N°6 - 2002

Ombres... françaises

Contre la politique spectacle

Jean-Marie Vincent*

Rien ne symbolise mieux l'état de la politique en France que le débat sur la sécurité entre les principaux leaders politiques. Jacques Chirac, Jean-Pierre Chevènement et Lionel Jospin rivalisent d'ingéniosité pour apparaître comme particulièrement fermes dans leur volonté de répression de la criminalité et de la délinquance.

Ce débat indigne et indigent ne fait évidemment que masquer les véritables problèmes: le chômage, les inégalités sociales, les difficultés scolaires, les vies sans horizon dans un monde où la corruption règne en maître. Il masque aussi le rôle de la violence institutionnelle, particulièrement celle de la justice et de la police. Cette violence institutionnelle se fait de plus en plus lourde, les interpellations et les arrestations sont de plus en plus nombreuses, les peines infligées de plus en plus longues. Mais cela n'a pas d'effet vraiment dissuasif, à la fois parce que les prisons alimentent la criminalité et parce que les réactions des jeunes sans cause se font de plus en plus dures (destructions diverses, rodéos, etc.).

La répression, en ce sens, fait de moins en moins la preuve de son efficacité. Les forces de l'ordre elles-mêmes (juges, policiers, administration pénitentiaire) commencent à s'inquiéter de cette situation et se divisent sur les solutions à trouver et à proposer. Il y a une crise rampante des appareils répressifs et beaucoup commencent à s'en rendre compte. Selon un sondage publié par Le Figaro du 18 mars 2002, 72% des personnes interrogées mettent l'accent sur la prévention et l'éducation alors que 27% seulement privilégient la répression. Fait encore plus étonnant, seuls 12% se prononcent pour le rétablissement de la peine de mort. Ces prises de position sont d'autant plus frappantes que les phénomènes de délinquance sont montés en épingle par les médias. A l'évidence, les hommes politiques rencontrent un très grand scepticisme dans de nombreuses couches sociales lorsqu'ils entonnent des refrains guerriers.

Un fossé entre les appareils et les salarié·e·s

Mais cela ne vaut pas seulement pour les problèmes de sécurité (très sensibles pour les milieux populaires), mais pour presque toutes les questions qui concernent de près ou de loin la majorité des Français (chômage, logement, école, niveau des salaires, retraites, etc.).

Un fossé est en train de se creuser entre les appareils politiques dominants (RPR et Parti socialiste) et la majeure partie des salarié·e·s. Ces appareils, certes, ont toujours beaucoup de moyens pour obtenir des soutiens électoraux et pour occuper la scène médiatique. Ils ont aussi de nombreux soutiens dans les couches qui profitent de la mondialisation néolibérale ou n'ont pas trop à en souffrir. Mais les signes de désaffection à leur égard se multiplient: perte d'effectifs, difficultés à recruter des jeunes.

Contre ces mouvements de retrait, les deux grands appareils politiques pratiquent volontiers la démagogie, ils ne sont en particulier pas avares de promesses mirifiques comme les promesses de baisse de l'impôt de Jacques Chirac ou celles de Jospin pour les sans domicile fixe et les chômeurs (900000 chômeurs en moins sur cinq ans).

Il suffit toutefois de regarder d'un peu plus près la philosophie qui inspire les projets de Jospin et de Chirac pour se rendre compte qu'ils sont profondément marqués par l'économisme et qu'ils restreignent volontairement le champ de la politique. Les deux projets tablent essentiellement sur la croissance pour combattre le chômage et ne s'opposent naturellement pas aux licenciements économiques. Le projet Jospin est certainement plus social que celui de Chirac. Il prévoit des mesures ambitieuses en matière de formation continue et l'emprunt aux associations de mal logés ou de sans-abri du programme de couverture logement universelle (CUL). Mais les projets Jospin et Chirac se ressemblent beaucoup en ce qu'ils prévoient des réductions d'impôt importantes (impôts sur le revenu pour Chirac, suppression de la taxe d'habitation pour Jospin). Le projet Chirac est, bien sûr, clairement en faveur de nouvelles privatisations, mais le projet Jospin n'écarte pas l'entrée du capital privé dans des firmes publiques.

Il y a pour le moment une différence de taille entre les deux projets. Celui de Chirac est très proche du programme de refondation sociale du MEDEF [Mouvement des entreprises de France, organisation patronale]. Ce programme met les contrats inégaux [dimension asymétrique structurelle des rapports contractuels entre Capital et Travail] entre patronat et syndicats pratiquement au-dessus de la loi. Chirac et ses collaborateurs se taisent hypocritement sur d'autres aspects de la refondation sociale, en particulier les propositions de privatisation partielle de la sécurité sociale (les caisses publiques d'assurance maladie étant mises en concurrence avec les assureurs privés). Mais comme le projet chiraquien est pour une réduction massive des coûts sociaux du travail (c'est-à-dire les cotisations patronales à la sécurité sociale), il n'y a plus qu'un pas à franchir pou arriver sur les positions du MEDEF. On peut faire des constatations du même genre pour l'enseignement, la formation, etc. Il n'est même pas exagéré de dire que le MEDEF exerce une influence croissante sur une organisation, le RPR, qui s'est peu à peu dépouillée de ses oripeaux gaullistes et qui, n'ayant plus de profil propre, ne voit son salut qu'en nageant dans le courant de la mondialisation néolibérale.

Le PS et le MEDEF

Le Parti socialiste offre une certaine résistance à cette refondation sociale et les affrontements entre le gouvernement Jospin et le MEDEF n'ont pas manqué, notamment sur les 35 heures que Chirac aimerait réaménager pour les vider de leur contenu.

Mais on se doit de rappeler que Lionel Jospin, après l'avoir condamné dans sa campagne électorale de 1997, s'est rallié au pacte de stabilité d'Amsterdam (juin 1997), que son gouvernement a plus privatisé que celui d'Alain Juppé et qu'il ne s'est pas opposé au vent néolibéral qui souffle dans les instances de l'Union européenne et internationales (FMI, OMC, Banque mondiale).

Quand on lit les déclarations dites critiques de Jospin ou de ses ministres, on s'aperçoit d'ailleurs qu'elles ne vont pas au-delà d'une critique des excès de la mondialisation néolibérale et de vœux pieux pour lui donner un visage humain. On constate également qu'au cours de ses cinq années d'existence, le gouvernement Jospin n'a rien entrepris cotre la déréglementation dans toute une série de domaines. Idéologiquement, une grande partie de l'appareil du Parti socialiste est totalement inféodée au néolibéralisme et elle ne manque jamais une occasion de dénoncer la ringardise de ceux qui ne veulent pas croire aux vertus du marché et des formes actuelles de la mondialisation.

C'est dire que la résistance à la refondation sociale du MEDEF est en fait largement conditionnée par les pressions que subiront Jospin et le Parti socialiste et surtout par la force du mouvement social. Dans la conjoncture électorale actuelle, les alliés de la gauche plurielle essaient d'apparaître comme les garants de l'ancrage à gauche de Jospin et du PS. Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont guère crédibles.

Les coups de gueule de Noël Mamère [candidat des Verts encore à la recherche des 500 signatures d'élus] sur le nucléaire ne peuvent faire oublier que les Verts ont avalé toutes les orientations gouvernementales sans avoir d'indigestion. Le gauchissement progressif de Robert Hue (après avoir tapé sur Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn) ne l'a pas empêché de se faire brocarder par les manifestants CGT d'EDF ­ - Electricité de France -, dont beaucoup de membres du Parti communiste, pour la participation gouvernementale du PCF. Manifestement, les salariés d'EDF, massivement mobilisés contre la privatisation, voulaient donner un avertissement, par Hue interposé, à Lionel Jospin lui-même. Cruellement, le quotidien Libération du 21 mars traitait Robert Hue de supplétif de Jospin.

Une extrême gauche trotskiste

C'est cela qui explique la percée spectaculaire d'Arlette Laguiller, créditée dans les sondages de 10% des intentions de vote. On peut, bien entendu, minimiser ce phénomène, en disant qu'il s'agit d'un rassemblement hétéroclite de mécontents, de votes protestataires qui ne portent pas à conséquence pour la période post-électorale.

C'est aller bien vite en besogne, car Arlette Laguiller attire beaucoup d'électeurs traditionnels du PCF, des déçus du jospinisme, mais aussi beaucoup de jeunes et de femmes qui veulent manifester leur défiance, leur rejet des formes actuelles de la vie sociale.

De ce point de vue, il n'est pas indifférent qu'Arlette Laguiller se réclame de l'extrême gauche trotskiste. Ses électeurs potentiels n'ignorent pas cette appartenance et même pour beaucoup d'entre eux la soutiennent à cause de cette appartenance, sans pour autant adhérer à toutes les positions de la candidate. Simplement, la référence trotskiste apparaît comme un gage de radicalité, d'une radicalité qui n'est pas suspecte d'être l'héritière du communisme soviétique et des autres communismes d'obédience stalinienne, d'une radicalité qui, en même temps, ne renonce pas à mettre en question, au-delà de la mondialisation néolibérale, le capitalisme lui-même.

La réputation de sectarisme du trotskisme, particulièrement la réputation de sectarisme de l'organisation d'Arlette Laguiller (Lutte ouvrière - Union communiste), ne semble plus un obstacle majeur à lui apporter un soutien.

Dans le débat politique actuel, si le trotskisme est toujours diabolisé à droite, il est affecté d'un signe positif par certains secteurs de la gauche. Son audience est croissante depuis les grandes grèves de fin 1995 tant au niveau électoral (élections municipales, élections régionales, élections européennes) que dans les mouvements sociaux, ici il est fait référence avant tout à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire).

Il ne peut être question pour autant de parler d'une montée révolutionnaire. Tout cela se situe toutefois dans un contexte de radicalisation (le mouvement «anti-mondialisation») et de renouveau syndical partiel (la montée des syndicats SUD). Beaucoup de jeunes, en particulier, ne veulent plus en rester à une simple révolte morale contre les méfaits du capitalisme et cherchent les voies d'un nouveau militantisme. Ils utilisent pour cela les instruments qui sont disponibles et parmi ceux-ci les organisations trotskistes lorsqu'elles sont ouvertes à leurs problèmes. En ce sens, les organisations trotskistes ne sont pas perçues comme des organisations d'avant-garde, mais comme des éléments qui peuvent contribuer au renouvellement d'une politique révolutionnaire. L'appui que trouvent les organisations trotskistes dans les circonstances présentes ne signifie pas qu'on leur donne un blanc-seing.

Pour un radicalisme à-venir

C'est pourquoi les organisations trotskistes doivent faire leur propre bilan, le bilan du trotskisme et s'interroger sur les mues qui sont nécessaires pour jouer un rôle pleinement positif dans les processus qui se déroulent actuellement.

De ce point de vue, il y a un piège à éviter, celui de la médiatisation. La presse, la télévision et les maisons d'édition sont maintenant friandes de débats, d'articles, d'interviews sur le trotskisme. On s'émerveille de sa survie, on loue le dévouement, le désintéressement et le courage de ses militants. En même temps, on transforme son histoire en roman d'aventures ou d'espionnage de sectes utopiques qui ne porte pas vraiment à conséquence. Malgré sa vogue actuelle, le trotskisme a son avenir derrière lui. L'objectif des médias est clairement de faire de ceux qu'influence le trotskisme des bêtes curieuses ou des histrions qu'on peut exhiber dans certaines foires intellectuelles.

Pour éviter ces chausse-trapes, il est donc du devoir de ceux qui peuvent le faire de passer le trotskisme au crible de la critique pour éclairer ses insuffisances, voire les obstacles qu'il peut mettre au renouveau de la pensée révolutionnaire. La mondialisation néolibérale est un défi lancé aux opprimé·e·s et aux exploité·e·s de la planète comme le montre éloquemment le cynisme des Occidentaux à la conférence de l'ONU tenue à Monterrey au Mexique [elle s'est déroulée du 18 au 22 mars et s'est centrée, en réalité, sur la conditionnalité imposée par les Etats-Unis et les autres pays impérialistes à tout pays de la périphérie pour obtenir une supposée aide financière].

Il faut être à la hauteur de l'adversaire et démontrer qu'avec lui il ne peut y avoir de normalité, de progression à petits pas vers de meilleures conditions d'existence. Au centre de la réflexion et des expérimentations sur le terrain, il faut placer la lutte contre la politique spectacle, mode d'expropriation des activités collectives et des modalités d'expression.

L'élection présidentielle française témoigne largement de cet état de fait, elle sert largement un théâtre d'ombres. Et il ne suffit certainement pas de lancer comme Arlette Laguiller des appels à la création d'un parti communiste révolutionnaire pour faire reculer une culture politique dégradée qui s'aligne de plus en plus sur la culture de la publicité. - 24 mars 2002

 

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