N° 3 décembre 2001

Argentine

Une école de petits êtres brisés

L'Argentine s'enfonce dans une crise économique et sociale sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour rassurer ses créditeurs, le FMI lui impose un nouveau plan d'austérité. Ce récit qui nous a été envoyé par Mempo Giardinelli dépeint une journée ordinaire d'un village de la province de Corrientes, qui fait frontière avec l'Uruguay et le Brésil, dans un pays qui coule. (Réd.)

Mempo Giardinelli

La petite école se trouve à quelques mètres du fleuve Parana, et comme le reste du village, elle est inondée tous les deux ou trois ans. Ensuite, les eaux se retirent, et tout recommence, mais à chaque fois les gens sont plus pauvres qu'avant la montée des eaux. C'est une petite école modeste, typique d'une époque où l'espoir avait encore un sens, et où le péronisme construisait à tour de bras. Elle a un petit hall d'entrée, des galeries qui débouchent sur un patio, une douzaine de salles de classe avec des fenêtres donnant sur la rue, et un petit jardin où poussaient autrefois des fleurs, et qui est devenu un dépotoir. Les tuiles rouges soulignent le délabrement de la façade. Dans une petite niche à côté de l'entrée, il y a une Vierge d'Itati en plâtre de la taille d'une chaussure, et à ses côtés il y a un Gauchito Gil (personnage de la mythologie populaire) en plastique, dont le poncho rouge est noirci, comme s'il s'était épuisé à force d'écouter des suppliques.

Au milieu du pâté de maisons un homme est assis devant la porte d'une bâtisse abandonnée. A l'angle de la rue, encore deux hommes. Plus loin, un autre pêche. Ou peut-être regarde-t-il le fleuve? Leurs expressions sont vagues, éteintes, comme s'ils avaient passé des semaines, des mois, à fixer le flou du fleuve ou de quelque galaxie inconnue. Ce sont des chômeurs qui survivent encore dans cette région, dans cette terre où ils ne cueillent plus des oranges, puisqu'on importe maintenant ces fruits de Californie; où l'on mange du maïs français, et dans laquelle les poulets sont décimés par l'arrivée massive de poulets brésiliens vendus à prix de dumping. Même le fromage du pays à 4 pesos le kilo devient rare, parce que les vaches sont épuisées.

Marta, une institutrice qui habite dans le pâté de maisons voisin, est passée hier soir. Elle m'a invité à visiter la petite école. Elle m'a parlé du Plan National de Lecture, et elle m'a raconté que, comme ils n'ont pas de livres, cinq de ses collègues ont récolté quelques pesos pour en acheter deux: La Petite Sirène, et un autre, dont j'ai oublié le titre, qu'ils sont allés chercher à Corrientes, la ville la plus proche, à 8 pesos chacun. Ils avaient prévu de les tirer au sort entre les différentes classes, et elle m'a supplié de venir à ce tirage au sort pour encourager les enfants.

Après tout, je suis probablement un personnage célèbre au village, puisqu'on me voit de temps en temps à la télé, n'est-ce pas? J'en suis resté stupéfié. Deux petits livres, une quarantaine de pages pour 15 classes, accueillant en deux tours quelque quatre cents enfants de 6 à 13 ans. Cinq instituteurs qui arrivent à grand-peine à récolter 16 pesos! J'ai eu de la peine à dormir.

Et aujourd'hui, sous un soleil brûlant qui annonce l'été, je suis planté devant eux, comme paralysé. Je les dévisage l'un après l'autre, pendant qu'eux aussi me regardent. Des centaines de petits visages sales, dont certains portent des marques de dénutrition, et, encore pire, dont le regard est plein d'une tristesse infinie. Ma maison est à quatre pâtés de la petite école, et je vois passer tous les jours ces gamins. Il arrive que je les gronde lorsqu'ils détruisent les arbustes pour se confectionner des lance-pierres. Mais là, ils ont plutôt l'air de petits adultes dont la croissance a été entravée. Ce sont des gamins blessés, des jeunes âmes brisées. Des tristes reliquats d'un pays en voie de liquidation.

Une colère profonde grandit en moi pendant que je contemple ces deux cents gamins bien alignés et qui répètent le «Notre Père» que récite la directrice. Je ne sais pas ce que je vais leur dire. Le dernier intendant du village est poursuivi pour vol, mais le clientélisme politique tient ici lieu de réalisme magique: les parents de ces mêmes enfants viennent de voter [le 14 octobre 2001] pour le parti de cet intendant dans un nouvel acte de suicide collectif. Combien de temps durera encore l'actuelle perte de repères de la société argentine? Pendant ce temps, l'intervention fédérale se prépare à décamper, laissant dans son sillage une possibilité perdue de se moderniser. Les autorités fédérales n'ont jamais tenu compte des besoins des gens de cette province de Corrientes, réservant leur sollicitude aux élites de Cordoba. Ici, un adulte sur deux est sans travail. Les jeunes, les filles comme les garçons, partent vers un destin incertain, marginal. Et je pense à ce sourire méprisable que Menem affiche dans tous les journaux, en espérant que les juges le feront sortir de prison [il est accusé de corruption]. Et je revois le sourire plastifié de Fernando de la Rua [actuel président] lorsque Bush ou Schröder lui donnent une petite tape dans le dos. Menem et De la Rua sont-ils conscients des dommages qu'ils ont provoqués? Est-il possible qu'ils ne se rendent pas compte des conséquences de leurs génuflexions?

Les institutrices ont les habits râpés et des souliers usés, dans leurs regards on peut lire un mélange d'abnégation et de ressentiment. Je sais qu'elles font tout ce qu'elles peuvent, et parfois elles peuvent beaucoup. Entre autres, elles peuvent prier en chœur avec les enfants, comme elles le font maintenant, malgré le fait qu'il s'agit là d'une école publique. Mais nous sommes dans la province de Corrientes, Messieurs dames! D'ailleurs, qui, dans ces circonstances, oserait remettre en question l'efficacité de la prière? Je pense à l'observation de Proust au sujet du sentimentalisme des croyants: les faits ne pénètrent pas dans le monde de leurs croyances, les faits ont beau contredire leurs croyances, mais ils continuent à croire. Les souffrances et les malheurs détruisent leurs vies, leurs familles, leurs illusions. Mais ils croient de plus en plus en la bonté divine. Une ironie exemplaire.

Après le tirage au sort, je dois dire quelques mots, mais ma voix se brise. J'ajoute au lot quelques livres pris dans ma bibliothèque, je promets de leur en apporter encore. Je leur demande des excuses, au nom de je ne sais qui, pour le pays indigne dans lequel ils survivent. J'ai la gorge nouée – ce cliché s'applique bien dans ce cas –, je ressens à la fois de la honte, du désespoir et de la colère. Et je prends le chemin du retour avec l'envie d'écrire que celui qui n'a pas le sentiment d'être un salopard devant tout cela doit réellement en être un.

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