000 personnes à Barcelone, 100 000 à Séville, 150 000 à Vigo (Galice), 100 000 à Saragosse (Aragon), 80 000 en Castille et Léon, 50 000 aux Canaries, 15 000 à Gijon (Asturies), 120 000 à Valences et 50 000 à La Corogne (Galice), pour ne citer que les rassemblements les plus importants. Souvent ce sont les plus importantes manifestations que ces villes aient jamais connues. Par ailleurs, le mouvement anti-mondialisation, en particulier la coalition «Campagne contre l'Europe du capital», qui avait organisé la gigantesque mobilisation à Barcelone lors du sommet européen de la mi-mars, s'est associé très rapidement à l'appel à la grève générale. A Séville et à Barcelone, il a participé aux manifestations du 20 avec ses propres tronçons et ses propres mots d'ordre, contribuant au succès de la mobilisation. Au total, quelque 2 millions de personnes ont manifesté ce 20 juin. C'est nettement plus que lors des précédentes grèves générales des deux dernières décennies. Même les syndicats ont été surpris par ce succès. Le dirigeant des CC.OO, J. M. Fidalgo, l'explique ainsi: «Les gens sont venus dans toutes les villes aux manifestations du 20 juin parce qu'ils voulaient revendiquer le droit à leur propre image. Ceux qui ont fait grève ont senti qu'ils étaient invisibles aux yeux du gouvernement. Et que la radio et la télévision publiques, de même que les autres médias proches du pouvoir, les considéraient comme inexistants. De plus, les jeunes avec des contrats précaires, et qui ne pouvaient pas faire grève, ont voulu venir manifester.» (El Pais, 22 juin 2002) Pour Javier Navascués, membre de l'aile socio-syndicale de l'Espace alternatif, un courant au sein de la Gauche unie (Izquierda unida), «cette mobilisation montre sans l'ombre d'un doute que derrière une apparence de conformisme qui caractérisait la population salariée espagnole, motivé fondamentalement par le climat de paix sociale entretenu par les orientations du syndicalisme majoritaire [UGT et CC.OO.], il existe un profond malaise à l'égard de la situation sociale et sur les places de travail, malaise qui a pu s'exprimer par le biais de la participation à la grève générale.» Industrie et construction paralysées Le 20 juin, à une heure du matin (!), le gouvernement espagnol de Jose Maria Aznar - dirigeant du Parti populaire (PP), au pouvoir en Espagne depuis mai 1996 - publiait ses premiers communiqués annonçant que la grève générale était un échec. A 8 heures du matin (!), le porte-parole du gouvernement Aznar, Pío Cabanillas, faisait même une déclaration officielle pour annoncer tout simplement qu'il «n'y avait pas eu de grève générale en Espagne»(El Pais, 21 juin 2002). Cela donne une idée du matraquage pour essayer d'escamoter la réalité de la grève. Le tableau qui ressort non seulement des données syndicales, mais également d'organes de presse comme le quotidien El Pais, est très différent: • La grève a été massive dans toute l'industrie de la péninsule, en particulier dans les grandes entreprises. Toute l'industrie automobile a été paralysée. Il en a été de même des zones industrielles qui entourent les grandes villes. • La grève a aussi été très forte dans la construction et dans les transports: trains, transports urbains et transports aériens. Dans ce secteur, une apparence de «normalité» a été imposée par les services minimaux décrétés par le gouvernement. Mais en dehors de ceux-ci, la grève a été un succès massif. • La grève a été très largement suivie en Andalousie et en Estrémadure, les deux régions directement frappées par la suppression du Plan de l'emploi rural (PER), qui assurait une protection minimale aux nombreux ouvriers agricoles travaillant sur les grands domaines (voir p. 15). • Outre ces deux régions, les Asturies et la Catalogne ont été les deux communautés autonomes de l'Etat espagnol où la grève a été la plus forte. Au Pays basque, la grève a par contre été marquée par la division syndicale. Les deux syndicats liés au mouvement nationaliste, ELA et LAB, ont convoqué à une grève pour le 19 juin, les sections régionales de l'UGT et des CC.OO. maintenant la date nationale du 20 juin. • La grève a également été très importante dans l'enseignement public, confronté par ailleurs aux projets gouvernementaux de réforme de la loi sur l'enseignement universitaire (LOU). • La grève a par contre été moins massive dans les services et les commerces. • Les données officielles de consommation d'énergie électrique - un bon baromètre de l'activité économique - confirment le succès de la grève. Le 20 juin, à midi, la consommation électrique n'était supérieure que de 5 % à celle du dimanche précédent. Le 21 juin, la consommation d'électricité a par contre dépassé de 32 % le niveau de la veille, jour de la grève générale. Rendre la grève «invisible» Malgré ce succès incontestable, cette grève générale «a été une des moins " visibles " de celles organisées», constate Javier Navascués. Cette situation résulte d'un double choix du gouvernement: • Une campagne de mensonges éhontés, massivement relayée par la télévision et la radio publiques, mais également par une bonne partie de la presse nationale, pour minimiser l'ampleur de la grève et des manifestations et, simultanément, pour focaliser l'attention sur les prétendus «débordements» des piquets de grève et chercher ainsi à criminaliser l'action syndicale. • L'imposition de services minimums... maximums, particulièrement dans les transports et les médias électroniques, «qui assuraient une apparence de quasi-normalité, explique Javier Navascués. Normalité apparente puisque de nombreux moyens de transport circulaient mais étaient quasiment vides et que les télévisions diffusaient des programmes " en boîte ", au nom de la défense du " droit essentiel à l'information ".» Comme les syndicats ont contesté l'ampleur de ces services minimums, le gouvernement a tout simplement repris le modèle mis en place lors de la dernière grève générale, le 27 janvier 1994... par le gouvernement du social-démocrate Felipe Gonzalez et alors accepté par les syndicats ! Bonne illustration de l'effet destructeur du social-libéralisme pour l'organisation des salarié·e·s et leur capacité à défendre leurs droits. Thatcher, le modèle ? Cette tactique du gouvernement pour tenter d'endiguer la grève générale met en évidence une option politique plus d'ensemble, l'accélération des contre-réformes et l'imposition au mouvement syndical d'un choix simple: se soumettre complètement aux objectifs de la contre-réforme conservatrice ou subir un affrontement mené par un gouvernement décidé à lui infliger une défaite. C'est ce durcissement gouvernemental, qui prend parfois presque des accents thatchériens, et une certaine remontée de luttes sociales - «Les gens sont fatigués... et il est vrai que les syndicats ont mis plus de temps de se fatiguer», explique Javier Navascués - qui ont contraint les directions syndicales à appeler à une mobilisation sociale d'ampleur, après des années de «concertation sociale» poussée excessivement loin. Pour comprendre ce durcissement gouvernemental, il faut prendre en compte les éléments suivants: 1. De 1996 à 2000, Aznar ne disposait que d'une majorité relative au parlement espagnol ; il a dû gouverner dans le cadre d'une coalition avec les partis bourgeois nationalistes: Convergence et Union (CiU) de Jordi Pujol en Catalogne, la Coalition canarienne et le Parti nationaliste basque (PNV). Or il est sorti nettement renforcé des élections de mars 2000, avec une majorité absolue. 2. Durant ses quatre premières années de pouvoir, le gouvernement conservateur a pu faire l'expérience de la désorganisation des salarié·e·s sous l'impact d'un chômage massif, d'une précarité généralisée (voir encadré p. 18), et d'un mouvement syndical fortement affaibli et disposé à avaler les potions conservatrices, pourvu qu'il reste un «partenaire social». «L'UGT et les CC.OO ont fait à cette époque le pari suivant, explique Javier Navascués: certes le gouvernement Aznar va nous porter quelques attaques ; mais ce qui est le plus important, c'est notre poids institutionnel, notre capacité à négocier et à signer des accords. C'est cela qu'il faut préserver, en sachant qu'il y aura peu d'améliorations à gagner et qu'il faudra encaisser des reculs.»«De fait, poursuit Navascués, durant le premier gouvernement Aznar, il y a eu des accords avec les syndicats sur presque tous les sujets, de la réforme du travail aux retraites. Il n'y a certes pas eu des reculs massifs, mais tous ces accords ont constitué des reculs et il y a eu de la part des syndicats un renoncement à toute forme effective de mobilisation.» 3. Après des années de croissance économique très forte, l'inversion de tendance fin 2000 début 2001 ainsi que la durable et profonde instabilité de l'économie mondiale créent un contexte augmentant la pression pour un approfondissement des contre-réformes conservatrices. C'est une exigence pour chaque bourgeoisie afin de défendre sa position - «être compétitif» - dans le cadre du capitalisme mondialisé. 4. Le cadre institutionnel et politique de l'Union européenne (UE) commence à peser de tout son poids. Prenons l'exemple des «marchés du travail». Lors du sommet de Lisbonne, en mars 2000, l'UE a fait de leur flexibilisation un objectif majeur afin de devenir la région du monde la plus compétitive... en 2010. Le 11 mars dernier, c'est la Banque centrale européenne (BCE) qui, à la veille du sommet de Barcelone, chargé notamment de confirmer les perspectives décidées à Lisbonne, publiait un rapport intitulé «Les désajustements dans le marché du travail des pays de la zone euro». Un vrai plan de bataille pour démolir les droits dont bénéficient encore les salarié·e·s. Et c'est au nom des principes adoptés à Lisbonne et confirmés à Barcelone que le gouvernement Aznar a imposé sa réforme de l'emploi et de la couverture chômage. De même, les mécanismes de contrôle budgétaire des Etats membres de la zone euro, inscrits dans le pacte de stabilité mis sous toit à Amsterdam en 1997 - avec l'appui du gouvernement Jospin dont ce fut le premier geste international d'ampleur ! - sont utilisés comme de véritables instruments de cadrage des politiques gouvernementales. Ainsi, les Quinze ont adopté à Séville une résolution concernant la France, dont le déficit budgétaire dépasse les niveaux prévus, où il est notamment précisé que la politique budgétaire française devrait «avoir pour objectif de mener sans délai une politique générale de réformes structurelles, destinées à augmenter le potentiel de croissance et à réduire à moyen terme le niveau général des dépenses publiques». S'y ajoute la demande de «définir sans délai une réforme générale des systèmes des retraites, pour qu'elle soit viable à long terme avec le vieillissement de la population» (Le Monde, 22 juin 2002). Bref le cadre européen fonctionne à plein comme un instrument d'imposition et de légitimation du programme de réorganisation permanente des sociétés en fonction des règles néo-conservatrices diffusées et systématisées depuis plus de deux décennies. L'engagement récent de l'European Round Table of Industrialists (ERT), une organisation qui réunit les patrons de 44 des plus grandes multinationales européennes (dont Nestlé), en faveur d'un renforcement du rôle de la Commission au sein des institutions de l'UE renvoie à ce projet conscient de secteurs bourgeois décisifs en Europe d'utiliser la construction européenne comme bras de levier pour imposer un nouvel ensemble de contre-réformes néolibérales (Financial Times, 26 juin 2002). 5. La nouvelle vague politique conservatrice, résultat à la fois de la nouvelle offensive impérialiste emmenée par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001 et, en Europe, des victoires successives des partis de droite lors des élections (évolution très probablement parachevée en septembre par la victoire de Stoïber en Allemagne), renforce la détermination des classes dominantes à imposer une nouvelle étape dans la mise en place de leurs priorités économiques et sociales. De ce point de vue, Aznar joue les premiers rôles et montre que, pour cela, il ne faut pas avoir peur de s'affronter aux syndicats. La dynamique autoritaire des contre-réformes C'est ce cadre qui permet de comprendre la ligne de conduite du gouvernement Aznar en ce début 2002. 1. En 2001, le gouvernement Aznar avait fait un premier pas et imposé une réforme de l'emploi sans l'accord des syndicats, contrairement aux mesures mises en place entre 1996 et 2000 (voir encadré p. 18). Divisés, les CC.OO. et l'UGT avaient été incapables de réagir. La pression sociale ne les avait pas non plus contraints à le faire. «Le gouvernement Aznar en a conclu qu'il n'avait plus besoin des syndicats, qu'il pouvait s'appuyer sur sa position électorale et sa base pour imposer sa politique», estime Javier Navascués. Qui ajoute: «Il y a aussi un calcul que les mesures proposées peuvent être acceptées par une partie de la population, avec l'argument qu'elles contribueront à créer des emplois. Cela, dans un contexte où a été très largement diffusée dans la société une idéologie néolibérale individualiste.» 2. Confronté cette fois-ci à un refus actif de l'UGT et des CC.OO., le gouvernement Aznar n'a pas cherché à faire machine arrière, pour sauver l'apparence de la «concertation sociale». Il a au contraire choisi l'épreuve de force. Il a fait immédiatement entrer en vigueur la réforme sous forme de décret-loi gouvernemental, court-circuitant le Parlement. Résultat de cette procédure d'urgence: le gouvernement avait annoncé son intention de réforme le 17 avril ; le 27 mai, le decretazo entrait en vigueur ! 3. Immédiatement, le gouvernement a déployé une campagne antisyndicale de grande ampleur, mais visant également à discréditer les chômeurs·euses et à accréditer - comme en Suisse - l'idée que nombre d'entre eux préféreraient toucher des indemnités plutôt que d'occuper les emplois qui seraient disponibles. Le gouvernement a aussi utilisé l'appui apporté par le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) à la grève pour la discréditer et la présenter comme une opération politique illégitime, ce qui ne peut manquer d'avoir un impact, compte tenu du bilan de quatorze ans de gouvernement Gonzalez. 4. Pour justifier leur intransigeance, le gouvernement Aznar et le patronat ont repris à leur compte une argumentation dont la logique autoritaire - dans le sens où la politique thatchérienne, pour briser le mouvement syndical britannique, a indiscutablement eu une dimension autoritaire - ne doit pas être sous-estimée. Autoritaire, dans un triple sens: 1) leurs choix économiques sont présentés comme correspondant à des nécessités (du marché, de l'économie mondialisée, de la compétitivité) ; ils sont de ce point de vue incontestables ; 2) dans ce cadre, il y a un accent majeur mis sur l'importance des exécutifs gouvernementaux et sur leur légitimité à agir à et à appliquer leur programme, puisqu'ils ont été élus ; 3) à l'inverse, est nié tout bien-fondé aux forces sociales qui contesteraient ces politiques en dehors des rituels électoraux ; dès lors, si de telles forces enfreignent cet interdit, il est légitime de les sanctionner. Sous le titre «Une grève irresponsable», Manuel Azpilicueta Ferrer, président du Cercle des entrepreneurs, a développé cette argumentation dans El Pais du 13 juin 2002. «Il faut se demander si quelques institutions, qui représentent moins de 10 % de tous les travailleurs et qui se financent grâce aux impôts de tous les Espagnols [les centrales syndicales UGT et CC.OO.] peuvent, avant même de s'être assises à une table pour négocier, contraindre politiquement un gouvernement élu majoritairement par les citoyens et exiger de lui - avec quels arguments raisonnables ? - qu'il retire une proposition de politique économique. La politique économique est de la responsabilité du gouvernement et aucune institution de la société civile, qu'elle soit entrepreneuriale, syndicale ou de quelque autre type, n'a la moindre légitimité pour nier à l'exécutif l'exercice de sa responsabilité. [...] L'heure est venue de formuler la politique économique en faisant abstraction de syndicats politisés...» Que cette ligne d'argumentation ne soit pas significativement espagnole, mais corresponde aux options de secteurs majeurs des bourgeoisies européennes, c'est ce dont témoigne l'éditorial du Financial Times (21 juin 2002) au lendemain de la grève générale. «C'est un abus de pouvoir de la part des syndicats de faire grève contre des lois approuvées par des Parlements régulièrement élus», écrit le quotidien londonien, qui invite, dans toute l'Europe, à la plus grande fermeté face à des «actions de grèves qui sont autant d'autogoals». Faire plier les syndicats 5.le gouvernement Aznar s'en est pris, dans ce contexte, directement au droit de grève. D'une part en décrétant des services minimums maximums faits pour rendre l'action syndicale la moins efficace possible. D'autre part, dans les jours qui ont précédé le 20 juin, le gouvernement a relancé l'idée d'une réforme légale du droit de grève, pour le restreindre. 6. Le mécontentement social perceptible face à la politique gouvernementale puis le succès de la grève générale ont aussi eu pour effet de nourrir les tensions politiques au sein des forces de droite et entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux des communautés autonomes (comme la Catalogne, dirigée par l'ancien allié d'Aznar, Jordi Pujol, ou l'Andalousie, majoritairement contrôlée par le PSOE), ce qui n'est pas insignifiant dans un pays travaillé par la question nationale comme l'Espagne. Malgré cela, le gouvernement Aznar n'a pas fait le moindre geste de compromis. Le contenu du decretazo sera soumis en septembre au Parlement afin de devenir une loi à part entière. Mais le gouvernement a annoncé la couleur: «L'esprit du décret-loi doit rester intact.» (El Pais, 24 juin 2002) La Confédération espagnole des organisations patronales (CEOE) invite aussi le gouvernement à la fermeté: «Les syndicats n'ont pas obtenu un appui justifiant que l'on touche à une seule virgule du décret.» (El Pais, 23 juin 2002) 7. Le gouvernement Aznar ne s'arrête d'ailleurs pas en si bon chemin. En pleine préparation de la grève générale, il a aussi relancé le débat sur une réforme des négociations collectives. De quoi s'agit-il ? «Actuellement, explique Javier Navascués, lors de négociations collectives, la discussion se focalise sur certaines questions, comme les salaires ou les horaires. Si patronat et syndicat n'arrivent pas à un accord sur ces questions, toutes les autres normes contenues dans les contrats collectifs - par exemple les classifications professionnelles, les règlements internes, la définition des tâches - restent en vigueur. La réforme souhaitée par le gouvernement aurait pour effet d'obliger à tout rediscuter à chaque négociation: on repartirait chaque fois à zéro. De plus, en cas de désaccord entre patronat et syndicats, on passerait alors... à la négociation individuelle de contrat. C'est une attaque extrêmement brutale au système des négociations collectives. Jusqu'à maintenant, même le patronat n'était pas très chaud pour s'engager sur ce terrain, dont il sait le potentiel explosif.» 8. Tous ces éléments concourent à l'appréciation qu'il y a une volonté de la part du gouvernement de «donner un exemple et de montrer que l'on peut s'affronter aux syndicats», pour reprendre la formule de Javier Navascués. D'autant plus que le gouvernement Aznar n'a pas manqué d'occasions, jusqu'en 2002, de mesurer la flexibilité des directions syndicales, dès lors que le rôle de «partenaire social» de ces dernières était reconnu. Ce choix de la confrontation prend sens dès lors que l'on considère que c'est bien une nouvelle vague de contre-réformes conservatrices - et non pas quelques ajustements - qui sont en préparation. C'est d'ailleurs une voie retenue par les dominants dans d'autres pays d'Europe. Que l'on pense à l'Italie par exemple. Après tout, les classes dominantes ont assez de mémoire historique pour savoir que ce n'est pas une grève générale d'un jour qui peut suffire à faire dévier de ses choix un gouvernement déterminé. D'ailleurs, en Italie, deux mois après la grève du 16 avril, Berlusconi a réussi à briser le front syndical et à négocier un accord avec deux des trois centrales, la CISL et l'UIL... Cela ne peut qu'encourager le gouvernement espagnol - et d'autres - à tenir bon. Directions syndicales acculées à la grève C'est dans ce contexte qu'il faut appréhender la politique des directions syndicales de l'UGT et des CC.OO. et son impact sur le potentiel de mobilisation sociale. 1. Depuis le début des années 80, les salarié·e·s et les syndicats ont subi une série ininterrompue de défaites, imposées en premier lieu par les gouvernements «socialistes» successifs du PSOE et de Felipe Gonzalez, au pouvoir de 1982 à 1996. Ces gouvernements ont réussi l'exploit de provoquer la convocation de quatre grèves générales: le 20 juin 1985, le 14 décembre 1988, en mai 1992 et le 27 janvier 1994. Les deux plus importantes ont été celle du 14 décembre 1988, qui a complètement paralysé l'Espagne et a été vécue comme un grand succès (mais qui n'a pas contraint le gouvernement à changer sa politique), et celle du 27 janvier 1994, qui s'est terminée par une lourde défaite. D'une part, le gouvernement Gonzalez a mis en œuvre à cette occasion les moyens pour briser la grève - repris aujourd'hui par Aznar: services minimums maximums, répression policière, violente campagne antisyndicale. D'autre part, le gouvernement n'enleva pas une virgule aux mesures antisociales à l'origine de la grève (voir encadré p. 18). Il en a résulté un fort affaiblissement de la capacité de résistance collective des salarié·e·s. 2. L'impact du chômage massif et de la précarité (voir encadré ci-dessus) a également contribué de tout son poids à cet affaiblissement des salarié·e·s. Javier Navascués est actuellement actif dans l'«Action contre le chômage, la précarité et l'exclusion», qui collabore avec le mouvement des Marches européennes contre le chômage. Il rappelle qu'il y a eu, à la fin des années 80 et au début des années 90, des tentatives d'organisation des chômeurs. Mais, depuis longtemps, il n'existe guère de mouvement autonome des sans-emploi. Quant aux syndicats, ils ont avant tout une politique de services - et non d'organisation - en direction des chômeurs. Les jeunes précarisés, eux, n'ont pas jusqu'à maintenant été les sujets de luttes revendicatives d'importance, contrairement aux grèves chez Mc Donald ou à la Fnac en France au début 2002. «Il y a eu, à une époque, précise Navascués, des mobilisations dans des grandes entreprises, comme Seat ou Telefonica, pour réduire l'importance de la précarité. Mais c'étaient les travailleurs stables qui menaient ce combat.» Et cela n'a pas empêché la diffusion massive de la précarité dans la société espagnole. Cela dit, Javier Navascués indique aussi que le mécanisme des élections professionnelles pour les comités d'entreprise a permis aux syndicats de maintenir des liens avec les salarié·e·s, y compris dans des entreprises relativement petites. 3. Après l'échec de la grève générale de 1994, la direction des CC.OO., historiquement plus «à gauche» - elle est liée au Parti communiste espagnol (PCE) et à la Gauche unie (IU - Izquierda Unida), alors que celle de l'UGT est traditionnellement liée au PSOE -, a effectué, dès 1996, un virage à droite majeur, parallèle aux alliances électorales et politiques toujours plus étroites de IU avec un PSOE en pleine «blairisation». Le courant de gauche organisé eu sein des CC.OO. a été brutalement marginalisé et réprimé, les forces de l'ordre étant même appelées pour expulser des locaux syndicaux certains de ses représentants à la direction nationale des CC.OO. Depuis lors, la gauche syndicale au sein des CC.OO. est restée très affaiblie. Selon Javier Navascués, elle n'a ainsi pas joué de rôle significatif dans la mobilisation pour le 20 juin. Il existe par ailleurs des syndicats minoritaires plus combatifs, comme la CGT (Confédération générale des travailleurs), d'origine anarchiste. Selon Jose Maria Antestas de Barcelone, membre de la Campagne contre l'Europe du Capital, cette dernière n'a cependant pas une audience comparable à un syndicat comme SUD en France, par exemple. De fait, les CC.OO. sont allées depuis 1996 le plus loin dans la concertation - en clair: la capitulation - avec le gouvernement Aznar, signant notamment un accord sur les retraites à propos duquel l'UGT s'est abstenue, et s'opposant en 2001 à une proposition de l'UGT de grève générale contre la réforme de l'emploi. 4. Ce sont donc des directions syndicales poussées le dos au mur par un gouvernement toujours plus conquérant qui ont fait le tournant de ce printemps 2002 et ont appelé à la grève générale. D'autant plus qu'on assiste à une certaine reprise des luttes sociales. C'est ce que confirme Jose Maria Antestas: «Depuis une année et demie, il y a eu un nombre important de luttes sociales en Espagne. Certes, les quelques conflits dans les entreprises sont plutôt restés isolés. Mais les luttes d'étudiants, d'immigrés ou contre la mondialisation capitaliste ont pris de l'ampleur. De plus, il y a un mécontentement certain et la popularité du gouvernement n'est pas très grande. Tout le monde est fatigué de ce qui se passe, même si cela ne se traduit pas nécessairement, pour l'instant, par une grande conflictualité sur les lieux de travail. J'ai l'impression que les directions syndicales se sont aperçues qu'elles risquaient de perdre le contrôle d'un mouvement social pouvant prendre une certaine ampleur.» L'appel à la grève générale du 20 juin n'est cependant pas l'expression d'une évolution concernant les options politiques fondamentales de ces directions syndicales. Ces dernières continuent de revendiquer le retour à une vraie «concertation sociale», brisée par le gouvernement. L'appel commun des CC.OO. et de l'UGT à la grève générale, du 23 mai 2002, est très clair: «Le gouvernement espagnol prétend imposer des coupes dans les droits des travailleurs et sociaux, qui font que l'équilibre entre croissance économique et cohésion sociale, prôné au sommet de Lisbonne [de l'UE] et ratifié à Barcelone, est miné par la présidence espagnole du Conseil européen. Dans ce sens, la grève générale est une mobilisation contre l'irresponsabilité que constitue le fait de s'attaquer de manière aussi perfide au consensus existant autour du modèle social européen...» J. M. Antestas pense que les directions des CC.OO. et de l'UGT «ont toujours la même politique, mais elles se sont trouvées face à un gouvernement inflexible. La grève ne signifie donc pas un changement par rapport à la stratégie de négociation et de concertation. Mais les directions syndicales ont été contraintes d'appeler à la grève parce qu'elles n'avaient pas d'autre choix.» Javier Navascués abonde: «Ces directions maintiennent le discours et l'orientation de la concertation sociale comme élément central de leur politique. En partie, c'est une question d'image publique, une manière de dire: " ce n'est pas nous qui voulons le conflit ".» Mais il pense également que le fait même que la grève générale a eu lieu modifie en partie la situation: «Aujourd'hui, c'est objectivement plus difficile d'arriver à un accord. Les directions syndicales aspirent certainement à la reprise de la concertation sociale, mais cela ne sera pas facile après la grève générale.» Après le 20 juin... Après le 20 juin, les perspectives tracées par les directions syndicales ne brillent pas par leur clarté. D'un côté, les CC.OO. et l'UGT maintiennent leur opposition au contenu du decretazo et elles annoncent que si le gouvernement ne revient pas en arrière sur ce point cela aura des conséquences sur l'ensemble des questions qui devraient, ces prochains mois, faire l'objet de négociations entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats: redéfinition de la négociation collective, reconduction de l'accord de «modération salariale» ; montant du salaire minimum, cotisations à la sécurité sociale, etc. Mais l'UGT et la CC.OO. se gardent bien de tracer sur ces questions des perspectives en rupture avec celles défendues durant les années de concertation sociale. Au contraire. Quant au gouvernement, il semble miser sur ces nombreux rendez-vous pour redonner goût aux appareils syndicaux au tapis vert. D'un autre côté, les CC.OO. et l'UGT annoncent de nouvelles mobilisations: les 15 et 16 juillet, à l'occasion du débat parlementaire sur l'état de la nation, en septembre, une «macro-concentration» lors du débat parlementaire, en septembre, sur la loi qui prendra le relais du decratazo. Mais pour l'instant rien n'indique une progression dans les formes de lutte qui enracinerait cette protestation sociale et qui lui permettrait de construire un rapport de force suffisant pour obliger le gouvernement à reculer sur l'essentiel. Selon Javier Navascués, «pour que la grève générale donne le maximum de résultats positifs au bénéfice du salariat, et pour donner une continuité au processus enclenché, il est nécessaire de suivre une orientation combinant un ferme refus du décret de réforme de la couverture chômage, mais également de refus de toutes les politiques antisociales du PP [Parti populaire]. Il est également nécessaire d'approfondir la convergence des acteurs et des mouvements sociaux qui cherchent à répondre par la mobilisation à la politique du PP: luttes contre les législations anti-immigration, contre le plan hydrologique, contre les réformes de l'enseignement et contre la mondialisation capitaliste. Il faut respecter l'autonomie de chacun de ces mouvements, mais il est nécessaire de chercher à la faire converger» et de leur donner une dimension européenne. Haut de page
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