N° 4 Janvier 2002

Il y a dix ans, la bourgeoisie helvétique publiait son premier «Livre blanc».
Bouleversements chez les salariés (II)

Le difficile apprentissage d'une réappropriation du conflit

An X de la contre-réforme: un état des lieux  montre que la bourgeoisie de ce pays a réussi à imposer, pour l'essentiel, les options affichées dans ses deux «Livres blancs» de 1991 et 1995, et qu'elle prépare, dans divers domaines, un «nouveau service» (voir la première partie de cet article dans «à l'encontre», N° 3, décembre 2001 - il peut être consulté sur notre site www.alencontre.org, archives). C'est cette position de force qui explique ce qui peut, à tort, apparaître parfois comme des hésitations de la droite, alors qu'il s'agit de différences secondaires et de manúuvres dans le cadre de la mise en œuvre d'un programme incontesté sur le fond. Le nouveau président du Parti radical, le conseiller national Gerold Bührer, membre de la direction du groupe industriel Georg Fischer (SH), le confirme dans un entretien accordé au quotidien économique «l'agefi»: «Réussir des grosses conceptions stratégiques est par nature difficile. Il faut toujours se demander quel est le meilleur moment. Un processus stratégique peut être lancé, reste à savoir tactiquement quand survient le meilleur moment pour son aboutissement.» (18 décembre 2001)

Après la «décennie des dominants», quel est le potentiel de résistance sociale des dominé·e·s?

J.-F. Marquis

Partons d'un constat. Les manifestations de «mécontentement social» ont été de la part des salarié·e·s plus nombreuses ces dernières années, même si elles sont restées dans des proportions tout helvétiques. Les raisons ne manquent pas, si l'on pense aux chocs, aux tensions et aux déstabilisations produits par la contre-réforme conservatrice. Quelques exemples.

Déclassements collectifs

Ainsi, des couches entières de salarié·e·s sont en train d'être collectivement déclassées et déstabilisées. C'est en particulier le cas des personnels des deux ex-régies fédérales, les CFF et les PTT. Ayant hérité de l'histoire de ces régies un degré d'homogénéité (appartenance à une entité avec ses règles et traditions), relativement important mais qui s'érode vite, ces salariés ont vu, en quelques années, leurs repères sauter. L'entreprise pour laquelle ils travaillent a changé de nom, de statut, de fonctionnement. L'emploi, jadis sûr, est désormais précarisé, voire liquidé à coups de grosses charrettes. La sécurité-stabilité du statut de fonctionnaire a été jetée aux orties. La manière dominante de concevoir le travail a été bouleversée: le (quasi) représentant de l'Etat, un brin autoritaire mais effectivement au service des usagers, étant remplacé par une myriade d'agents commerciaux à la chasse aux clients et au rendement… et en concurrence entre eux. La charge de travail n'a cessé de croître. Les mécanismes de qualifications reconnues se sont individualisés dans un rapport hiérarchique.

Ces changements forment le substrat d'un mécontentement persistant et qui, de temps à autre, s'exprime publiquement. Deux exemples très récents. La moitié des mécaniciens de locomotives ont signé cet automne, en protestation aux conditions de travail qui leur sont faites, une pétition exigeant la démission du président du conseil d'administration des CFF, le Dr Thierry Lalive d'Epinay. La convention collective de travail (CCT) négociée à La Poste, et cautionnée par les directions syndicales, s'est heurtée à une opposition importante des postiers membres du Syndicat de la communication (cf. à l'encontre N° 2, voir notre site). Puis, une majorité des délégué·e·s de ce syndicat a rejeté l'accord salarial conclu par sa direction avec La Poste, renvoyant la question à l'instance d'arbitrage prévue par la CCT. Par contre, la protestation n'a quasiment pas pris de forme visible à Swisscom, la branche des PTT qui a pourtant subi ces dernières années la «révolution» la plus ample et la suppression de plusieurs milliers d'emplois. Alors que les syndicats des anciennes régies fédérales étaient dans le passé de véritables institutions, étroitement liées aux directions sans que cela provoque de sérieuses protestations, la défiance et la désaffection à leur égard sont aujourd'hui manifestes parmi de nombreux secteurs de salarié·e·s.

D'autres pans des services publics, communaux ou cantonaux, ont subi des sorts similaires. Cela a parfois provoqué des mobilisations d'ampleur et même une double grève, en 2000, à la Zeba, la blanchisserie privatisée de Bâle, contre des baisses massives de salaires.

D'une certaine manière, les paysans vivent aussi un choc semblable. La situation désespérée de nombre d'entre eux, et le potentiel explosif que cela recèle, a été mise en évidence par les récents blocages des centres de distribution de Coop et de Migros en Suisse romande par les paysans d'Uniterre. L'abandon progressif des exploitations est cependant resté durant toute cette période la principale «réponse» à la nouvelle politique agricole du Conseil fédéral.

Réactions dispersées et inabouties

Dans la construction, dans de vastes secteurs de l'industrie ou encore, de manière plus sporadique pour l'instant, dans certains services (banques et assurances), la règle imposée avec plus de force durant les années 1990 est celle des restructurations sans cesse recommencées, des licenciements au moindre signe de ralentissement - ou simplement de rentabilité «insuffisante» -, d'une précarité banalisée et d'une flexibilité omniprésente. Peur, mais aussi mécontentement se sont enflés.

Un renouvellement conventionnel comme celui de 1999 dans le bâtiment, au sortir des années de crise, a été l'occasion, dans les régions où le syndicat avait préparé le terrain, d'une expression revendicative de ce mécontentement. Ailleurs, la mobilisation fut par contre faible. La direction du Syndicat industrie et bâtiment (SIB) put ainsi facilement imposer la «médiation Couchepin» (cf. à l'encontre N° 2, voir notre site).

La fermeture dans les régions zurichoise et bâloise des sites du groupe ABB produisant en Suisse du matériel pour les chemins de fer a montré fin 1999 la révolte - et le début d'action collective, malgré le frein de la FTMH - que pouvait susciter parmi les salarié·e·s la décision brutale d'un grand groupe de sacrifier des milliers d'emplois à des objectifs de rentabilité. On pourrait dire la même chose de la grève organisée en 2000 contre la liquidation de leur entreprise par les travailleurs de Sapal à Ecublens-Vaud (fabrique de machines d'emballages, intégrée au groupe SIG dont le siège est Neuhausen am Rheinfall-Schaffhouse).

Cependant, pour ces réactions, et quelques autres, combien de suppressions d'emplois, de liquidations d'entreprises (y compris des symboles comme Sulzer), de dégradations brutales des conditions de travail, imposées sans opposition collective notable? De plus, ces quelques actions sont restées, dans leur écrasante majorité, sans lendemain. Sans même parler de victoire, aucun de ces conflits n'a pris la forme d'une bataille menée jusqu'au bout, avec détermination. A chaque fois, les directions syndicales ont tout fait pour que cela ne se produise pas ou, ayant intégré au plus profond de leur psyché l'impossibilité de toute action directe, se sont simplement plaintes d'apprendre les fermetures par la presse. Dans leur univers mental, les salariés comme acteur collectif, comme protagoniste d'un conflit, n'existent pas.

Professions déstabilisées

Des couches de salarié·e·s, comme le personnel soignant ou, dans une certaine mesure, les enseignant·e·s, sont pris en tenaille entre des exigences contradictoires.

Les mesures d'austérité et la «rationalisation» des services de santé ont eu pour effet de multiplier la charge de travail, tout en rendant plus difficile le fait de travailler effectivement - en termes de disponibilité, et de possibilité d'appliquer et donc de vérifier collectivement leur savoir - selon les critères que commande l'éthique professionnelle du métier, largement partagée par les membres de la profession. Cela au même moment où la reconnaissance salariale, et donc aussi sociale, de ces professions, majoritairement féminines, n'est pas au rendez-vous.

Les manifestations de protestation ont été amples dans toute la Suisse ces deux dernières années et elles ont débouché sur un des rares mouvements nationaux de branche d'ampleur, avec la journée de protestation du 14 novembre 2001. Plus de 23000 membres du personnel de la santé y ont participé (cf. à l'encontre N° 3, voir notre site). Confrontés à de réels problèmes de recrutement et de stabilisation du personnel, nombre de cantons ont d'ailleurs été obligés de faire des concessions salariales durant la dernière période.

Dans plusieurs cantons, le personnel enseignant a également été à la pointe d'actions contre les mesures d'austérité, exprimant certainement aussi, au-delà des revendications immédiates, le malaise d'une profession dont les conditions sociales d'exercice se sont détériorées.

Les fruits de l'atomisation

Des centaines de milliers de salarié·e·s, d'autant plus atomisé·e·s que leurs craintes et leurs aspirations n'ont en général pas pu s'exprimer dans le cadre de mouvements revendicatifs organisés, ont fait l'expérience ces dernières années de formes diverses de fragilité et de précarité, qu'ils n'imaginaient pas pouvoir les frapper: perte d'emploi, salaire bloqué, voire abaissé; obligation d'accepter des contraintes et une flexibilité croissantes; insécurité face à l'avenir; etc.

Les expressions publiques des réactions à ces déstabilisations ont été très diversifiées: exceptionnellement, le refus de certaines lois symbolisant l'injustice des régressions sociales en cours, comme la première révision de la Loi sur le travail (1996) ou la baisse des indemnités de chômage (1997); bien plus souvent un désintérêt encore accru pour la «chose publique», ou encore des votes protestataires, que capte notamment l'UDC (ce qui ne constitue qu'une des diverses facettes du vote l'UDC).

Dissidences et limites

Il existe également, sous des formes très diverses, une prise de distance à l'égard du marché triomphant: disponibilité assez large à entendre une critique du «néolibéralisme» et, plus largement, de l'«ordre social» dans lequel nous vivons; pour une couche beaucoup plus étroite, adhésion à l'exigence d'une rupture avec l'automate aveugle et destructeur de la valorisation du capital.

L'écho durable rencontré par le «mouvement anti-mondialisation», particulièrement parmi une couche de jeunes, est une des expressions de cette réalité. Ou, à leurs manières, les mobilisations diverses qui ont eu lieu dans le sillage de la Marche mondiale des femmes en 2000. Le mouvement national des sans-papiers, porteur d'exigences (régularisation collective et libre circulation des personnes) en rupture radicale avec la politique d'immigration officielle, traduit aussi une dissidence avec l'ordre triomphant (cf. à l'encontre N° 0, 2 et 3, voir notre site). De même que la disponibilité manifestée cet automne par de nombreux jeunes à participer aux débuts de mobilisation contre la guerre; il est cependant difficile, pour l'instant, que se coagule un mouvement contre la guerre, face à des victoires militaires rapides de l'impérialisme américain et dans un contexte où la machine médiatique décentre les préoccupations et réduit des événements d'ampleur historique à la dimension d'une chasse à courre contre un terroriste milliardaire.

Cela dit, il est évident qu'une revendication comme l'interdiction des licenciements n'a qu'une audience marginale en Suisse. Alors qu'elle a rencontré en France un écho très ample sans pour autant aboutir à des victoires. Une telle revendication traduit le refus d'une soumission aux contraintes du capitalisme mondialisé; elle peut mûrir plus aisément sur un terrain où conflits politiques, débats sociaux et expériences transmises de luttes façonnent la «manière de se voir» et de concevoir son rôle de protagoniste.

L'exigence d'un service public (postal en premier lieu) restant largement accessible est une des seules revendications, contrecarrant une soumission complète à la logique du marché, à avoir rencontré à l'échelle nationale une audience populaire large. Le test d'une opposition des usagers et des salariés à la fermeture de bureaux dans les villes est là. Quelques batailles directes - et non pas déléguées à la démocratie semi-directe! - pourraient faire converger le droit de résister aux licenciements et celui de défense modernisation démocratique du service public.

Dispersées aux quatre vents?

Face au tableau brossé, une question se pose: que peut-il advenir de tout cela?

En effet, l'essentiel de ces diverses expressions de «mécontentement social», particulièrement celles en prise directe avec le monde du travail, ne se sont pas soldées pour l'instant par la capacité à mettre des crans d'arrêt à la contre-réforme bourgeoise. Un découragement est dès lors inévitable. Il se combine parfois avec une déception, pouvant être «définitive», à l'égard des «syndicats» ou de «la gauche», perçus - à juste titre - comme ne «faisant pas leur travail» (cf. la première partie de cet article dans à l'encontre N° 3, ainsi que l'encadré «Les marchands d'illusions»).

Quelles sont les conditions pour que ces protestations laissent néanmoins, même à une échelle plus réduite, des traces utiles? La réponse à cette interrogation tient, pour une part importante, dans une autre question: dans quelle mesure est-il possible de faire en sorte que les quelques mobilisations soient, à chaque fois, des moments favorisant la constitution de collectifs, de salarié·e·s en particulier: 1° qui réapprennent à devenir les acteurs de la défense leurs droits; 2° qui accumulent un savoir-faire pour construire des solidarités et un sentiment d'appartenance face aux dominants, aux employeurs entre autres; 3° qui déchiffrent la réalité avec d'autres critères, grâce aux fenêtres ouvertes par leurs luttes et à la convergence avec d'autres combats émancipateurs en Suisse - de même qu'en Europe et dans le monde. A partir de là pourrait se dessiner plus concrètement la possibilité de consolider la confiance dans l'action, d'expérimenter la modification de rapports de force et d'envisager des alternatives à une situation présentée comme un ordre naturel par les adorateurs de TINA («There is no alternative» - il n'y a pas d'alternative [au capitalisme]).

Des pas dans cette direction sont tout aussi décisifs que difficiles. Des décennies de paix du travail ont, pour l'essentiel, éradiqué la mémoire de luttes ouvrières et sociales, effacé une identité antagonique, réduit le nombre d'expériences de lutte. Les dépositaires de telles expériences sont aujourd'hui très peu nombreux, particulièrement dans le secteur privé. La pratique de mobilisation accumulée dans le secteur public au cours de la dernière décennie pourrait se solidifier en termes organisationnels et de perspectives, d'autant plus qu'une jonction entre générations militantes s'est opérée.

Reconstituer des collectifs

La lutte organisée ces derniers mois par le mouvement des sans-papiers, ou l'action de longue haleine pour un syndicalisme de combat menée, depuis des années, dans plusieurs fédérations syndicales (SIB, SSP, comedia, notamment) mettent en évidence quelques conditions nécessaires pour progresser vers ces objectifs.

1. Miser sur l'action collective et directe des personnes concernées. Il est décisif que des hommes et des femmes, en coopération avec d'autres, redeviennent les acteurs directs de la défense de leurs droits et de changements sociaux. C'est la condition première pour que se constituent des collectifs ayant une mémoire des combats menés, accumulant des expériences et pouvant, dès lors, insérer leurs actions dans des perspectives plus amples.

Le délégationnisme - parlementaire, médiatique et souvent même de la démocratie semi-directe (initiative, référendum) - maintient au contraire dans la passivité et il prolonge ainsi l'expropriation de la majorité de la possibilité d'agir, et du savoir comment agir, pour transformer son quotidien et la réalité sociale. Il en va de même d'une forme encore plus perverse du délégationnisme: les pseudo-mobilisations «presse-bouton». Les salarié·e·s, apparemment appelé·e·s à être actifs, y sont en fait transformé·e·s en masse de manúuvre manipulée par le «sommet». La direction du SIB est une spécialiste de ce type de «mobilisation».

2. Tisser des liens entre celles et ceux qui luttent pour leurs droits, et chercher ainsi à briser les enfermements construits par les dominants comme par les bureaucraties syndicales ou de ladite «gauche» institutionnelle. C'est la condition pour apprendre des autres expériences et pour inscrire dans une vision plus large, lui donnant du sens, l'action à laquelle on s'associe, même si sa portée peut être fort limitée et si elle n'aboutit pas à un succès immédiat.

3. Mener chaque action en partant de l'exigence d'une défense intransigeante des droits des exploité·e·s et des opprimé·e·s. C'est la condition pour construire la crédibilité d'un projet prétendant qu'il est possible de ne pas se soumettre aux contraintes du marché et au pouvoir des dominants. C'est la condition pour avoir une chance de gagner, ou, ce qui est plus fréquent aujourd'hui, pour que les défaites puissent être productrices d'expériences, et pas seulement de désillusions.

4. Saisir des conjonctures pour, modestement, intervenir dans la façon dont l'agenda politique est présenté. De ce point de vue, au-delà de ses résultats à court terme, le mouvement des sans-papiers a créé un débat public, avec son tempo, et a commencé à donner une légitimé à une revendication - la régularisation collective - jugée hors de propos par certains enfermés dans la pratique institutionnalisée de défense du «droit d'asile». Il est significatif que la Neue Zürcher Zeitung (16.1.2002) titre ainsi un article dans son supplément «Mensch und Arbeit» («Etres humains et travail»): «Le prix pour du travail est une vie en prison. Les sans-papiers ne peuvent exiger des droits ni sur la place de travail, ni dans la vie quotidienne». La NZZ a mieux percé la symbolique politico-sociale de ce mouvement que des praticiens institutionnalisés du droit d'asile.

De même, lorsque la presse titre en une (Le Temps, 17.1.2001: «Le deuxième pilier est ébranlé par les marchés boursiers») sur la fragilité de fonds de pension dépendant de la volatilité des marchés financiers, l'opportunité existe pour relancer et relégitimer la revendication de «retraites populaires», c'est-à-dire d'un système d'assurance sociale qui nécessite une fusion de l'AVS (1er pilier) et du système des caisses de pension (2e pilier).

A une autre échelle, la permanence du «mouvement anti-mondialisation» indique la possibilité de redonner une dimension concrète à une activité anti-impérialiste visant tout d'abord l'impérialisme suisse et démystifiant le discours sur la «non-ouverture de la Suisse». Ayant pris l'appui sur cette jambe, le mouvement de «résistance globale» pourra plus aisément trouver les voies d'une solidarité internationale qui combine initiatives concrètes et débats sur des alternatives au capitalisme.

5. Participer à la reformulation, qui sera nécessairement collective et se fera en dialogue avec les expériences issues des combats menés dans le monde contre les diverses figures de l'oppression et de l'exploitation, d'un horizon anticapitaliste. Il est significatif à cet égard qu'à l'occasion du Forum Social Mondial à Porto Alegre des ateliers vont travailler sur le thème du socialisme à-venir. C'est un début, mais fondamental: développer la réflexion sur les conditions et formes d'une (ré) appropriation par les producteurs et productrices associés du contrôle sur les ressources essentielles de la planète et sur leur allocation selon d'autres critères que ceux de la valorisation privée du capital. Sans un tel travail d'élaboration, au sein du laboratoire social mondialisé, ne s'opérera pas une sédimentation politique qui une condition nécessaire pour construire dans la durée une capacité de réflexion sur les luttes menées et donc sur les objectifs qu'elles portent en leur sein.

Nous sommes confrontés aujourd'hui, particulièrement en Suisse, à un défi original: participer à la construction d'un mouvement des exploité·e·s et des opprimé·e·s, alors même que la coquille de plus en plus vide de l'ancien «mouvement ouvrier» se survit et, en même temps, être partie prenante, dans un réseau de débats internationalisés, de la constitution d'une force politique aspirant à collectiviser les expériences et à en faire des éléments dans l'élaboration d'un projet socialiste actualisé. n

Les marchands d'illusions

La direction du Parti socialiste (PSS) et, dans son sillage, celle de l'Union syndicale suisse (USS) conçoivent de plus en plus leur action et leurs propositions comme celles de meilleurs gestionnaires, plus sociaux, des intérêts de la «nation».

Le refus des «dérives néolibérales», c'est-à-dire des «excès» du capitalisme considérés comme des anormalités, constitue la position la plus «avancée». Vasco Pedrina, président du Syndicat industrie & bâtiment (SIB), nous en donne la mesure dans une interview accordée à la presse syndicale et qui annonce «le retour du chef» (cf. travail et transport, 20 décembre 2001).

Vasco Pedrina - «en voyageant à l'étranger, [il n'a] pas encore rencontré un syndicat qui soit meilleur que le SIB» - rapporte de son séjour américain la «découverte» du rôle actif des syndicalistes américains dans les placements des caisses de pension: «Ils cherchent à combiner un bon rendement des fonds avec une politique visant à influencer positivement les conditions de travail.» Avec le succès que l'on connaît. On peut citer la faillite d'Enron (voir pp. 3-8), mais aussi la liquéfaction des fonds de retraite dans les compagnies aériennes. La lecture de l'ouvrage de L. apRoberts (Les retraites aux Etats-Unis - Sécurité sociale et fonds de pension, La Dispute, Paris, 2000), experte auprès des organismes internationaux sur la sécurité sociale à Genève, pourrait être utile à Vasco Pedrina. 

Or cette idée de faire du 2e pilier un instrument du «contrôle social» des syndicats sur l'économie est une vieille lune de la droite social-démocrate. Elle est remise aujourd'hui au goût du jour par les courants dits modernistes du «mouvement ouvrier» comme, en France, la CFDT de Nicole Notat dont le Medef, l'organisation patronale française, a repris les idées, selon le quotidien Libération. En Suisse, il y a trente ans déjà, l'hebdomadaire Domaine public en avait fait son cheval de bataille. Les faits permettent aujourd'hui de trancher: le 2e pilier est une escroquerie. Il affaiblit les solidarités, il menotte les salariés. L'ancien conseiller fédéral radical Hans Schaffner (1961-1969) l'avait bien compris. Pourquoi l'ex-«syndicaliste de combat» V. Pedrina marche-t-il dans les pas des rédactrices et rédacteurs ont toujours aspiré à occuper la place, laissée libre en Suisse romande, d'une «bourgeoisie moderne»?

L'aiguillon et le consensus

Les courants politiques, qui, chacun à leur manière, se définissent comme autant d'«aiguillons de la gauche» - ladite «gauche» se concevant, elle, comme l'«aiguillon» social de la bourgeoisie -, cherchent, eux, à surfer sur le «mécontentement social». Ces courants - ladite «gauche» du PS emmenée par Pierre-Yves Maillard, une partie des Verts, le Parti du travail/POP, l'Alliance de gauche à Genève, des coalitions cantonales comme Popecosol à Neuchâtel, Basta à Bâle ou Alternative Liste à Zurich - se sont notamment coalisés à l'occasion du référendum lancé début 2001 contre la loi sur le marché de l'électricité (LME). Quelques constats.

1. Ladite «gauche» du PS - qui s'est constituée en «Cercle d'Olten des sociaux-démocrates de gauche», section suisse de la «République sociale européenne», coalition des «gauches» des partis sociaux-démocrates européens - est, dans cette mouvance, la seule force, avec certains secteurs des Verts, à agir en fonction d'un projet national… au sein du PSS en l'occurrence. Cela lui assure, ipso facto, une position centrale. Sinon, l'horizon local, ou cantonal, domine.

2. Le fond de l'orientation de ladite «gauche» du PS se résume aisément: tout ne peut pas être marchandisé; il faut défendre des services publics échappant au marché. Cette position - qui fait l'impasse sur des questions élémentaires comme: quelle est la fonction des services publics dans le cadre d'une économie capitaliste? que penser des services publics existants? - est en fait beaucoup plus consensuelle qu'il n'y paraît. La brochure éditée par le «Cercle d'Olten des sociaux-démocrates de gauche» au sujet du référendum contre la LME (Energie für eine andere Politik. Nein zum EMG, 2001) en témoigne. Elle réunit des contributions aussi bien du syndicaliste Pierre-Yves Maillard que de Doris Schuepp, secrétaire générale du Syndicat des services publics (SSP), parfaite représentante de la bureaucratie syndicale. D'autres contributions ne déparent pas l'ensemble.

Cela ne doit pas surprendre. D'un côté, la défense du service public tel qu'il est - et qu'il a été développé par la bourgeoisie, il serait dommageable de l'oublier - fait partie du vieux fonds de commerce social-démocrate: mettre des bornes au capitalisme. De l'autre, cette thématique, partiellement abandonnée aujourd'hui par l'aile du PS la plus intégrée au nouvel ordre capitaliste, est devenue le cri de ralliements des divers «aiguillons» de la gauche. Cela suffit, dans les conditions actuelles, à les distinguer, tout en ne les mettant pas en porte-à-faux avec leur pratique effective, dès lors que ces formations politiques accèdent à ce à quoi elles aspirent: la gestion collégiale des affaires.

3. Ces forces de «la gauche de la gauche» ont, de fait, évacué une préoccupation qui est pourtant essentielle pour quelque projet de «transformation sociale» que ce soit: la constitution et le développement de liens organiques avec les salarié·e·s, la participation directe à leur organisation et à leur définition de perspectives politiques communes. Bref, la participation à la constitution d'un sujet social collectif, sans lequel un changement social à la racine est tout simplement du domaine de l'impensable.

Les institutions politiques - des parlements aux gouvernements, en passant par les instruments de la démocratie semi-directe (initiative et référendum) - sont aussi devenues l'univers des «aiguillons» de la gauche, qui se font dicter, peut-être même sans s'en rendre compte, par des mécanismes fort bien rodés, leur agenda politique. Au mieux, une schizophrénie les traverse: d'un côté, un discours; de l'autre, la pratique impérative de la fraction parlementaire.

Pire, lorsque des figures de proue de cette «gauche de la gauche» se retrouvent dans des positions privilégiées pour nouer des liens avec des salarié·e·s, leur pratique se confond avec celles de la bureaucratie des fédérations syndicales et de l'USS. Le secrétaire du SEV (syndicat des cheminots) Jean Spielmann, conseiller national PdT/Alliance de gauche, s'est fait l'année dernière l'actif défenseur de la CCT des CFF, sœur jumelle de celle contestée à La Poste. Le secrétaire de la FTMH Pierre-Yves Maillard, patron du «Cercle d'Olten des sociaux-démocrates de gauche», en réserve de candidature au Conseil d'Etat vaudois, s'est en peu de temps fait une réputation méritée de docteur ès plans sociaux, qui lui permet de s'inscrire sans rougir dans la lignée des fonctionnaires de la FTMH, pivots de la paix du travail.

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