N°6 - 2002 Présidentielle française Un seul programme française pour deux
François Chesnais* Dans la tradition politique de la France, les élections ont toujours eu de l'importance. Elles représentaient des moments où les partis, seuls ou en coalition, cherchaient à regrouper derrière eux un électorat aux traits sociologiques définis, dont ils revendiquaient la représentation politique. Ils présentaient à cette occasion des programmes délimitant des frontières politiques repérables. Cela a été vrai y compris en partie au cours de la Ve République1. En dépit du caractère très personnalisé qu'une Constitution d'essence bonapartiste a toujours donné non seulement à l'élection clef de la présidence de la République, mais aussi aux élections législatives, le terrain électoral est demeuré longtemps le lieu d'un affrontement politique fort. Il opposait la droite à une gauche [Parti socialiste et Parti communiste pour l'essentiel] qui continuait à se réclamer d'une filiation socialiste, et qui présentait un programme où figuraient quelques engagements correspondant aux demandes des travailleurs et des couches les plus dominées et les plus pauvres. La France officielle s'aligne sur le modèle américain Lors de l'élection présidentielle de fin avril-début mai 2002, il n'en sera plus ainsi. C'est le modèle américain qui va prévaloir en France, où Démocrates et Républicains s'opposent... pour appliquer pratiquement le même programme. Non seulement Lionel Jospin ne défend pas un programme socialiste, mais il refuse même de se définir politiquement comme socialiste. Dans le meilleur des cas, il accepte l'appellation «d'inspiration socialiste». Ce que Lionel Jospin revendique est la «modernité», idée fétiche qu'il oppose à la «ringardise» et autres «conservatismes» de ceux qui n'ont pas opéré la même mue que lui et ses proches. L'ambition de Lionel Jospin, fort de l'aide de Laurent Fabius et de Dominique Strauss-Kahn (c'est-à-dire de l'actuel et du précédent ministre des Finances et de l'Economie), est, dit-il, de faire comprendre aux Français qu'ils «doivent vivre avec leur temps». Qu'est-ce que «vivre avec son temps» dans le langage des politologues et des économistes officiels, comme dans celui des médias? «Vivre avec son temps», c'est cesser de résister à l'ensemble des changements exigés par la mondialisation capitaliste et qui touchent directement l'existence des salariés et de leurs enfants, chômeurs et non-chômeurs. S'agissant des retraites, de la sécurité sociale (le «coût de la santé»), de la flexibilisation du travail, des salaires et de l'individualisation des conditions fixées dans les contrats de travail, «vivre avec son temps», c'est s'engager sans état d'âme sur le chemin emprunté par Margaret Thatcher puis par Tony Blair. Ernest-Antoine Seillières, parlant au nom de la principale organisation patronale française, le MEDEF [Mouvement des entreprises de France, nom adopté en automne 1998, anciennement CNPF - Conseil national du patronat français], vient de répéter ce qu'il avait déjà dit il y a quelques semaines, à savoir qu'il n'entend «labelliser» aucun candidat. Il vient même de le repéter en pleine campagne électorale, confirmant ainsi que le MEDEF en est un acteur majeur. E.-A. Seillières est assuré que les idées de son organisation sur les réformes qu'il juge «indispensables» du système des retraites comme de l'administration publique progressent à «gauche» autant, sinon plus, qu'à droite. Il est vrai qu'au cours de ses cinq ans de gouvernement, Lionel Jospin a plus privatisé, avec l'aide notamment du ministre des Transports, le communiste Jean-Claude Gayssot, que la droite ne l'avait fait sous Edouard Balladur [premier ministre de la deuxième cohabitation mars 1993-mai 1996] et Alain Juppé [sous la présidence de Jacques Chirac, premier ministre de mai 1995 à novembre 1995, premier gouvernement, puis de novembre 1995 à juin 1997, deuxième gouvernement; après les législatives de 1997, Lionel Jospin lui a succédé]. E.-A. Seillières a vu juste. Dans les principaux domaines: retraites, privatisations, sécurité, réforme de l'Etat, baisse des «coûts salariaux», réforme de la sécurité sociale, «assouplissement» de l'application des 35 heures (ce qui veut dire accentuer encore la flexibilité du travail), Lionel Jospin annonce qu'il prendra à bras le corps les grands dossiers désignés par l'organisation patronale. Il s'inspirera des solutions que le MEDEF a mises au point, le plus souvent au cours d'un «dialogue social responsable et constructif» avec les directions syndicales: la CFDT de Nicole Notat sur presque tous les dossiers, mais aussi sur telle ou telle question avec les dirigeants de la CGT ou de Force ouvrière. Le programme que Lionel Jospin et le Parti socialiste présentent est donc une variante de celui défendu par Jacques Chirac. La forme diffère. Sur les points essentiels, le fond est identique. Au point que la «campagne» tourne à la farce, les «entourages» des deux principaux candidats s'accusant, sur l'aggravation de la répression contre la jeunesse (la «sécurité»), la réforme des retraites ou la réduction des effectifs de la fonction publique et le démantèlement du statut des fonctionnaires (la «modernisation de l'Etat») de plagiat. Les épouses sont mobilisées. Tout est affaire de «communicants», d'image. La campagne électorale se résume à une affaire de mise en scène. Lionel Jospin propose à l'électorat du centre et de la droite de le sacrer roi, insistant sur son âge et son énergie par opposition à Jacques Chirac, vieux, usé et corrompu. Sa campagne a été placée sous le slogan «présider autrement» pour atteindre les mêmes objectifs mieux, plus vite qu'un Chirac atteint par les scandales financiers ainsi que par l'échec électoral cuisant, en 1997, de son premier ministre, Alain Juppé. Jean-Pierre Chevènement [de 1997 à 2000, ministre de l'Intérieur du gouvernement Jospin, démissionne en automne 2000] cherche à mordre sur l'électorat dit «gaulliste» comme sur celui du Parti socialiste. Il ne fait que défendre, lui aussi, une variante du programme du MEDEF. Après un début tonitruant, sa campagne s'est centrée sur la seule question «sécuritaire» où son expérience comme ministre de l'Intérieur lui donne un «avantage comparé». Désintérêt et scepticisme du corps électoral De tout cela, une part très importante des électrices et des électeurs - dont sont toujours et même plus que jamais exclus les travailleurs immigrés - ont une perception très claire. Dans un sondage qui a été reçu comme un choc, les deux tiers des sondés ont déclaré qu'ils trouvaient la campagne électorale telle qu'elle s'est engagée soit «sans intérêt», soit d'un «faible intérêt». En réponse à une autre question, 74% d'entre eux considèrent que les programmes de Lionel Jospin et de Jacques Chirac sont «identiques» ou «pratiquement identiques». C'est évidemment de la part des électeurs potentiels la preuve d'une perspicacité et d'une maturité politiques considérables. Plus d'un tiers déclarent qu'ils n'ont pas encore fait leur choix. La grande crainte de la «classe politique» est donc que les chiffres record de l'abstention lors des élections municipales de 2001 se répètent à l'occasion de l'élection présidentielle. Le discrédit touche de plein fouet le PCF et les Verts. Une partie très importante des électrices et des électeurs ayant voté pour eux dans de précédentes élections législatives ou présidentielles ont vu les ministres et les groupes parlementaires de ces partis s'aligner sur les orientations de Jospin. Ce dernier n'avait que faire du caractère supposé «pluriel» du gouvernement dès que sa propre position était arrêtée, comme sur celles du Parti socialiste lors des votes cruciaux à l'Assemblée nationale. Aussi bien Robert Hue [secrétaire national du PCF depuis 1994, «partage» cette responsabilité avec Marie-George Buffet, actuelle ministre de la Jeunesse et des Sports] que Noël Mamère [député Vert à l'Assemblée nationale; il prendra «irrévocablement» le témoin d'Alain Lipietz dans la course aux signatures à la présidentielle] sont en perdition. Ils savent d'ores et déjà qu'à elle seule Arlette Laguiller [porte-parole de l'organisation Union communiste (trotskyste), connue par le titre de son hebdomadaire, Lutte ouvrière] va avoir un score électoral très supérieur à l'un et à l'autre. La somme des voix qui se porteront sur des candidats se réclamant du trotskisme [LO, Olivier Besancenot de la Ligue communiste révolutionnaire et Daniel Gluckstein du Parti des travailleurs] va peut-être devancer sensiblement les débris de la gauche plurielle. Mais comme les maigres chances du PCF et des Verts d'avoir des députés lors des législatives de juin prochain dépendent exclusivement du bon vouloir du Parti socialiste, ces deux formations sont réduites à des gesticulations. Robert Hue a choisi le thème «aider la gauche à rester la gauche». Tous ses anciens électeurs et électrices savent que c'est sa politique de soutien à Jospin qui a contribué à ce que la «gauche» n'en soit plus une. Qui va croire en sa capacité de peser sur un choix quelconque de Jospin alors qu'il ne va peut-être même pas atteindre 5% des voix? Quant à Noël Mamère, il cherche à redresser une campagne désastreuse (elle fait même regretter aux Verts la candidature d'Alain Lipietz), en lançant à Jospin un «ultimatum» ayant trait à la politique nucléaire, «ultimatum» qu'il n'a aucun moyen de mettre en pratique. Le désintérêt et le scepticisme des électrices et des électeurs à l'égard des scrutins, mais aussi plus largement de la politique telle qu'elle est pratiquée dans les institutions de la démocratie parlementaire contemporaine en France - la même chose est vraie pour la majorité des pays de l'Union européenne - a récemment fait l'objet de nombreux essais et études. Les plus lucides l'attribuent à ce qu'ils nomment un processus de «dépossession» de ces institutions: «Le vrai pouvoir s'est déplacé ailleurs, dans les coulisses de la finance, dans les institutions indépendantes de la gouvernance mondiale - tribunaux et comités divers -, dans les états-majors de l'industrie et dans les studios où sont produites les nouvelles images. [...] Le pouvoir excessif des marchés et des institutions non élues ne supprime pas la démocratie parlementaire, qui garde ses formes et ses rituels. Elle la prive de contenu.» 2 L'auteur d'un autre essai sur les mêmes problèmes conclut qu'un renouveau de l'intérêt des citoyens pour la politique et qu'une «renaissance du pouvoir» exigeraient de «tout réinventer: le principe de souveraineté, le siège des décisions et l'usage du bien public» 3. Les lecteurs de à l'encontre auront reconnu là, dans le langage de la science politique universitaire, une assez bonne formulation de ce que le peuple argentin a commencé à entreprendre avec d'énormes difficultés et face aux pires dangers. Gouvernement de «ceux d'en bas» et candidatures de l'extrême gauche Cette «réinvention» indispensable vaut aussi pour la France. Ici, comme ailleurs, les salarié·e·s (du secteur public comme du privé), les chômeurs et la jeunesse - aussi bien celle qui subit de plein fouet l'exploitation et la marginalisation sociale que celle qui prend conscience au cours de ses études de l'impasse du système capitaliste et qui s'engage dans la bataille d'idées dont le mouvement «anti-mondialisation» est un des terrains - se trouvent face à une situation dont eux seuls ont la solution. Confrontés à des candidats et des partis qui annoncent qu'ils vont faire, à quelques nuances près, la même politique, la question qui se pose aux salariés et à la jeunesse peut être formulée de la façon suivante: «Comment et avec qui agir pour dégager des solutions conformes aux intérêts et aux aspirations de l'écrasante majorité et pour mettre ces solutions en œuvre? Dans quelles formes, avec quelles méthodes et avec quel programme immédiat, un gouvernement agissant pour et avec la participation de la majorité du peuple doit-il travailler?» A un moment critique (la guerre civile: guerre de Sécession) où il fallait donner une présentation radicale de la démocratie américaine, Abraham Lincoln [président des Etats-Unis de mars 1861 à avril 1865] a eu une formule, qui a ensuite été travestie et transformée en pure façade idéologique d'une domination oligarchique et impérialiste sans fard. C'est celle du «government of the people, by the people, for the people». Elle pourrait être récupérée et mise en bon usage. La sortie de l'impasse dans laquelle apparaît enfermée la société et la découverte d'une issue, permettant de rompre avec le sentiment d'impuissance, d'enlisement et de frustration ne se trouvent-elles pas aujourd'hui dans une revitalisation de l'idée d'un gouvernement de «ceux d'en bas», par «ceux d'en bas» et pour «ceux d'en bas», c'est-à-dire un gouvernement de l'immense majorité afin de donner des réponses pour la société entière que «ceux d'en haut» ne peuvent plus fournir. Ce travail de ré-appropriation serait plus facile en France que dans bien d'autres pays européens, puisque ici le «gouvernement de ceux d'en bas, pour ceux d'en bas» a une histoire et des formes institutionnelles qui ont été reconnues et analysées. Elles demeurent le socle véritable de «l'exception française», à savoir l'aptitude particulière du peuple à une révolte à laquelle il donne un contenu politique autant que social. Ces formes ont surgi au cours de la Révolution française de 1789-1793 et ensuite pendant la Commune de Paris de 1871, avant d'affleurer de nouveau en 1936 et puis en 1944-1945. La «forme politique enfin trouvée du gouvernement de la classe ouvrière» 4, qui est née et a fonctionné pendant la Commune, est un système de démocratie représentative faisant appel à des dispositifs qui cherchent à combattre le dessaisissement politique de «ceux d'en bas» au moyen du contrôle et de la révocabilité permanents des élus. La ré-appropriation de formes contemporaines du «gouvernement de ceux d'en bas, pour ceux d'en bas» commence par la résistance et le refus intransigeants. Dans une situation où on va se trouver face à un nouveau président et à des partis qui annoncent qu'ils vont faire, à quelques nuances près, la politique que leur demandent le MEDEF et les institutions européennes - qui sont un rouage essentiel de la mondialisation capitaliste -, il n'y a guère, dans un premier moment, qu'une réponse: résister, résister et résister encore, au gouvernement et au patronat, mais aussi aux directions syndicales qui prônent l'adaptation et qui acceptent le «dialogue social» [expression française de la formule helvétique: politique du consensus]. C'est ce qui a été fait lors des grandes grèves de novembre et décembre 1995, puis de nouveau par les parents d'élèves et les enseignants dans le département de Seine Saint-Denis, puis dans le Gard et l'Héraut, puis par les traminots de Rouen, Marseille et de tant d'autres villes, et maintenant par les jeunes salariés précaires de MacDo et de la FNAC (chaîne de librairies, disques, etc). Au départ, il n'y a d'autre choix que de généraliser la résistance, le refus, de les élever pendant un temps au niveau d'un principe de vie, en sachant sur la base de l'expérience historique, qui n'est pas celle de la France seulement, que pour les salariés et leurs enfants, chômeurs et non-chômeurs, la voie vers un «autre monde» est toujours issue de la résistance et du regroupement. L'élection présidentielle de fin avril-début mai voit trois candidats d'extrême gauche se présenter; ils se réclament des trois principaux courants «historiques» du trotskisme français. On ne peut que regretter que, cette fois-ci encore, ces trois organisations [LO, LCR, PT] se présentent divisées et donc concurrentes et qu'elles obligent les salarié·e·s, les chômeurs et la jeunesse à prendre acte de leur rivalité. Certes, cette division renvoie à une exigence - à laquelle elles ont répondu différemment - d'interroger leur passé pour mieux faire face à la prise en compte des éléments originaux de la période historique présente. Mais puisque les trois candidats sont les seuls à se réclamer dans ces élections de la défense des salariés, beaucoup de voix, peut-être 10% des votants du premier tour, se porteront sur leur nom. Ce sera bien plus qu'un «vote protestataire»; ce sera un vote anticapitaliste exprimant avec des degrés de conscience divers, souvent élevés, une demande d'unité autour d'un programme de défense des salariés, des chômeurs et des jeunes. Dans le temps qui leur reste pour mener leur campagne, les trois candidats peuvent utiliser leur temps de parole et leurs interventions à la radio et à la télévision pour exprimer avec force, au besoin avec rage, les colères, les souffrances et les aspirations des exploité·e·s et des dominé·e·s qu'ils rencontrent devant les piquets de grève et lors des réunions dans les quartiers ouvriers et populaires. Ils aideront ainsi des couches de salariés à préparer la résistance contre le vainqueur d'une élection politiquement sponsorisée par le patronat. Ils feront œuvre utile. Ils seront entendus et recueilleront plus aisément encore les voix des salariés, des chômeurs et des jeunes. Ils pourront ouvrir la voie à des mouvements sociaux et à des actions considérables, susceptibles de modifier, en jonction avec des processus pareils en Italie et ailleurs, les rapports politiques avec le Capital. Ainsi pourrait s'enclencher la «ré-appropriation» mentionnée plus haut. - 26 mars 2002 1. En mai 1958, le général de Gaulle forme un gouvernement qui reçoit la «confiance» de l'Assemblée nationale le 1er juin; le gouvernement de Gaulle élaborera un projet de Constitution, taillé sur mesure, qui sera finalement soumis à un référendum et accepté le 28 septembre 1958. - Réd.2. Laurent Joffrin, Le gouvernement invisible, Paris, Arléa, 2002.3. Michel Guénaire, Déclin et renaissance du pouvoir, Paris, Gallimard, collection «Le débat», 2002. 4. Voir Karl Marx, La guerre civile en France. Concernant les positions K. Marx et de F. Engels, on peut consulter Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), collection «Actuel Marx Confrontation», 1998.
* Auteur de La mondialisation du capital, Paris, Editions Syros, 1997, 2e éd. 1998, et de Tobin or not Tobin, Paris, L'Esprit Frappeur, 1999; rédacteur en chef de la revue Carré Rougeet membre du conseil scientifique de Attac France. Haut de page
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