N°6 - 2002

Italie: mobilisations des salarié·e·s

A la frontière d’une embellie

Un simple regard sur la situation sociale à l’échelle européenne suffit à indiquer que s’opère un tournant. En Angleterre, en Espagne, en Allemagne, chaque fois à partir de l’histoire socio-politique du pays, des luttes de salarié·e·s prennent un nouvel essor. L’Italie représente la pointe avancée de ce processus. Cette montée s’effectue dans un contexte difficile. Les luttes défensives se heurtent, très vite, à de sérieux obstacles. Pour les surmonter devront s’accumuler des expériences d’une nouvelle génération, une culture commune avec celles et ceux qui ont maintenu une permanence d’activités, même minimes, au cours des années 80 et 90, et l’édification d’éléments de programme anticapitaliste. Ce dernier volet du triptyque sera le fruit d’un dialogue entre les forces de la gauche radicale – qui comprennent le changement de phase historique qui fait de la social-démocratie et des partis communistes qui lui sont substantiellement subordonnés des forces social-libérales –, les courants d’un syndicalisme rénové de classe capables de permettre l’organisation démocratique du plus grand nombre de salariés et les représentants des expériences de luttes les plus avancées, qui participent à la constitution d’un nouvel imaginaire collectif intégrant la dimension d’une sortie-rupture avec le capitalisme.
De plus, cette relance des luttes s’effectue conjointement à un approfondissement des contre-réformes néoconservatrices qui minent le terrain (privatisations, démantèlement des législations sociales, du travail) et précarisent, fragmentent, déchirent les collectifs de salariés qui se sont dès lors contraints de réinventer de nouvelles modalités d’unification dont le potentiel peut nous surprendre.
L’Italie étant la pointe de l’iceberg, nous nous sommes entretenus avec Franco Turigliatto, membre du Comité politique national de PRC 1 (Parti de la refondation communiste) et un des responsables du travail syndical de cette formation politique. – CAU

La manifestation du 23 mars 2002 apparaît comme le résultat d'un processus cumulatif dont les traits forts commençaient à s'affirmer dès 2001. Dès lors, pourrais-tu retracer les éléments caractéristiques des grèves des 5 et 7 décembre 2001 ainsi que ceux de la mobilisation de la fonction publique du 14 au 19 décembre 2001?

Franco Turigliatto: A posteriori,on peut mieux mesurer le sens de la participation des salarié·e·s à ces mobilisations, que ce soit dans le secteur public ou au plan local dans l'industrie. On constatait déjà que, même de façon géographiquement limitée, des mouvements de grève débordaient les frontières placées par les directions syndicales et traduisaient une forte requête pour une grève générale; ou au moins une disponibilité à engager des luttes plus étendues, même si les objectifs proposés par les appareils étaient limités.Fin 2001, le gouvernement était clairement à l'offensive. Pour faire court, on peut dire qu'il opérait - et opère toujours - de la manière suivante. Il met en place des mesures qui favorisent le travail dit indépendant (en fait, des faux indépendants), avec l'affaiblissement qui en découle pour le salariat. En outre, pour ce qui a trait aux retraité·e·s - il ne faut pas oublier l'expérience de Berlusconi en 1994 qui dut faire face à une rébellion des retraités - le gouvernement a augmenté le niveau des pensions pour quelque 2 millions d'entre eux. Le but: diviser les secteurs populaires.Roberto Maroni, ministre du Travail et des Affaires sociales, dans son «Livre blanc», proposait une flexibilisation complète du «marché du travail». C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la modification de l'article 18 sur les licenciements du Statut des travailleurs2.Sur toutes ces questions, le gouvernement a reçu du parlement le droit de légiférer. Berlusconi fonctionne, de fait, par décrets. Si toutes les mesures gouvernementales, qui ont trait à des sujets sociaux centraux, venaient à se concrétiser il y a peu de doute que la défaite des salariés serait cuisante.Néanmoins, une résistance d'ampleur se manifeste depuis de second semestre 2001. Certes, de la résistance à la possibilité de bloquer une contre-réforme néoconservatrice, il y a une distance. Toutefois, la résistance reste une précondition à l'émergence d'une contestation du système qui nourrit et se nourrit de ces contre-réformes.Cela peut se vérifier dans le domaine des retraites. La proposition gouvernementale de flexibiliser les conditions donnant droit à l'obtention de la retraite (soit en avançant l'âge d'accès, soit en le repoussant) va défavoriser les salariés ayant des bas salaires. Ces derniers, malgré des conditions de travail très pénibles, avec leurs effets aux plans physiques et psychiques, doivent travailler le plus longtemps possible afin d'obtenir une pension à peine décente. Le plan gouvernemental introduit des incitations financières visant à prolonger les années de travail. Cela participe d'une politique plus générale d'allongement et d'intensification du temps de travail. Par contre, les secteurs disposant de revenus leur permettant une épargne sous diverses formes (2e pilier, assurance vie, placements), souvent défiscalisées, pourront obtenir une retraite sans que la pénalisation financière les contraigne à poursuivre leur travail. De la sorte, on reproduit et amplifie, dans la période post-travail, l'inégalité propre à la vie professionnelle. A cela s'ajoute une baisse des contributions patronales pour les nouveaux emplois, ce qui, prétendument, est censé augmenter les embauches, alors qu'elles dépendent, en dernière instance, de l'état des carnets de commandes. A moyen terme, cela aura des effets négatifs sur les comptes de l'INPS (Institut de la prévoyance sociale). La «crise» financière de l'INPS est planifiée afin d'ouvrir la voie, plus largement, à un système généralisé de retraites par capitalisation.Face à l'arrogance patronale et gouvernementale, fin 2001, les organisations syndicales ont dû interrompre les négociations. Une série de grèves régionales se sont développées du 5 au 7 décembre, puis dans la fonction publique du 7 au 14 décembre 2001. Cette première vague de mobilisations a débouché sur une première grande manifestation du secteur public, le 15 février 2002.

Cependant, l'angle d'approche politique dessiné par les appareils pour ces luttes était, à propos, mal orienté. En effet, ces luttes, pour les directions, devaient permettre une relance de la concertation. Aucune plate-forme de revendication unificatrice n'existait, ce qui laisser libre cours à la fragmentation des luttes.

On peut se poser une question: pourquoi les appareils syndicaux étaient-ils si opposés à une grève générale? D'une part, il apparaît, aujourd'hui, que la pression de secteurs entiers de salariés ne situait pas encore à la hauteur connue récemment. D'autre part, les appareils bureaucratiques - y compris celui de la CGIL [Confédération générale du travail, historiquement liée au PCI] - saisissaient parfaitement qu'une grève générale pouvait ébrécher, avec sa force politico-symbolique, l'orientation de concertation, c'est-à-dire les choix politiques des années passées.Cela se confirme, a contrario, par «l'assemblée des autoconvoqués» qui s'est tenue, à Milan, en janvier 2002 et qui a réuni plus de 500 délégués de toutes les organisations syndicales. Cette assemblée a débattu d'une plate-forme revendicative d'ensemble qui prenait en compte les exigences des différents secteurs du monde du travail. Elle s'est donné comme objectif de mettre à profit la grève du secteur public prévue pour le 15 février pour faire apparaître des revendications unificatrices. Il va de soi que cette assemblée ne pouvait appeler à une grève générale. Elle n'en avait ni la force ni la fonction. Toutefois, elle révélait la détermination de «cadres naturels» des travailleurs et travailleuses d'aller dans cette direction. Cela a été confirmé par l'appel à une grève générale, lancée par les syndicats de base, dans divers secteurs de l'industrie, pour la même date du 15 février.

De quelle façon se positionnait PRC (Parti de la refondation communiste) en relation avec cette dynamique, alors encore incertaine, de renouveau des luttes ouvrières?

Pour PRC, fin 2001-début 2002 a été un moment crucial. En effet, cette phase mettait à jour des questions politiques et stratégiques qui recoupaient aussi bien la dynamique nouvelle possible de lutte des travailleuses et travailleurs que la redéfinition du parti et de son fonctionnement; plus spécifiquement sa ligne et ses modalités d'intervention au sein des mouvements de masse (mouvement «anti-mondialisation») et du mouvement syndical.

A ce moment, pour faire court, on peut présenter ainsi les deux grandes interrogations qui surgissaient.

En premier lieu, un courant, dans PRC, insiste sur la continuité. Par continuité, je fais référence à une position qui met l'accent sur la pérennité du PCI. Cette sensibilité aboutit à ne pas réexaminer, de manière critique radicale, l'histoire politique et organisationnelle du PCI. Aujourd'hui, il est évident, dans le contexte du congrès qui se tient actuellement [du 4 au 7 avril - et dont nous ferons l'examen dans notre prochaine livraison], que des contributions de Fausto Bertinotti et d'autres ont suscité un réexamen critique de l'histoire du PCI et de ses orientations politiques historiques substantielles. Ces textes devraient déboucher sur une remise en cause du stalinisme qui ne se limite pas au régime de l'URSS, mais à la pratique et à l'orientation historique du PC en Italie, et plus généralement en Europe. Ce sera certainement le point le plus délicat à traiter.En second lieu, il s'agissait - et il s'agit encore - de vérifier si la volonté d'une rénovation profonde se traduira dans un renouveau de la pratique. Les éléments tests pour y répondre, dès 2001, peuvent être ainsi énumérés: comment participer au développement du mouvement opposé à la mondialisation capitaliste; définir une politique internationaliste qui rompe avec toutes les orientations campistes3; le déplacement du centre de gravité des préoccupations institutionnelles vers un souci permanent d'intervention sur le terrain social et syndical, ce qui implique une cassure avec le passé togliattiste [par référence à Palmiro Togliatti, secrétaire général du PCI de 1927 à sa mort en 1964, soit trente-six ans!].

Il faut encore mentionner deux autres thèmes. Tout d'abord, la nécessité d'inscrire au moins dans le contexte européen l'édification d'un programme et d'une politique anticapitaliste. Ensuite, l'élaboration d'une culture politique qui rompe avec celle du PCI, qui assure une formation théorique et une pensée critique des membres, et qui, par ses choix assumés, permette de coparticiper à instiller une force centripète dans les mouvements sociaux et les luttes, ce qui est un problème récurrent en Italie, où la décentralisation des luttes obscurcit les questions stratégiques de pouvoir.

Les documents préparatoires pour le 5e Congrès ont opposé, initialement, un texte de majorité et un texte de minorité, essentiellement défendu par des militants se réclamant du trotskisme, qui a ses points forts, mais qui ne me semble pas tenir compte suffisamment de la dynamique interne possible du débat.

La majorité est composite. Cela révèle, à sa manière, une réflexion innovatrice dans PRC, tout en n'excluant pas les manœuvres d'appareil. Cette majorité est conduite par Fausto Bertinotti. L'ont rejointe des militants issus de Démocratie prolétarienne et aussi du courant trotskiste publiant le mensuel Bandiera Rossa. Au sein de cette majorité, deux courants n'ont voté que partiellement les thèses soumises au congrès. Le premier a son centre de gravité en Lombardie. Il propose, en substance, le maintien des anciennes positions de PRC, soit une orientation en direction de DS [Démocrates de gauche, issu en 2000 de la transformation du Parti démocratique de la gauche, lui-même issu en 1991 de la transformation du PCI] dans la perspective d'une dite majorité de gauche. Il en découle une attention toute particulière donnée aux accords politiques dans le champ institutionnel. L'autre sensibilité s'organise autour de Claudio Grassi, qui est un ancien partisan de Cossutta, mais qui n'a pas quitté en 1998 PRC. Grassi a gagné des militants partageant un point de vue campiste. Il dispose d'une vraie influence.Pratiquement, cela se traduit par l'insistance attribuée par ce courant à la construction d'un vaste mouvement pour la paix, devant réunir partis, associations, gouvernements, dans lesquels sont inclus ceux prétendument anti-impérialistes (formule qui se résume à être opposé aux Etats-Unis): la Chine, l'Inde...Ce courant a capté quelques intellectuels qui ont mis leur plume à son service. Sur le fond, ils apparaissent plus radicaux, mais, de fait, ils maintiennent la vieille identité dite communiste, en réalité une identité qui véhicule plus d'une scorie stalinienne.

Revenons à l'orientation de la CGIL. Si cette dernière a tenté de retarder la perspective d'une grève générale, toutefois lors de son 14e Congrès, début février 2002, la perspective semble avoir changé.

Les faits sont là pour indiquer que la résistance-riposte à l'attaque patronale et au gouvernement s'est accélérée en début d'année. Au sein des entreprises, les mouvements ont été capillaires. En partie parce que la dureté du gouvernement et la façon dont la direction de la CGIL biaisait rendaient plus difficile un mouvement d'ensemble. Dès lors, il y eut un repli sur l'entreprise, mais en même temps, un mouvement vigoureux sur des lieux de travail.

Le gouvernement de Berlusconi exerçait ses assauts sur tous les terrains sociaux. L'organisation patronale - la Confindustria - serrait de près le gouvernement pour régler vite les comptes avec les travailleurs. Cette poussée, combinée avec une bataille de la gauche syndicale - à quoi il faut ajouter les difficultés dans lesquelles était plongée la direction de la CGIL étant donné la rigidité du gouvernement -, explique la décision d'aller vers une grève générale, ce que le congrès a entériné.

La réussite de la manifestation et de la grève du 15 février, déclenchées dans l'industrie par les syndicats de base et appuyées par le Genoa Social Forum (GSF), a confirmé et consolidé la prise de position du congrès de la CGIL.J'ajouterais que, dans les entreprises, les grèves et les mobilisations se sont encore multipliées en février et au cours du mois de mars. Ce qui traduit une adhésion de masse et une compréhension que la modification de l'article 18 ne représentait qu'une facette d'une attaque d'ensemble aux droits des salarié·e·s.En outre, après quelques hésitations, le gouvernement a décidé très consciemment, sollicité instamment par la Confindustria, de ne proposer aucune médiation, de ne pas chercher, prioritairement, à diviser la CSIL [Confédération italienne des syndicats de travailleurs, confédération historiquement liée à la démocratie-chrétienne] et l'UIL [Union italienne du travail, historiquement liée à la social-démocratie] de la CGIL, et de maintenir son cap. En retour, cela a renforcé la légitimité de la CGIL à organiser la manifestation du 23 mars 2002 et la grève générale prévue pour le 16 avril.

Sur l'autre flanc, la CSIL et l'UIL se sont trouvées dans une situation intenable, ne pouvant bloquer totalement la perspective d'une participation à la manifestation du 23 et, demain, à la grève.

A partir de cette tendance très positive, confirmée tous les jours par la participation aux grèves «de préparation» à la mobilisation du 23 mars et du 16 avril, il crevait les yeux qu'un changement était en cours.Je pouvais le constater au travers du prisme des réservations de transport pour la manifestation du 23. Nous ne trouvions plus une place sur les trains ou les bus. C'était pour moi le signe que nous étions face à un grand moment d'une lutte populaire. Après le 23 mars, nous avons su que des dizaines de milliers de personnes n'avaient pas pu se déplacer à Rome, faute de moyens de transport qui ont pourtant été très bien organisés. En effet, en plus des 15000 permanents de la CGIL, la préparation à la manifestation a, souvent, été déléguée à des organismes syndicaux locaux. Cela a facilité un travail «de proximité» de contacts et de «rappel». Certes, ce type de préparation, à son tour, rendait plus aisé un contrôle de la manifestation.L'attentat, le 19 mars, contre Marco Biagi4, conseiller économique du ministre du Travail Maroni, relève clairement d'une activité criminelle qui visait avant tout les luttes des travailleurs, des femmes, et des immigrés dont la manifestation à Rome début de cette année fut impressionnante. En quelque sorte, cet attentat a acquis le caractère d'une initiative visant à briser ou à déchirer cette montée sociale qui s'exprimait dans tout le pays. D'ailleurs, même la gauche la plus modérée - si cette formule a un sens - s'est clairement opposée à l'instrumentalisation par le gouvernement Berlusconi de cet attentat. En même temps, les divers courants de la gauche plus radicale ont mis l'accent, avec un succès certain, sur un élément: en aucune mesure l'attentat ne devait aboutir à ce que soient freinées les actions visant à une défense des intérêts et des besoins exprimés du salariat.

Le congrès de la CGIL représente-t-il une rupture avec l'orientation passée de la plus grande confédération syndicale italienne?

C'est plus compliqué. Dans les faits, la mobilisation du 23, la préparation de la grève générale marquent la fin d'une phase politique de concertation. Mais l'orientation générale de la CGIL reste marquée par la référence à la concertation.La plate-forme soutenant la grève générale est très faible. Elle repropose même la concertation. L'importance résidera - et on l'a constaté le 23 - dans la participation effective des salariés et dans leur adhésion à certains mots d'ordre traduisant l'exigence d'un programme d'urgence sociale. Un programme qui intègre des revendications ayant trait au niveau des salaires, à la réduction du temps de travail à salaire égal, à la nécessité d'étendre les droits garantis dans l'article 18 à tous les travailleurs (et non pas seulement de défendre l'article 18), c'est-à-dire d'élargir ces droits aux salariés actifs dans des entreprises de moins de 15 personnes, et surtout à tout ce vaste archipel du travail précaire. Sans cela, la possibilité pour le gouvernement et la Confindustria d'utiliser la césure entre secteurs de salariés - ceux qui sont défendus formellement par l'article 18 et ceux qui ne le sont pas - pour les diviser, sera rendue plus aisée. Les conséquences en seront graves.Pour cette raison, PRC propose un référendum afin d'étendre la garantie de l'article 18 à tous les travailleurs. Il faut envisager une défense directe de leurs droits et, en même temps, se battre pour consolider le «statut des travailleurs» qui est une conquête de la période 1969-72. Ce dernier prend un sens tout à fait particulier face à la déréglementation à tout va.

Comment interprètes-tu l'ouverture que vient de faire Fausto Bertinotti pour la création d'un front unique contre Berlusconi?

Il faut resituer cette proposition dans le contexte de l'effervescence sociale bien ressentie par la direction Bertinotti et des responsables syndicaux de PRC. Une pression s'exerce sur les forces dudit centre gauche - avant tout DS. On peut le constater au travers des initiatives en défense de la légalité constitutionnelle [c'est-à-dire en relation avec l'attaque portée par Berlusconi contre les juges] prises par des intellectuels, des artistes, des citoyens et qui consistent à entourer des lieux symboliques (girotondi). Cela s'explique par la violence et l'arrogance du gouvernement Berlusconi. Donc, une initiative politique et sociale apparaît nécessaire.

Sous cet angle, la position de PRC me semble claire. Il n'y a aucun changement d'orientation politique. Nous pensons que le centre gauche a failli, qu'il est en crise. Pour nous, le problème central est la construction d'une force de gauche alternative anticapitaliste et donc la construction d'une plate-forme sociale nettement dessinée. Nous ne pensons pas que le centre gauche, avec sa ligne politique, qui sur l'essentiel ne rompt pas avec les orientations néolibéristes, puisse jouer un rôle quelconque dans une bataille dont le contenu et l'acuité soient à la hauteur des projets concrets, déjà appliqués, du duo Berlusconi-Confindustria.

Néanmoins, sur les questions d'ordre démocratique, une unité contre la droite déclarée est envisageable. PRC est donc disposé à ce que DS participe au référendum sur les questions internationales (liées aux directives et à la politique de l'Union européenne) ou sur des questions juridico-sociales, tel l'article 18.Toute proposition d'unité ne peut se faire que sur des contenus précis. Nous n'avons en aucune mesure en vue une coalition politique plus ou moins vague, ou des accords politiques qui, d'un côté, s'articuleraient sur des projets politico-institutionnels et, de l'autre, de façon déconnectée, feraient l'impasse sur les mobilisations concrètes et leurs exigences en termes de radicalité, de pratiques, de préparation..Ainsi, PRC - ou du moins ceux qui défendent l'orientation qui avant le congrès était commune entre Bertinotti et un courant au nom duquel je peux parler - peut s'engager dans une initiative unitaire sur un point ou un autre (entendu qu'il s'agit de deux références stratégiques différentes) et, en même temps, mettre l'accent sur un accord plus étroit avec des forces représentées dans le Forum social de Gênes qui luttent contre le néolibéralisme, le capitalisme et l'impérialisme. Il n'en découle pas la constitution d'une plate-forme minimale avec ces forces, mais un débat pour faire avancer, face à un essor du mouvement de masse, l'idée d'un programme social plus complet, auquel puissent adhérer les organisations et les participant·e·s aux mobilisations de l'heure.

La manifestation du 23 mars a été, au sens strict, un événement historique. Pourrais-tu nous en décrire le contenu, le sens?

Comme on avait pu l'entrevoir lors de la manifestation de Gênes, le 23 mars à Rome - à juste titre, tu as qualifié la manifestation comme la plus grande de l'Italie de l'après-guerre - a confirmé la participation active et nouvelle de secteurs de jeunes salariés. Ce qui ne signifie pas qu'ils soient déjà, sur les lieux de travail, des cadres organisateurs des salariés; mais ils accumulent des expériences inestimables. Le potentiel est là. C'est peut-être ce qui n'est pas compris dans la forme et sur le fond par une partie de la gauche dite radicale.

Cette manifestation du 23 confirme, sous un angle particulier, une des suspicions du gouvernement Berlusconi. Ce dernier désirait un affrontement rapide et brutal parce que, au plan politique, il jugeait que le temps ne jouait pas en sa faveur. Symétriquement, comme déjà indiqué, le secrétaire général de la CGIL, Sergio Cofferati, se devait d'assurer en quelque sorte la survie de l'appareil et de se projeter comme axe de réorganisation d'une gauche réformiste, en complet désarroi.

La manifestation a tranché dans cette bataille. Il y avait 1,5 million de participants. Le chiffre de 3 millions qui a été avancé me paraît exagéré.Je voudrais mettre en lumière la dialectique interne de la manifestation. Tout d'abord, par une de ces innombrables ironies de l'histoire, le responsable des défaites des années 90, Sergio Cofferati, est devenu subitement le héros et le chef de la résistance! Ensuite, ont participé le 23 tous les différents secteurs du prolétariat (du salariat). Enfin, la représentation des structures territoriales (représentation des villes à tradition de lutte, des régions) était plus marquée que celle des catégories professionnelles, telles que les métallos, la fonction publique, etc.Au-delà de cette description, une génération de jeunes participait à sa première mobilisation nationale d'importance, qui prolongeait des luttes dans des entreprises ou des grèves régionales. Se rejoignaient ainsi, dans la manifestation, des générations portant chacune son lot d'expériences et de réflexions.A propos des mots d'ordre, l'attentat a quand même eu un certain effet. La dynamique antigouvernementale a été, partiellement, affaiblie. Cela se traduisait par le mot d'ordre officiel: «Contre le terrorisme, pour la défense des droits des travailleurs et des travailleuses». Il occupait, en partie, la place de mots d'ordre plus ciblés à l'encontre de la politique gouvernementale. Le gouvernement était mis en cause, mais avec une tonalité quelque peu abaissée, par rapport à ce que l'on pouvait attendre.Il est nécessaire, de même, de constater la faiblesse d'une gauche radicale qui n'est pas suffisamment organisée, centralement, au plan syndical et qui n'est pas apte à faire valoir une nette rupture avec la politique de concertation. Cette gauche existe, mais elle est fragmentée. Elle a perdu une occasion de se manifester et de faire valoir une cohérence alternative. Le mot d'ordre d'opposition à la politique de concertation a été le plus repris dans le cortège, au sein de la manifestation, du Social Forum qui rassemblait quelque 70000 personnes. L'hégémonie de Cofferati, quoique relative, a aussi été facilitée par une donnée: une série de syndicats de base n'ont pas participé à la manifestation du 23, à partir d'une posture que l'on peut juger sectaire. Un segment des Cobas (comités de base) avait intégré le Social Forum; cela se révélait dans la tonalité de ce tronçon.

La prise de parole de Sergio Cofferati, d'une part, avalisait la politique de la CGIL des dix dernières années et, d'autre part, affirmait que, face au refus du gouvernement de négocier, il fallait accentuer la pression...pour recréer un cadre de concertation. Cette orientation a été confirmée lors des négociations avec le Social Forum qui avait demandé le droit de présence sur le podium. Cela lui a été refusé, parce qu'il ne voulait pas s'engager à confirmer la politique passée de Cofferati.

Après cette manifestation du 23, une chose est évidente. Tous les secteurs vont participer à l'oganisation de la grève générale du 16 avril. Un véritable test s'annonce. Il y a une radicalisation, un «déplacement à gauche», mais les forces anticapitalistes, socialistes, ont encore des difficultés à capter, à entrer en dialogue avec cette nouvelle phase de radicalisation et à lui donner une expression syndicale et politique qui corresponde aux revendications et aux besoins qui émergent. Il faudra trouver une grammaire et une syntaxe pour qu'ils puissent mieux s'exprimer. n1. PRC a été fondé en 1991. Ce parti a regroupé une aile du Parti communiste italien (PCI) qui résistait à sa «social-démocratisation» accélérée et des forces provenant de Démocratie prolétarienne (DP) ainsi que des militants indépendants. Le secrétaire général Fausto Bertinotti a une trajectoire de syndicaliste de gauche. Un secteur de l'aile la plus stalinienne de PRC, dirigé par Armando Cossutta, a rompu en 1998 parce qu'opposé à une orientation de non-soutien au gouvernement de centre gauche de Romano Prodi (L'Olivier), actuel président de la Commission européenne. 2. Voir la traduction de cet article sur notre site alencontre.org, dans la rubrique Sommaire n° 6, ainsi que l'entretien publié dans à l'encontren° 3, «In (validité) de la «concertation sociale», disponible sur www.alencontre.org, rubrique Archives.3. Une analyse de la situation internationale en termes de «camp progressiste» au sein duquel sont amalgamés les forces politiques, les régimes et les pays censés s'opposer à l'impérialisme américain, sans considération pour leur système économique, leur respect des droits sociaux et démocratiques, leur subordination à l'impérialisme, etc., une analyse qui gomme la centralité des conflits de classes, et de leurs expressions, à l'échelle internationale.4. L'économiste Marco Biagi écrivait régulièrement dans le quotidien financier et économique italien Il Sole-24 Ore. Ses deux dernières contributions sont parues le 12 et le 19 mars 2002, l'une sous le titre: «Qui freine les réformes est contre l'Europe», l'autre: «La Suisse: non à la chimère des 36 heures»; cet article commentait le refus des 36 heures. Biagi écrivait dans cet article: «Le référendum suisse qui a rejeté la solution facile de la réduction de l'horaire de travail est donc une énième leçon des attentes réelles de l'opinion publique. Il ne s'agit pas de dire que les travailleurs suisses ne méritent pas une réduction du temps de travail, puisque l'actuelle semaine de 42 heures représente une des moyennes du temps travail les plus élevées au monde. Ce qui n'a pas convaincu [l'opinion publique] a été la procédure: ce n'est pas avec un vote qu'on peut résoudre des questions aussi délicates que celle de l'horaire de travail..L'appel aux masses[par le référendum] peut devenir un expédient qui permet d'échapper à un affrontement avec les véritables questions, même si la question est objectivement controversée.»

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