Contre lapologie de lexistant
Henri Lefebvre
La fin de l'histoire
Anthropos / Economica, 2001, 215 p.
En 1992, à peine un an après la mort du philosophe français Henri Lefebvre, Francis Fukuyama écrivait son très médiatisé livre La fin de l'histoire et le dernier homme(trad. française, Flammarion 1992). A cette apologie de la domination néolibérale - sous la forme du couple riveté marché / démocratie - enrobée d'un hégélianisme douteux, Lefebvre répondait déjà en 1970, en quelque sorte par anticipation, par un ouvrage intitulé La fin de l'histoire, épilégomènes (Ed. de Minuit). Aujourd'hui, il est réédité chez Anthropos / Economica. Lefebvre y «répliquait» par une interrogation paradoxale qui convoque l'histoire devant ses avenirs possibles.
Une thèse ouvre le livre: «L'histoire ne se définit que par une fin». Cette fin - finalité, finitude et finition - ne signifie pas la disparition de l'événement, mais un aboutissement qui confère rétrospectivement à l'histoire une intelligibilité. Hegel, Marx et Nietzsche, les trois grands penseurs de l'histoire, ont proposé tour à tour des hypothèses de sortie de l'histoire, la structurant ainsi de manière réflexive. Lefebvre nous invite à les relire. Non pas avec le regard de l'historien de la philosophie, toujours trop prompt à figer en doctrine (dé) passée la pensée vivante pour la ranger dans le musée imaginaire de la «culture universelle». Mais les relire en scrutant notre horizon juché sur leurs épaules, selon une image qui pourrait être celle de cette métaphilosophie qu'affectionnait Lefebvre.
Hegel d'abord. Trahissant sa propre dialectique, il plaça la fin de l'histoire - c'est-à-dire la fin des contradictions - dans l'Etat. Force est de constater qu'il s'agissait d'une illusion, et Marx fut le premier à la dénoncer. Pour ce dernier, c'est la «révolution prolétarienne» qui, mettant un terme à des aliénations, entre autres celles inscrites dans les rapports sociaux capitalistes, devait ouvrir l'ère de la ré-appropriation par l'homme de ses forces et de son destin. Rétrospectivement, l'histoire humaine apparaît alors comme une totalité signifiante: les âges obscurs d'une véritable préhistoire. Mais aujourd'hui, constate Lefebvre, cette fin n'a pas eu lieu, et l'histoire est en crise: elle a perdu sa centralité pour la pratique comme pour la théorie, supplantée par le défaitisme et le positivisme.
Une autre fin pourrait se dessiner, menaçante, répondant aux hypothèses les plus sombres de Nietzsche: la tragédie, l'autodestruction de l'histoire, de l'humanité, sous les coups communs de l'impérialisme capitaliste et de ce qui était alors encore l'URSS, réalisation caricaturale du programme hégélien (hypertrophie et hypostase de l'Etat). Cette hypothèse, la lucidité ne saurait l'écarter, en même temps qu'elle doit travailler à éviter absolument sa réalisation. L'implosion de l'URSS n'a pas modifié cette exigence.
Si l'histoire est en crise, c'est non seulement parce que les défenseurs du statu quo(propriété privée, marché, démocratie parlementaire plus ou moins étendue) se sont efforcés de la liquider, mais également parce qu'une certaine scolastique marxiste s'est autoproclamée porteuse de la Vérité historique. Pour repenser l'histoire et son dépassement, c'est-à-dire celui d'un drame qui n'en finit pas, Lefebvre propose de renverser la perspective, au nom de la méthode même de Marx: non plus envisager le présent comme conséquence déterminée d'un passé cumulatif, mais partir du présent tout à la fois pour penser comment le passé le contenait comme virtualité et comment il est lui-même porteur de possibles. «Mettre le possible au lieu du réel»,tel est le mot d'ordre, contre toute l'histoire de la philosophie et la philosophie de l'histoire. Lefebvre retrouve ainsi, à sa façon, Lénine et l'actualité(au sens de la période historique) de la révolution.
Il faudrait penser dialectiquement le possible-impossible: «rien qui ne soit concevable, rien qui ne soit inaccessible»et le penser pour notre présent. Le sens du réel qui se dévoile est celui du virtuel substitué à l'accompli, par quoi on se dégage de la nécessité historique, de toute téléologie comme de toute ontologie de l'histoire. Ce qui nous suggérerait de remplacer le concept d'histoire par celui de stratégie, et déjà ainsi, mettre fin à l'histoire.
Une telle perspective amène Lefebvre à privilégier, au sein même de l'úuvre de Marx, le paradigme de la transition(évoquée dans la Critique du programme de Gotha) à celui de la rupturedes écrits de jeunesse. A ce point, les thèses deviennent au sens propre problématiques: l'actualité du possible-impossible, notre actualité, serait celle d'une transition amorcée, conduisant hors de la période historique marquée par les processus d'accumulation du capital et la prééminence de l'industriel. Du sein même de l'histoire, la dépassant, émergerait une problématique urbaine prenant le relais de la lutte centrée autour de la production. Un thème récurrent après 1968 et qui, polémiquant avec le stalinisme, opposait à l'excès les deux champs production / urbain. Dans la perspective de Lefebvre, la lutte des classes - homogénéisante, historique - en se menant jusqu'au bout, fait place aux différences, nouveaux lieux de la résistance. Non sans un risque: au cours de la transition, la tension dramatique atteint son paroxysme ; la stratégie peut tourner en une parodie d'histoire, l'Etat se maintenir et renforcer sa répression des possibles.
La fin de l'histoire pourrait s'annoncer comme la fin de ce livre: une certaine conflictualité ou différencialité se maintient, mais sans constituer de totalité (historique ou signifiante). Lefebvre paraît hésiter: cette fin qu'il voit à l'úuvre dès aujourd'hui, sera-t-elle l'utopie rêvée ou le pire des cauchemars ? Quoi qu'il en soit, et même si Lefebvre tout en appelant à la reconstruction d'un sujet historique n'en dit pas plus, il ne s'agit que d'une virtualité dont notre présent serait lourd, mais que les hommes ont, par la lutte (des classes), à s'approprier. Sortir de l'histoire, cela n'a lieu qu'à partir du dedans de l'histoire. Oublier la lutte qui achève de l'écrire - non plus au nom de l'histoire mais comme lutte «post-historique» - pourrait conduire certains à lire Lefebvre comme un «post-moderne» qu'il n'est pas. La fin de l'histoire n'est pas l'apologie de l'existant auquel on dénie tout avenir ; c'est bien au contraire la libération du présent pour des avenirs (à-venir), le retour à la pensée de l'utopie comme possibilité réelle. - Antonin Wiser