N° 3 décembre 2001

14 novembre: mobilisation nationale dans le secteur de la santé

Malade du «flux tendu»

Le 14 novembre, plus de 23000 salarié·e·s du secteur de la santé ont participé à une mobilisation nationale pour la défense de leurs conditions de travail. Les revendications centrales étaient les mêmes partout: revalorisation des salaires pour l'ensemble du personnel (soignant et non-soignant) et augmentation des effectifs. Pour comprendre le succès d'une telle manifestation, avec en point fort une grève d'un quart d'heure (souvent dépassé) sur les lieux de travail, nous nous sommes entretenus avec Suzanne Peters, secrétaire syndicale au SSP-Vaud (Syndicat des services publics), chargée du secteur de la santé, et Geneviève de Rham, présidente du SSP-Vaud Etat et physiothérapeute à Lausanne.

Quelles sont les causes profondes de ce mouvement?

Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui dans le secteur de la santé en Suisse et en Europe, il faut remonter dans le temps. Jusqu'au début des années 1980, le secteur de la santé était «en expansion»: les améliorations technologiques allaient de pair avec les capacités d'accueil du système de santé, qui étaient relativement grandes. La tendance s'est inversée dans la première moitié de cette décennie: alors, des politiques d'austérité et de réforme en profondeur de l'ensemble du secteur ont commencé. Des exigences de rentabilité ont été introduites à tous les niveaux. Elles se sont clairement imposées pour l'ensemble du secteur. La situation présente est donc le résultat d'une volonté politique clairement affichée depuis plus de quinze ans.

Quel rôle a joué l'introduction de la LAMal dans cette politique?

La LAMal a introduit divers critères strictement économiques dans le système de santé: par exemple la tenue de listes hospitalières destinées à répertorier les établissements ayant droit à un remboursement, en fonction de leurs «taux d'occupation». Cette loi a aussi imposé l'obligation de tenir compte de l'offre privée, ce qui a fait que certaines prestations d'établissements privés sont dès lors couvertes par les assurances. De même les établissements publics doivent maintenant justifier aux assurances les prestations fournies à leurs patients ou à leurs usagers. Prenons un exemple. Si un patient passe trois jours dans un hôpital pour une intervention, l'assurance peut vérifier les raisons de la durée du séjour. Si elle juge que deux jours auraient suffi à son rétablissement, elle exige de l'hôpital qu'il lui rembourse la nuit et la journée considérées comme superflues. Cela n'est pas simplement théorique: des inspecteurs, mandatés par les assurances ou la Confédération, passent dans les hôpitaux et consultent les registres d'entrées et de sorties pour détecter ce qu'ils pourraient se faire rembourser. Une forte pression s'exerce ainsi sur les établissements de santé.

S'ajoutent à ces éléments structurels et légaux les politiques d'économies budgétaires imposées à l'échelon cantonal.

Tout à fait. Dans le canton de Vaud, par exemple, on a estimé les besoins en lits A (soins aigus) et B (lits dits de réhabilitation) selon les régions et les «besoins» par bassins de population. De nombreux lits A ont ainsi été supprimés ces dernières années. Cette logique a poussé à la fermeture pure et simple d'établissements. C'est la logique de rentabilité qui l'a emporté sur la logique de réponse aux besoins. Mais on arrive aussi à des résultats aberrants: dans le cas de l'hôpital de Moudon, sa suppression provoque des engorgements au CHUV de Lausanne et à l'hôpital de Payerne.

Lorsqu'on parle de santé en Suisse, le rôle des caisses maladie, des primes et de leur augmentation continue vient à l'esprit de tous…

En effet. Il y a deux raisons principales à l'augmentation des coûts de la santé. D'une part, les progrès dans la technique de pointe de la médecine - dont le coût croît au même rythme que ceux de tous les secteurs de haute technologie - et, d'autre part, l'augmentation des coûts générés par l'industrie pharmaceutique. A cela s'ajoutent les caisses maladie - dont la comptabilité et les «réserves» sont calculées selon un système délibérément opaque - qui veulent maintenir leurs taux de profit. Le système de primes par tête est à cet égard particulièrement inégal, et favorise bien sûr les hauts revenus. Conjointement, comme mentionné plus haut, l'Etat s'est massivement désengagé financièrement du système de santé. Tous ces éléments mis ensemble expliquent la hausse des coûts, qui se répercute sur les salarié·e·s par le biais des cotisations.

Quels effets cette course à la rentabilité exerce-t-elle sur les soins?

Concrètement, ces processus impliquent qu'il faut traiter les patients le plus rapidement possible et les faire passer d'un service à l'autre sans le moindre temps mort, dans le but de les faire sortir de l'hôpital au plus vite. On se retrouve ainsi, dans le cœur du système sanitaire, avec une logique de «flux tendu» dans le traitement des personnes. Il faut sans cesse que le patient change de service et progresse le plus rapidement en direction de la sortie.

Les statistiques sont claires: les durées moyennes de séjour à l'hôpital ont été réduites de moitié sur quinze ans. Il faut bien comprendre ce que cela signifie en termes sociaux: alors que quelqu'un pouvait rester deux ou trois mois à l'hôpital ou dans un centre de rééducation pour réapprendre à marcher après une opération, on peut aujourd'hui le renvoyer chez lui dans une chaise roulante après deux ou trois semaines d'hospitalisation. Cela constitue évidemment un report d'activités et de charges - financières mais aussi sociales - effectuées auparavant par le service public et qui sont aujourd'hui repoussées sur l'entourage, la famille, etc.

Pour surveiller et vérifier que tout se passe le plus rapidement possible, un important appareil administratif de contrôle a été mis sur pied ces dernières années. Cela dit, sans disposer des chiffres précis, nous sommes assez sûrs que les personnes qui sortent très (trop) vite de l'hôpital y reviennent d'une manière ou d'une autre un peu plus tard.

Comment cette évolution est-elle perçue par les salarié·e·s du secteur?

Il est tout à fait clair que le personnel sanitaire dans son ensemble a subi et continue de subir très directement les évolutions que nous avons décrites. Cela est valable pour tous les secteurs, et pas seulement pour le personnel soignant. Si, selon la logique de flux tendu, un patient doit passer le plus vite possible d'un service à l'autre, il est évident que cela se répercute sur le travail des équipes de cuisine, de nettoyage ou du secrétariat, qui doivent s'adapter constamment aux changements et aux rythmes imposés par cette «gestion».

Quelles sont les conséquences concrètes de cette politique sur les effectifs et les modifications dans les rythmes et l'intensité du travail?

Les salarié·e·s travaillent sous une pression permanente, organisée et contrôlée à tous les échelons. Le fait de travailler en sous-effectifs est l'une des manières de pousser chacune et chacun à faire plus. Cette réduction des effectifs tient à plusieurs éléments: on a délibérément poussé des gens à partir sans repourvoir leurs postes. Ensuite, la politique d'engagement s'est faite avec parcimonie, et c'est peu dire. Tous les services aujourd'hui fonctionnent constamment sous stress, et personne n'a le temps de faire son travail comme il devrait pouvoir le faire.

C'est la raison pour laquelle les deux principales revendications de la journée du 14, reprises dans tous les cantons, étaient, d'une part, une augmentation salariale pour toutes et tous, sans distinction entre soignants et non-soignants, qualifiés et non-qualifiés, et, d'autre part, une augmentation massive des effectifs.

La journée a été largement perçue comme un succès. Comment jugez-vous la mobilisation?

C'est vrai que la mobilisation a été un succès. Cela dit, l'ampleur a été variable selon les cantons et les lieux de travail: des établissements se sont emparés de la journée, ont organisé différents événements et actions, ont contacté les réseaux avec lesquels ils ont des liens dans leur pratique quotidienne. Cela a permis de réunir des personnes qui travaillent dans «la périphérie» des structures hospitalières.

D'autre part, ce succès est aussi la preuve du ras-le-bol général. Toutes et tous sont réellement à bout. Dans les discussions que nous avons eues avant la journée, personne n'a dit, comme on pouvait l'entendre encore par le passé: «C'est vrai, c'est difficile, mais finalement, c'est encore supportable.»

Comment le personnel plus jeune, qui ne peut faire la comparaison avec une situation où les conditions étaient meilleures ou moins pires, s'est-il engagé?

D'une part, la situation est tellement grave que même les jeunes voient que ce n'est pas possible de continuer ainsi. D'autre part, pour le personnel soignant jeune, la frustration devant l'impossibilité d'effectuer son travail correctement est renforcée par la formation qu'il a suivie. L'image véhiculée par la profession durant cette formation est toujours celle d'un métier où l'on prend du temps, dans lequel on parle avec les patient·e·s. Le fait qu'ils et elles ne puissent pas pratiquer ce qui les a poussés à choisir ce métier rend leur frustration et leur colère encore plus grandes. La comparaison entre l'idéal et la réalité quotidienne provoque souvent une prise de conscience qu'il faut lutter pour une amélioration des conditions de travail.

Comment présenter une telle action auprès du public, notamment pour montrer qu'il ne s'agit pas d'une lutte corporatiste?

Nous avions préparé une lettre, adressée aux patient·e·s, aux visiteurs, bref, à tous les usagers que nous pouvions rencontrer lors de la journée. La direction du CHUV, par exemple, a voulu nous interdire de la distribuer. Certains salarié·e·s, celles et ceux de Morges (VD) notamment, l'ont fait signer durant la journée et lors de la manifestation. Au total, plus de 700 lettres ont été signées par des usagers sur le marché de Morges en deux heures! Une telle démarche permet de répondre aux personnes qui nous demandaient ce qu'ils pouvaient faire pour nous aider. Pour le public, le fait d'être soigné dans un hôpital - entre autres de proximité - crée un rapport particulier avec ce secteur du service public.

Comment une telle journée de mobilisation participe-t-elle à renforcer le syndicat?

Il est certain que des actions comme celles-ci nous permettent d'entrer en contact avec de nouvelles couches de salarié·e·s. Elles permettent surtout de faire des expériences de lutte collective et, dans ce cadre, de nouer des liens différents sur les lieux de travail. Le bénéfice immédiat, pour celles et ceux qui y participent, est de gagner une sorte d'espace, de «respiration» face à la hiérarchie et aux pressions du travail quotidien. Les gens sortent renforcés d'une telle mobilisation. Sur le court terme, ce sont les principaux gains. Mais notre travail doit s'articuler autour de rythmes rapides et de rythmes plus lents. Il faut montrer que les politiques menées actuellement sont le résultat d'évolutions longues et relativement puissantes, et aussi discuter des alternatives à ces politiques. La nécessité de proposer des cadres nouveaux et radicalement différents doit aussi orienter l'action du syndicat. Des journées comme celle du 14 novembre nous permettent d'esquisser des discussions directes et collectives sur ces thèmes, d'agir et de réfléchir en commun.

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