La lutte des sans-papiers continue
Le collectif des sans-papiers de Fribourg fête ses 6 mois d'occupation. A cette occasion, il organise, les 7 et 8 décembre, des débats sur les thèmes de l'impérialisme, des guerres et des migrations, ainsi que sur la jonction des salarié·e·s immigré·e·s et «nationaux» dans des organismes de défense collectifs, tels que les syndicats.
Dans ce contexte, il est important de faire le point sur l'état de la lutte des sans-papiers en Suisse et sur la suite à lui donner. Cette contribution s'inscrit dans le fil des articles publiés depuis septembre (N° 0 et N° 2 de «à l'encontre»).
Gaëtan Zurkinden
La manifestation nationale des sans-papiers, le 24 novembre, permet de déchiffrer, sur bien des points, les lignes de force qui façonnent la lutte des salarié·e·s sans-papiers en Suisse.
Avec une mobilisation de 7000 personnes à Berne, le mouvement des sans-papiers a d'un certain point de vue franchi un pas qualitatif: la rupture avec la clandestinité à l'échelle nationale. Après une première manifestation -qui avait rassemblé 1500 personnes, le 15 septembre, à Fribourg- les collectifs de sans-papiers ont démontré leur capacité à mobiliser et l'écho rencontré par leurs revendications.
Le rassemblement de Berne est largement à mettre à l'actif du travail de conviction et de regroupement effectué par les sans-papiers, présents en grand nombre. Dans certaines régions (principalement Vaud, Fribourg et Berne), cette manifestation a reçu une audience auprès de la population immigrée: plus de 400 Equatoriens, femmes et hommes, sont venus de Lausanne; à Fribourg, grâce à l'activité développée par les sans-papiers eux-mêmes, on a assisté pour la première fois depuis longtemps au réveil de certaines communautés immigrées. Elles ont exprimé la capacité d'aller au-delà de leurs intérêts les plus immédiats pour affirmer leur soutien aux sans-papiers. De la sorte, est remis en cause le système de tri (les multiples «statuts») fonctionnel à l'exploitation de la main-d'uvre étrangère; un système de tri qui s'articule avec une politique d'ensemble de précarisation des emplois et de multiplication des «statuts» (individualisation salariale, salaire «au mérite», etc.)
Cette mobilisation -certes encore limitée, partielle -de certains secteurs d'immigré·e·s en Suisse montre que le potentiel de remise en question de la politique migratoire actuelle existe. Pour qu'il s'exprime avec plus de force, une des conditions réside dans la capacité des collectifs-et de leurs alliés -à mettre en lumière le fonctionnement en un système de «vases communicants» des différentes lois ayant trait à l'immigration: Loi sur l'asile, Loi sur le séjour et l'établissement des étrangers. L'opposition au coup par coup à ces lois aboutit à fragmenter le mouvement et ses objectifs et à réduire sa force d'appel diversifiée. Or, ces lois participent d'une politique migratoire cohérente, unifiée, dans laquelle le «droit à l'asile» a disparu et la répression visant les sans-papiers menace sans cesse.
Cette manifestation nationale a aussi été l'occasion de constater les faiblesses du mouvement.
Tout d'abord, au vu du nombre de sans-papiers vivant et travaillant en Suisse (sans doute plus de 300000), une manifestation de 7000 personnes est limitée. Ce, d'autant plus si l'on dénombre les associations dites «d'immigré·e·s» uvrant en Suisse française et Suisse alémanique. La démonstration est faite ici que, face aux autorités fédérales et cantonales, une orientation qui accepte le découpage officiel des questions liées à l'immigration (asile, statuts, travail), qui dans la réalité s'entrecroisent, aboutit, d'une part, à intégrer mentalement le cadre imposé par les dominants et, d'autre part, à paralyser un travail, sur le long terme, d'activités, de mobilisations, de débats, de formation - donc d'appropriation réfléchie des expériences -par les salarié·é·s suisses et immigré·e·s.
Ensuite, lors de la manifestation du 24 novembre, l'intervention de la «camarade Brunner» (pour reprendre la formule d'un des animateurs du podium) illustre l'absence d'orientation bien définie du mouvement. Il tend à osciller entre «mouvement social» (qui a son autonomie) et «instrument de pression», canalisé vers l'institutionnel. Durant toute la période des occupations et de la création des mouvements de soutien aux sans-papiers, le PSS a brillé par sa recherche du compromis et sa non-volonté de mettre clairement en évidenc-et donc de combattre -les véritables causes de l'existence des sans-papiers en Suisse. Le PSS ne soutient aucune des revendications centrales de la manifestation. Il est donc évident que - sur un thème aussi peu électoraliste que la régularisation collective - il ne soulèvera aucune des questions centrales dans l'enceinte parlementaire. Dès lors, il était pour le moins surprenant d'avoir invité la présidente du PSS à s'exprimer, médiatisant sous cet angle une partie de la manifestation. Cette présidente affirmait, il y a encore peu, que s'il fallait régulariser «collectivement»… une partie des sans-papiers qui travaillent, il s'agissait ensuite de durcir les lois sur l'immigration...
Enfin, une des revendications structurantes du collectif de Fribourg (plate-forme qui a inspiré celle des autres collectifs) a disparu du tract officiel de la manifestation: l'exigence de la libre circulation générale des personnes. Or, déjà dans la plate-forme nationale, cette revendication - qui fixe une perspectiv- passait du statut de revendication à part entière à celui de «débat» devant entourer les autres revendications: régularisation collective, revalorisation des conditions de travail, arrêt des expulsions.
Au lieu de promouvoir la libre circulation générale des personnes comme alternative aux politiques migratoires suisse et-plus largement - européennes, la coordination nationale des sans-papiers a préféré opter pour un mot d'ordre plus consensuel: «Contre le projet de nouvelle loi sur les étrangers». Cette formule fait resurgir les vieux démons de certains milieux actifs sur les questions d'immigration: l'incapacité d'assumer en positif des propositions concrètes alternatives; ce qui a pour conséquence une posture en creux, en négatif, une «bataille pour le moins pire». Il est évidemment plus facile de refuser, au plan rhétorique, une loi qui durcit les conditions de vie et de travail des salarié·e·s immigré·e·s de manière inimaginable que d'assumer de nouvelles propositions, avec tout ce que cela implique en termes d'argumentation, de mobilisation (même ponctuelle) et de tentative obstinée de création d'un nouveau rapport de force.
La nouvelle que le parlement allait aborder une série de motions concernant les sans-papiers lors de la session parlementaire de cet hiver a fait bondir de joie plus d'un..Plutôt parmi les membres des mouvements de soutien que parmi les sans-papiers eux-mêmes. Ces derniers ont déjà fait la douloureuse expérience des pseudo-débats qui conduisent à des résultats -souvent très concrets, eux -qui ne font que les enfoncer davantage dans leur condition de «sous-prolétaire». Ces «débats» débouchent souvent sur de nouvelles formes d'exclusion; que l'on pense à «l'Action Humanitaire 2000», aux différentes révisions de la Loi sur l'asile, ou aux ordonnances de la LSEE.
• Quel débat démocratique? Le récent «débat» sur Swissair aux Chambres fédérales l'a montré: tout et son contraire peut être adopté par un parlement dont la fonction est de donner une caution «démocratique» aux décisions des centres de pouvoirs économiques et administratifs. L'exigence d'un large débat démocratique --qui exige donc du temps - sur la question de la régularisation collective doit se faire à partir d'exemples concrets, en intégrant les véritables acteurs de la vie économique et sociale en Suisse, c'est-à-dire les salarié·e·s, qu'ils soient sans-papiers ou «légaux». Il ne peut être confondu avec le jeu policé de questions-réponses du parlement.
D'ailleurs, il n'y aura aucun débat sur les revendications avancées par les collectifs de sans-papiers. Pas même sur la principale, la régularisation collective. Ce sont une série de motions (11 au total) qui seront abordées. Sur ces 11 motions, pas une qui ne demande – au nom des droits fondamentaux de la personne humaine -la régularisation collective et qui éclairerait, ainsi, les fondements de cette gestion capitaliste dudit marché du travail.
Les motions les plus «progressistes» se contentent de «demander» humblement au Conseil fédéral que soient trouvées, au cas par cas et si possible dans le cadre légal actuel, des solutions pour certains «cas de rigueur». Aucune remise en question des principes qui guident la politique migratoire actuelle, aucune mention de l'exploitation massive qui se cache derrière l'existence des sans-papiers. Où se cachent les velléités des parlementaires qui -durant les derniers mois-se disaient solidaires de la lutte des sans-papiers et les encourageaient dans leurs occupations?
• Sur le long terme. Dans le cadre du rapport de force actuel, le mouvement des sans-papiers doit se fixer des échéances sur le long terme. Comme en France - où le mouvement qui a pris une certaine ampleur lors des vagues d'occupations en 1997 continue toujours - et comme dans tous les pays européens, l'existence des sans-papiers restera une réalité vivante en Suisse tant qu'existera une politique d'immigration basée sur le contingentement et le tri de la main-d'uvre étrangère, avec pour conséquence le renforcement des frontières et des «zones tampons» et un raffinement toujours plus poussé des processus d'exclusion.
Le mouvement des sans-papiers devra donc continuer à explorer les voies qu'il a ouvertes: régularisation collective, solidarité de l'ensemble de la population immigrée, liens-solidarité avec les autres mouvements de salarié·e·s, promotion d'alternatives en matière de politique migratoire. Il pourra le faire si, au-delà des fluctuations, il s'appuie et est animé par les «sans-papiers» eux-mêmes. Un des défis principaux que devront affronter les différents collectifs sera le maintien d'une orientation «ferme» de lutte sociale et son extension-consolidation dans l'ensemble de la Suisse.
• Défis pour les syndicalistes. Les deux revendications présentes sur le tract officiel de la manifestation nationale (pour un salaire minimum de 3000 fr. net pour toutes et tous; pour une revalorisation générale des conditions de vie et de travail) le montrent: les mouvements de sans-papiers sont avant tout des mouvements sociaux de salarié·e·s, qui en tant que tels s'intègrent dans ce qui devrait être une action syndicale effective.
Les partis bourgeois indiquent, sans détours, les enjeux: seront déterminants dans la sélection des «cas de rigueur» la situation du marché du travail, l'intégration dans ce même marché du travail (niveau du salaire; «stabilisation» de la main-d'uvre étrangère..). Les critères de la politique d'immigration «de travail» et «d'asile» s'appliqueront aussi aux «sans-papiers». Une confirmation de ce que nous avons dit dès le début. Dès lors, un autre débat doit être lancé: quel syndicalisme faut-il construire, dans l'action, pour faire converger différents secteurs de salarié·e·s, à partir de leurs intérêts communs? (3.12.2001)