N°6 - 2002 Loi sur l'asile Les enjeux de la 6e révision Une 6e révision de la Loi sur l'asile est actuellement en cours. Pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire d'avoir à l'esprit deux réalités. Premièrement, depuis 1985, date de publication par la Communauté européenne de l'Acte unique européen, les autorités fédérales mènent une campagne, plus ou moins ouverte selon les moments, pour l'entrée de la Suisse dans l'Union européenne (UE). Cela a pour conséquence que l'ancienne xénophobie helvétique est de plus en plus remplacée par la nouvelle xénophobie européenne. Cependant, la démocratie semi-directe et le vote «populaire» risquent de tout faire capoter. Les autorités n'ont jamais sous-estimé ce risque ; au contraire il leur sert constamment de justification à leurs concessions aux milieux xénophobes, surtout en matière d'asile. Deuxièmement, l'objectif prioritaire de l'Office fédéral des réfugiés (ODR) avec cette 6e révision du droit d'asile est, une nouvelle fois, un objectif répressif: «Introduire des mesures propres à la fois à encourager la collaboration (des requérants) et à sanctionner de façon tangible les comportements non coopératifs afin de les décourager.» 1 Dario Lopreno* Depuis 1968, les électeurs ont voté onze fois sur des initiatives ou des référendums anti-étrangers et anti-requérants d'asile. Le contexte d'une nouvelle révision Certes, il n'y a eu qu'une victoire du vote xénophobe, en 1982, contre la modification de la Loi sur les étrangers. Cependant, d'une part, un socle de 30 à 46 % de votes anti-étrangers s'est maintenu tout au long de ces décennies, pourcentage qui s'est même élevé à 72 % en 1994 en faveur des terribles mesures de contraintes, qui permettent de priver de liberté une personne de nationalité étrangère en attente d'expulsion, dès lors qu'elle est tout simplement soupçonnée de vouloir se soustraire à la police. D'autre part, une grande partie des propositions xénophobes qui n'ont pas passé la rampe des votations de ces dernières décennies ont été intégrées dans les lois, ainsi que dans les arrêtés ou ordonnances promulgués par les autorités fédérales. Celles-ci ne cessent de faire des concessions aux milieux xénophobes afin… de combattre la xénophobie, disent-elles. En 1968, une initiative intitulée «Contre la pénétration étrangère» - ce qui prouve que même les xénophobes devraient parfois se rendre chez le psychanalyste - a été retirée avant votation. Une autre initiative a été déclarée anticonstitutionnelle, en 1996 et invalidée par le Conseil fédéral: celle «pour une politique d'asile raisonnable», provenant des fort peu raisonnables Démocrates suisses. Le dernier vote anti-étrangers a eu lieu en septembre 2000 sur l'initiative, émanant notamment du Parti radical argovien, voulant limiter la population étrangère à 18 % du total de la population résidant en Suisse. L'initiative a été rejetée. Cependant tous ses éléments essentiels - à l'exception du seuil de 18 %, que le patronat ne saurait accepter compte tenu de ses besoins en main-d'úuvre, qui priment sur toute considération politique - se retrouvent dans le projet de nouvelle Loi sur les étrangers (LEtr) du Conseil fédéral, qui sera soumis aux Chambres cet été et devrait remplacer l'actuelle Loi sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE) dès 2003. Le prochain vote anti-étrangers sera celui portant sur l'initiative de l'Union démocratique du centre (UDC) «Contre les abus dans le droit d'asile» 2. Les autorités fédérales ont déjà intégré, partiellement ou totalement, à la 6e révision de la Loi sur l'asile (LAsi) la totalité des points de cette initiative. Le vote à son sujet aura probablement lieu en septembre ou novembre 2002, histoire de laisser le temps au Conseil fédéral de publier le Message fédéral sur cette 6e révision de la LAsi et d'en faire ainsi un contre-projet indirect à l'initiative de l'UDC. Si cette dernière n'est malgré tout pas retirée par ses auteurs, c'est peut-être que ceux-ci ont besoin d'un test préélectoral - les élections nationales ont lieu en octobre 2003 - de crédibilité, comme «opposition» de droite face à l'autorité fédérale. Vider le droit d'asile en réprimant les clandestins Aujourd'hui, l'enjeu essentiel pour les autorités en matière de politique des étrangers est d'unifier, sur le fond, les politiques d'asile et d'immigration. Dans ce sens, le projet de Loi sur les étrangers (LEtr) est en parfaite convergence avec la politique de l'Union européenne (UE), qui considère qu'il faut «pour les domaines distincts, mais étroitement liés, de l'asile et des migrations, élaborer une politique européenne commune» 3. Il s'agit de faire de l'asile et de l'immigration un seul domaine, faisant l'objet de factod'une seule politique, tout en maintenant deux champs juridiques séparés, afin de respecter formellement la Convention de Genève4 relative au statut des réfugiés, et de préserver ainsi une certaine vitrine humanitaire. Par quel biais s'opère cette fusion ? Elle passe essentiellement par la répression de la clandestinité, qui se situe réellement à l'intersection entre l'asile et l'immigration. D'un côté, les requérants d'asile sont presque toujours, avant d'être reconnus comme tels, des illégaux, des clandestins (c'est le cas de 89 % des requérants selon l'Office fédéral des réfugiés). D'un autre côté, la majorité des immigrants provenant de pays non membres de l'UE (les «extra-communautaires») et un nombre important d'immigrants provenant de l'UE sont des illégaux, des clandestins. Par conséquent, s'attaquer à la «clandestinité» - que ce soit au nom de principes sécuritaires et d'ordre civil, pour la droite dure, de la sauvegarde des assurances sociales et de la défense des conditions de travail, pour la gauche institutionnelle, de la justice fiscale pour les petits et moyens contribuables pressurés par les impôts - permet aux autorités d'ouvrir une chasse à l'encontre des sans-papiers et des (pré-) requérants d'asile, sans les viser nommément. Dans la pratique, cela signifie le triomphe du discours contre les «abus» aux dépens de «notre» hospitalité5, stigmatisant celles et ceux qui, selon la conseillère fédérale démocrate-chrétienne Ruth Metzler, tout comme selon l'UDC, «cherchent à s'établir en Suisse pour fuir leurs difficultés économiques et le chômage, ou pour trouver une assistance médicale ou un système éducatif de meilleure qualité» 6. En posant le problème de la sorte, les autorités fédérales et les partis associés au Conseil fédéral suscitent, chez l'habitant résidant de manière permanente, et légale, dans le pays, la peur qu'une quantité astronomique de pauvres à travers le monde - faux requérants d'asile ou immigrés clandestins - soient irrésistiblement attirés par la Suisse. Les autorités fédérales ne se gênent d'ailleurs pas pour présenter cette menace comme n'étant pas potentielle mais bien réelle: «Migration, criminalité et pauvreté vont de pair», écrit Jean-Daniel Gerber, directeur de l'ODR7 ! De manière cohérente avec cette approche, et convergente avec la politique de l'UE8, le projet de Loi sur les étrangers (LEtr) élargit la palette des moyens pour expulser les immigrés clandestins. De même, la 6e révision de la Loi sur l'asile tend à empêcher le plus possible de requérants d'asile d'être reconnus comme tels, en renforçant les procédures de non-entrée en matière et de renvoi dans de brefs délais de requérants déboutés. Le seul but est de rétrécir au maximum (mais pas de fermer) la porte, déjà étroite, d'entrée dans l'asile. C'est pour cette raison que la LEtr, comme la 6e révision de la LAsi, s'attaque très durement au contrôle des frontières aériennes. Les aéroports sont les seules zones frontières qui peuvent pratiquement être bouclées face aux «illégaux». La Suisse se rallie ici à l'accord de Trevi de 1982, signé entre les principaux Etats de l'UE, ainsi qu'à la Convention d'application de l'accord de Schengen, de 1990. Ces deux textes préconisent une lourde pénalisation financière des compagnies aériennes ayant accepté un voyageur en situation irrégulière. Ils ajoutent ainsi de facto au cahier des charges des employés des agences de voyages et des compagnies aériennes une fonction de contrôle policier lors de la vente des billets 9. Cela explique également pourquoi la LEtr et la LAsi révisée élargissent et facilitent la communication de données concernant les personnes en séjour illégal et les requérants d'asile aux Etats étrangers, aux organisations internationales et aux Etats d'origine. Cela, au mépris de la protection des données, de la protection de l'individu et de la sécurité des proches restés sur place. Fermeture euro-compatible Parallèlement à l'unification des politiques d'asile et d'immigration, l'autre grand objectif des autorités helvétiques consiste à aligner le droit suisse sur le système européen mis en place par les accords de Schengen10, Dublin11et Amsterdam12, tout en faisant le moins de concessions possible. Or cela se passe dans une situation générale pleine de contradictions, dont nous soulignerons cinq aspects: • Les membres de l'UE tentent d'uniformiser leurs diverses politiques, et leurs pratiques encore plus diverses, en matière d'immigration et d'asile 13. Ils se heurtent cependant à de graves difficultés, liées aux politiques internationales respectives, aux spécificités et aux particularismes nationaux, ainsi qu'aux marges de négociation que chaque Etat veut garder à sa disposition. On en a une illustration dans le cas des relations avec la Suisse: l'intégration de cette dernière aux accords de Schengen est de facto conditionnée à un accord au sujet de la fraude douanière et de la fuite de capitaux vers la place financière suisse. • Il existe des accords de réadmission - c'est-à-dire, en langage non politically correct, d'expulsion - entre la Suisse et nombre de pays européens, dont tous les Etats limitrophes. Mais, dans la pratique, ces accords restent largement inappliqués, surtout de la part des autres pays européens (les autorités douanières et policières helvétiques ont au contraire tout intérêt à les voir appliquer). • Le but des politiques suisses d'asile et d'immigration est de contrôler les frontières et le passage des personnes. Mais tout le monde sait que les migrations ne peuvent pas être contrôlées avec des instruments technocratiques et répressifs. C'est probablement ce qui a amené les autorités fédérales à réunir des dizaines «d'experts» pour plancher sur cette question 14 et, paradoxalement, à développer un discours purement sécuritaire en la matière. • Personne, parmi les autorités et les partis gouvernementaux helvétiques et européens, ne met réellement en question le durcissement à l'égard des requérants d'asile et des sans-papiers. Il existe cependant, simultanément, aussi une réelle volonté de laisser faire, qui se combine avec un besoin important de main-d'úuvre immigrée dans presque tous les pays d'Europe. L'affaire Jean Fattebert - conseiller national et vice-président de l'UDC, Fattebert, agriculteur, a proclamé haut et fort l'an dernier qu'il engageait des clandestins sur ses terres, car il n'aurait pas la possibilité d'engager suffisamment de main-d'úuvre recrutée légalement, se mettant ainsi en contradiction avec le discours de son propre parti - n'est qu'une illustration de l'acuité de cette contradiction. • La majorité des autorités et de la classe dominante helvétiques tentent d'édifier au pas de charge une Suisse euro-compatible. Pour cela, elles veulent éviter autant que possible les confrontations directes avec les grandes forces politiques opposées à l'intégration européenne, avant tout avec l'Association pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN). D'où des concessions régulières aux campagnes xénophobes. Un siècle de gouvernements et de majorités politiques xénophobes et plus de six décennies d'appui syndical aux politiques de contingentement des étrangers ont plombé une part importante de la conscience collective des salariés du pays. C'est à partir de ces contradictions qu'il faut considérer le projet de nouvelle Loi sur les étrangers (LEtr), le nouveau projet de mesures fédérales de chasse contre les clandestins et le travail au noir 15 - soutenu par l'Union syndicale suisse et le Parti socialiste ! - les propositions des autorités fédérales pour faciliter la naturalisation des 2e et 3e générations16 - afin, notamment, de diminuer le nombre statistique d'«étrangers», avant l'entrée en vigueur effective des accords bilatéraux avec l'UE, en 2012 -, la réorganisation et l'extension des fichiers policiers centraux des étrangers et, enfin, la banalisation des outils génétiques de reconnaissance et de fichage policiers des personnes 17. C'est également le contexte de la très restrictive 6e révision de la Loi sur l'asile (LAsi). Elle a été préconisée - et probablement préparée - avant même que la 5e révision - soumise au vote populaire en juin 1999, suite à un référendum - n'entre en vigueur. Le terrain pour cette révision a été préparé par le rapport Führer-Gerber18, d'une dureté sans précédent dans l'exposé des intentions sous-jacentes aux mesures proposées. Enfin, le juriste Kay Hailbronner a bien voulu donner une touche académique à cette úuvre de démontage d'un réel droit d'asile 19. Une convention objet de taxidermie La Convention de Genève sur les réfugiés fait l'objet de déclarations unanimes, et rituelles, de respect de la part des autorités. Elle est en réalité devenue un objet de taxidermie, tant la distance est grande entre ses principes et les politiques actuelles européennes en matière d'asile 20. La 6e révision de la LAsi en est une nouvelle illustration. Outre les aspects déjà mentionnés, observons les autres facettes de cette régression. • La loi actuelle connaît, depuis une dizaine d'années, la notion de «pays d'origine sûrs». L'Algérie, par exemple, était officiellement sûre jusqu'en février 1992, alors que les camps du Sahara comptaient des milliers de prisonniers et que régnait depuis plusieurs mois l'état de siège. Autre exemple, selon le Conseil fédéral, l'Inde est depuis le 18 mars 1991 un pays «où il n'y a pas de persécutions». Mais la Cour européenne des droits de l'homme a, pour sa part, refusé de livrer à ce pays un activiste sikh. Qu'à cela ne tienne ! Une nouvelle catégorie débarque avec la révision de la LAsi: celle de «pays tiers sûrs», censée faciliter le renvoi d'un requérant au cas où il aurait transité préalablement par un pays tiers (on imagine ce que cela signifie pour un pays comme la Suisse). Cette notion est cependant des plus problématique. Par exemple, l'autorité judiciaire britannique a récemment dénié à la France et à l'Allemagne la qualité de pays tiers «sûrs» en raison de la gravité des divergences avec ces pays dans l'application du droit d'asile et des procédures d'expulsion 21. De plus, les autorités veulent en donner une définition très élargie. En effet, le requérant pourrait être renvoyé dans un pays tiers de simple transit, où il n'aurait pas à proprement parler séjourné. Il suffit, selon les dispositions de la 6e révision, d'avoir été présent «peu de temps» dans le pays tiers pour y être réexpédié. Cela signifie que, sur le plan terrestre, la Suisse pourrait se «décharger systématiquement sur d'autres pays» 22 en matière d'asile, complétant de la sorte la tentative de bouclage des frontières aériennes que nous avons mentionnée plus haut. • Ce contrôle des frontières aériennes donne lui aussi lieu à deux nouveautés 23. Premièrement est introduite la possibilité, dans les aéroports, d'incarcérer jusqu'à 20 jours, «au cas où l'exécution du renvoi après une décision négative ne peut être exécutée dans les 7 jours», un requérant renvoyé qui n'aurait pourtant manifestement pas l'intention de se soustraire à l'expulsion. Deuxièmement, la révision «fait disparaître la priorité du renvoi dans un pays tiers par rapport au rapatriement», au mépris des risques réels que l'on fait courir au requérant ainsi renvoyé et malgré les nombreuses erreurs qui ont lieu régulièrement dans ce genre d'affaire. • La révision généralise la notification directe au requérant, même lorsqu'il a désigné un mandataire pour le représenter, dans le cadre de toutes les procédures sommaires où le délai de recours effectif est limité à 24 heures. (L'Allemagne considère qu'un délai de trois jours est insuffisant…) 24 • Subissant malgré eux plusieurs mois d'interdiction de travailler, les requérants se voient imposés avec ce projet un prélèvement mensuel de 100 fr. dès 1300 fr. de salaire mensuel. Il ne suffit pas qu'ils paient, comme tout salarié, des impôts sur leur revenu ; avec cette taxe spéciale, les requérants sont censés rembourser une assistance qu'on leur a imposée… • Le nouveau système d'indemnisation des cantons pour l'assistance versée aux requérants et réfugiés statutaires est conçu de telle manière que le montant d'assistance versé par personne va encore diminuer. A l'heure actuelle, l'assistance à laquelle les requérants ont droit est fortement plus basse que celle des résidents: par exemple, dans le canton de Genève - qui n'est pas le pire à cet égard - de 60 % pour une personne seule ; de 50 % pour une famille de 5 personnes dont 3 enfants 25. • Le système d'indemnisation des cantons pour l'assistance est conçu de telle manière qu'un canton perd de l'argent si plus de 45 à 50 % de ses requérants ont un travail26. • Compte tenu du mécanisme mis en place pour le remboursement des frais d'assistance, les cantons appliquant le plus rapidement possible les décisions de renvoi des requérants déboutés - c'est-à-dire les cantons les plus expéditifs - pourront faire un bénéfice en matière de subventions fédérales. Car l'indemnité, calculée sur la moyenne suisse, ne va pas baisser si le requérant est renvoyé très rapidement… Droit d'asile et droits sociaux: une convergence concrète Pour conclure, il est important, dans la situation peu reluisante qui est la nôtre en matière de défense du droit d'asile, systématiquement démonté depuis qu'il a été mis en place au début des années 80, de mettre deux points en évidence. Le premier est le fait que le discours sur les «abus», qui a servi - et sert - de couverture pour remettre en cause le droit d'asile, est exactement le même discours qui a été utilisé, et qui est utilisé, dans toutes les attaques contre le salaire social. Cela est vrai pour l'assurance chômage, comme pour l'assurance invalidité ou l'assurance maladie, ou encore pour l'accessibilité aux tribunaux fédéraux, etc. Montrer les dangers, pour les salariés de Suisse, de ne pas défendre les droits sociaux, professionnels et de procédure des requérants d'asile et des sans-papiers correspond donc à tout sauf à une position politique abstraite. En tout cas le directeur de l'ODR, Jean-Daniel Gerber, lui, ne fait pas de différence entre requérants d'asile, sans-papiers et résidents permanents de Suisse, lorsqu'il dit, devant le congrès du Parti libéral, que «soit on garde un système social qui veut à tout prix éviter la vue de la misère en Suisse - mais alors il faut aussi être disposé à en payer le prix - soit on accepte de voir apparaître, chez nous aussi, des formes manifestes de paupérisme» 27. Racisme d'Etat ou conception utilitariste de l'immigration ? Le second point touche à la question du «racisme d'Etat» helvétique 28. Nous partageons les points de vue qui qualifient de profondément xénophobe la politique mise en place par tout le dispositif légal helvétique en matière d'étrangers, d'asile et de sans-papiers. Par contre, nous ne pensons pas qu'il soit possible d'accuser les autorités helvétiques de «racisme d'Etat». Sans vouloir définir ici cette notion, nous partons de l'idée que, pour qu'il y ait «racisme d'Etat», il doit y avoir institutionnalisation étatique non pas de mesures utilitaristes de domination politique et administrative à l'encontre des étrangers, aussi dures et arbitraires soient-elles (ce qui est indiscutablement le cas en Suisse), mais d'une ségrégation sociale ou territoriale, fondée sur des discriminants biologiques ou biologico-culturels, visant un ou des groupes humains désignés par ces discriminants. Cette distinction ne signifie pas que l'un - la xénophobie utilitariste - soit mieux que l'autre - le «racisme d'Etat». Mais il est nécessaire de définir clairement ce à quoi nous sommes confrontés: c'est la condition pour ne pas sous-estimer l'importance en Suisse des batailles pour les droits démocratiques et sociaux, permettant de développer une convergence objective d'intérêts et de luttes entre tous les salariés du pays, quel que soit leur passeport. Les responsables helvétiques de la politique en matière d'étrangers sont à la fois plus subtils et plus vulgairement vénaux, voire plus bassement réalistes, que ne l'exigerait un système fondé sur le «racisme d'Etat». Ce qui les intéresse, c'est de fermer le pays, le plus efficacement possible, mais aussi le plus «politically-correct» possible, à tout afflux d'étrangers, quels qu'ils soient. Il s'agit ainsi de préserver au mieux la stabilité politique générale, l'intégration politique du mouvement des salariés et du parti d'«opposition» 29, ainsi que le vernis démocratique de surface du pays. Tout en se donnant les meilleures conditions cadre pour une exploitation optimale - c'est-à-dire modulable et flexible - de la main-d'úuvre étrangère. Cela implique en matière de migrations une politique qui est aussi mesquinement dirigée par des critères strictement sonnants et trébuchants - la logique de l'exploitation maximale des salariés - que relativement peu axée sur des principes strictement racistes (cela peut paraître paradoxal, mais le paradoxe n'est qu'apparent). En réalité, un réel «racisme d'Etat» coûterait trop cher à la classe dominante helvétique. Nous pensons que la définition que donne Jean Ziegler de cette classe, avec les métaphores du receleur et de l'aubergiste mesquin 30, est plus proche de la réalité. Un fait saute aux yeux dans la vision helvétique officielle de la politique en matière d'étrangers (immigration et asile): c'est la conception «utilitariste» de l'immigration, pour reprendre le terme de Alain Morice 31. Cette vision est de plus en plus dénuée de toute considération racial-raciste, au profit du plus pur économisme. «La vieille loi de l'économie classique n'a pas pris une ride: la compétition pour l'emploi abaisse les taux du salaire. Il est utile, dans certaines conjonctures, de mettre au travail des catégories de la population que la tradition s'est habituée à rémunérer au-dessous du seuil historique atteint par ce taux, tout en faisant croire en même temps que ce sont des usurpateurs», écrit Alain Morice32. Il pose ainsi un problème de fond en matière d'immigration et d'asile. Malgré toute la suffisance, la xénophobie et le racisme propres à la classe dominante helvétique et à son administration fédérale, ce n'est pas aujourd'hui le racisme qui est le moteur de leur politique en matière d'«étrangers», même si une telle matrice est à même de produire un grand nombre de comportements et de personnes racistes. Parallèlement, la classe dominante a une politique qui assimile, qui phagocyte, mais aussi tout simplement qui accepte n'importe quel travailleur ou quelle travailleuse pourvu qu'il ou elle réponde à un besoin économique, c'est-à-dire pourvu qu'il ou qu'elle contribue à dégager davantage de profit pour les détenteurs de capitaux. Ce qui n'empêchera pas l'immigré, le clandestin ou le requérant d'asile d'être la proie de formes diverses de racisme. D'une manière générale la classe dominante et les autorités politiques et administratives utilisent la xénophobie ou le racisme cyniquement, voire machiavéliquement, pour diviser les salariés. Mais, aujourd'hui, la classe dominante n'est pas assez contre-productive (à l'égard de ses propres fins, de sa logique du profit), pour pratiquer un «racisme d'Etat» alors que le remplissage des coffres des banques suisses et l'exploitation capitaliste, des deux côtés de la frontière, reposent essentiellement sur des étrangers (qui ne sont évidemment pas des requérants d'asile…). Même le richissime UDC Christoph Blocher - présenté le plus souvent, à tort, comme le leader de la droite extrême et pas comme l'un des leaders du classement des fortunes de Suisse - défend des positions qui se veulent explicitement non racistes. Que, sur le fond, implicitement, la classe dominante helvétique et les autorités soient racistes est une autre question. Mais un «racisme d'Etat» ne fonctionne pas sur le mode de l'implicite. n 1. Jean-Daniel Gerber, Passé et futur d'une politique d'asile, exposé devant le congrès du Parti libéral suisse de Morges, le 11 septembre 1999, reproduit sur le site de l'ODR. 2. On trouve le texte de l'initiative et les documents officiels s'y rapportant sur le site de la Confédération: http://www.admin.ch/ch/f/pore/vi/vi296t.html 3. Commission des Communautés européennes, Une politique communautaire en matière d'immigration, Bruxelles, 22.11.2000, p. 3. 4. Cf. Convention relative au statut des réfugiés, entrée en vigueur le 22 avril 1954, dont le texte se trouve sur le site suivant: http://www.unhchr.ch/ french/html/menu3/b/o_c_ref_fr.htm 5. Commission des Communautés européennes, Vers une politique d'asile commune et un statut uniforme, valable dans toute l'Union, Bruxelles, 22 novembre 2000, p. 5. 6. Ruth Metzler, La politique d'asile aujourd'hui. Sortir du dilemme, p. 2, texte disponible sur le site de l'ODR à l'adresse suivante: http://www.odr. admin.ch/franz/news2f.htm. 7. Jean-Daniel Gerber, Oui à la protection, non à l'abus (exposé du directeur de l'ODR), Berne, juin 1998, p. 5. 8. Cf. Pro Asyl, L'Union européenne vers la voie d'un droit d'asile commun, texte rédigé en 2000, disponible sur le site http://www.proasyl.de/ texte/franz/conditionsminimales.htm 9. Document intitulé Procédure de consultation concernant la LSEE, sous «Principales innovations matérielles», p. 4, LEtr, article 83 et Rapport explicatif au projet de Loi fédérale des étrangers, Berne, juin 2000, p. 58. 10. Précédée de l'accord de Trevi (1982), la convention de Schengen, signée - entre 1985 et 1996 - par 13 Etats de l'UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal ainsi que la Suède), supprime les contrôles aux frontières internes à l'espace Schengen et introduit le principe un travail, une adresse, une autorisation de résider pour les citoyens des pays membres. Elle érige en même temps une grande muraille européenne à l'encontre des extra-communautaires, sauf pour les visas-Schengen, pour les étrangers cooptés par les employeurs et pour un nombre indéterminé de sans-papiers, constamment pourchassés mais considérés globalement comme nécessaires par les autorités et les classes dominantes de l'UE. Schengen organise également la coopération policière entre pays adhérents, à travers le Système d'information européen-SIE, la banque d'empreintes digitales des requérants et illégaux Eurodac, la police européenne Europol, les échanges de policiers, etc. Avec le traité d'Amsterdam, entré en vigueur en mai 1999, la convention s'applique à tous les Etats membres de l'UE, des conditions particulières restant toutefois en vigueur pour l'Irlande et le Royaume-Uni (qui n'ont toujours pas signé la convention) ainsi que pour le Danemark. 11. La convention de Dublin, entrée en vigueur en 1997, permet de déterminer quel est l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres de l'UE, c'est-à-dire quel est l'Etat où la demande a été déposée en premier et qui doit par conséquent reprendre le requérant qui aurait déposé une demande ultérieure dans un autre Etat de l'UE. 12. Cf. note 10 ci-dessus. 13. R. Rs, «La Commission européenne propose d'harmoniser les conditions d'accueil des demandeurs d'asile»,Le Monde, 3 avril 2001. 14. Madeleine Schürch, «La Suisse lance une réflexion sur l'immigration dans le monde», Tribune de Genève, 15.6.01. 15. Cf. Conseil fédéral, Message concernant la Loi fédérale contre le travail au noir, du 16 janvier 2002 ; cf. Kung Gugler Anne & Veuve Daniel, «Les caractéristiques du nouveau projet de Loi sur le travail au noir», La Vie économique, mensuel du Secrétariat à l'économie, Berne, février 2002. 16. Cf. Rapport explicatif au projet de Loi fédérale sur les étrangers, Berne, juin 2000, p. 6 et François Nussbaum, «Naturalisation facilitée: peuple et cantons voteront», Le Courrier, Genève, 28 juin 2001. 17. Conseil fédéral, Rapport concernant le projet de révision partielle de la loi sur l'asile, Berne, juin 2001, p. 4. 18. Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l'asile. Rapport final du groupe de travail sur le financement du domaine de l'asile à l'attention du Département fédéral de justice et police, Berne, 9 mars 2000, auteurs Rita Fuhrer, Jean-Daniel Gerber et alii (version française disponible sur http://www.asyl.admin.ch/Daten/Asyl_in_ der_Schweiz / Finanzen / schlussbericht % 20finanzierung_f.pdf). 19. Cf. Stephane Sieber, «Le Conseil fédéral a formellement recommandé le rejet de l'initiative UDC», Le Courrier, Genève, 16.6.01 ; Conseil fédéral, Rapport concernant le projet de révision de Loi sur l'asile, Berne, juin 2001 ; Anni Lanz, «Les doctes conseils d'un professeur pour vider le droit d'asile de sa substance», Solidarité sans frontière, juin 2001 ; Adrien Bron, «Loi sur l'asile: une révision inutile», Tribune de Genève, 16 / 17.6.01 ; Kay Hailbronner, Kompatibilität des Schweizer Asylverfahrens mit Harmonisierungsbestrebungen im Asylrecht der Europäischen Union, éd. Schulthess Juristische Medien et Stämpfli, Zurich et Berne, 2000. 20. Assemblée nationale, Compte analytique officiel, lundi 18 janvier 1999, présidence Laurent Fabius, discussion sur le projet de loi constitutionnelle modifiant les articles 88-2 et 88-4 de la Constitution, intervention de Michel Suchod. 21. CSP, Prise de position de l'Association suisse des centres sociaux protestants sur le projet de révision partielle de la loi sur l'asile, Genève, septembre 2001 ; OSAR, Prise de position de l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés sur le projet de révision partielle de la loi sur l'asile, Berne, septembre 2001. 22. CSP, Prise de position citée. 23. Idem. 24. Idem ; OSAR, Prise de position citée ; Rapport fédéral sur la révision de la LAsi cité. 25 Genève: normes d'assistance sociale pour l'année 2001, Document élaboré par l'auteur à partir des Directives cantonales en matière de prestations d'assistance (2001), de conseils officieux de collaborateurs de l'Hospice général et d'estimations personnelles, en ne prenant en compte que les maxima. 26. CSP, Prise de position citée ; OSAR, Prise de position citée ; Rapport fédéral sur la révision de la LAsi cité. 27. Jean-Daniel Gerber, Passé et futur d'une politique d'asile, document cité. 28. Cf. communiqué du 11 mars 2002 de l'Association contre le racisme, ACOR SOS Racisme. 29. N'oublions pas qu'en Suisse l'«opposition», c'est-à-dire le Parti socialiste, siège aux gouvernements aux niveaux fédéral, cantonal et communal. 30. Jean Ziegler, La Suisse, l'or et les morts, Seuil, Paris, 1996. 31. Cf, dans le N° 5 de à l'encontre, Alain Morice, «L'utilitarisme migratoire en question», pp. 12-22 32. Alain Morice, dans un article paru dans la revue Hommes et migrations, mai 1995, cité dans l'adresse Internet suivante: http://www.unhchr.ch / Huridocda / Huridoca. nsf / 2848af408d01ec0ac 1256609004e770b / 1e3eb345171577d48025671c005a9f51 ? OpenDocument * Dario Lopreno est enseignant à Genève et membre du Syndicat des services publics (SSP)
La population étrangère en Suisse en 2000 Il y avait en Suisse, en 2000, 1 529 000 étrangers dont 334 500 permis annuels (permis B), 1 041 500 permis d'établissement (permis C), 40 800 requérants d'asile (permis N ou attestation de départ) qui sont en attente de décision ou en recours, 32 114 admissions provisoires (permis F), 30 000 diplomates et fonctionnaires internationaux (en grande partie localisés à Genève et à Berne), 27 800 autorisations de courte durée (permis L, de 4 à 18 mois suivant le cas, non renouvelable et sans regroupement familial) et 22 400 saisonniers (permis A, sans regroupement familial). Il faut ajouter à ce total quelque 200 000 sans-papiers, ce qui donne en tout environ 1 729 000 étrangers. Cela représente 24 % de la population totale et non 19 %, comme le prétendent les statistiques officielles, qui ne tiennent compte ni des internationaux, ni des requérants, ni des personnes admises provisoirement, ni des saisonniers, ni des permis de courte durée. C'est ainsi que ces statistiques n'indiquent «que» 19 % d'étrangers. Ces mesquineries statistiques suffisent à elles seules à démontrer à quel point la xénophobie est profondément et structurellement ancrée en Suisse. Toujours en 2000, 28 700 personnes ont pu acquérir le passeport suisse. L'insignifiance de ce chiffre explique à lui seul pourquoi il y a autant d'«étrangers» en Suisse. Les étrangers sont principalement des ressortissants des pays suivants: Italie 23 %, actuelle Yougoslavie 14 % dont près de la moitié proviennent du Kosovo, Portugal 10 %, Allemagne 8 %, Espagne 6 %, Turquie moins de 6 %, France 4 %, etc. Sources: OFS, OFE, ODR, statistiques et entretiens directs (les chiffres et les estimations des trois offices ne concordent pas nécessairement). Asile en Suisse: le domaine de l'infiniment petit Sur les 98 400 personnes comptabilisées dans le «domaine de l'asile» en 2000, il y a: •25 500 réfugiés statutaires, soit le 0,4 % de la population du pays, ou 1,7 % des étrangers. •32 100 admis provisoires. En France, par exemple, cette catégorie n'est pas comptabilisée dans le domaine de l'asile. Cette prise en compte des personnes admises provisoirement a pour conséquence de surévaluer importance de l'asile en Suisse dans les comparaisons internationales. •40 800 requérants d'asile. Ce chiffre doit toutefois être traité avec prudence pour des comparaisons internationales. En effet, la Suisse comptabilise comme demandeur d'asile chaque personne ayant déposé une demande, quel que soit son sexe ou son âge. Par contre, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne comptent une seule demande (un seul dossier) pour les femmes et leurs enfants. Précisons que l'Office fédéral des réfugiés (ODR) excelle dans la pratique du mensonge sans mentir: en effet, au bas de son tableau relatif aux comparaisons internationales, il explique cette différence de calcul avec les pays voisins, dans un texte écrit avec une police de caractère trop petite pour être lue… (Cf. www.odr.admin.ch/ Daten/Asyl_in_der_Schweiz / Statistik / Statistikdienst / Int-Na_f.htm). •Selon l'ODR, 89 % des requérants d'asile arrivent en Suisse sans papiers d'identité. •Toujours selon l'ODR, 95 % des requérants d'asile ne se font pas octroyer l'asile. Autrement dit, ils ne deviennent pas des réfugiés statutaires. Par exemple, en 2000, sur 38 300 cas traités, seuls 2061 ont reçu une décision positive. C'est cette réalité qui nous permet d'affirmer que les requérants d'asile, qui jouent le rôle de bouc émissaire des xénophobes de tous les bords politiques et de tous les partis politiques, sont en réalité une quantité négligeable. •Les demandes d'asile proviennent prioritairement de l'actuelle Yougoslavie (24 %), du Sri Lanka (17 %), de Bosnie-Herzégovine (12 %), de Turquie (9 %), de Somalie (plus de 5 %), d'Irak (moins de 5 %), d'Angola (moins de 4 %). Tous ces pays connaissant des situations économiques, politiques, militaires et humanitaires catastrophiques. Cela prouve, si besoin est, que la théorie des requérants d'asile abusant de notre tradition d'accueil et n'ayant pas de motifs d'asile n'est qu'une vue de l'esprit du chauvinisme. Sources: ODR et OFS. Haut de page
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