Le chômage recommence à augmenter en Suisse. Dans quel contexte?
Les traces des années 1990
Nous sommes à un nouveau moment charnière dans l'évolution du marché du travail. Derrière nous, quatre années de croissance. Devant nous, un retournement de la conjoncture, dont il est encore difficile d'anticiper l'ampleur, les rythmes et les formes, mais qui se traduit déjà par une succession de licenciements (Swissair, industrie des machines, presse et médias électroniques, etc.). Or cette nouvelle dégradation intervient alors que les traces de la crise des années 90 sont tout sauf effacées.
Après plusieurs années de recul ou de quasi-stagnation du Produit intérieur brut (PIB), de 1991 à 1996, et l'explosion du chômage qui les a accompagnées - quelque 250000 demandeurs d'emploi inscrits à la mi-1997 -, l'économie suisse a connu jusqu'à l'été 2001 quatre années de croissance ininterrompue: 1,7% d'augmentation du PIB en 1997, 2,3% en 1998, 1,5% en 1999, 3% en 2000. Résultat: en août 2001, le nombre de demandeurs d'emploi inscrits auprès des Offices régionaux de placement (ORP) avait reculé à 100534 unités; celui des chômeurs et chômeuses atteignait un plancher: 60166 - il est déjà remonté en octobre à plus de 68000 (voir encadré).
Parallèlement, la population active occupée a crû entre 1997 et 2000 de quelque 100000 unités (de 3804000 à 3908000), dépassant pour la première fois le plafond de 1991. Au 3e trimestre 2001, la population active occupée a même atteint 3996000 unités.
Ces données escamotent en fait des transformations importantes. Un exemple.
Sous-emploipermanent
Les premières données de l'Enquête suisse 2001 sur la population active (ESPA) montrent que le nombre de personnes touchées par le chômage ou le sous-emploi est resté à un niveau élevé, proche des sommets atteints en 1996-1997 (voir graphique). Certes, le nombre de personnes sans emploi mesuré conformément aux normes internationales (voir encadré) a reculé de 30% entre 1996 et 2001 (de 145000 à 101000). Par contre le nombre de personnes souffrant de sous-emploi - c'est-à-dire ayant un emploi mais désirant augmenter leur taux d'activité sans y parvenir - a augmenté durant la même période de 18,5%: de 281000 à 333000.
Au total, 434000 personnes (10,7% de la population active) sont en 2001 sans emploi ou en situation de sous-emploi, contre 425000 (10,8%) cinq ans auparavant. Au début de la décennie 90, ce nombre avoisinait les 260000.
Les femmes sont nettement plus touchées. En 2001, le taux de chômage des femmes était deux fois plus important que celui des hommes (3,5% contre 1,7%) et celui des femmes en sous-emploi quatre (!) fois plus élevé (14,2% contre 3,4%). Si un homme sur vingt est sans emploi ou en situation de sous-emploi (5,1%), c'est par contre le cas de plus d'une femme sur six (17,7%).
Depuis le milieu des années 80, une tendance lourde du marché du travail est la croissance ininterrompue, et parallèle, du travail salarié des femmes et du travail à temps partiel. Une femme salariée sur deux est aujourd'hui engagée à temps partiel.
Les nouvelles données de l'ESPA illustrent un fait démontré depuis longtemps dans d'autres pays ayant une statistique sociale un tant soit peu développée, telle la France par exemple: une part importante, et tendanciellement croissante, des activités à temps partiel correspond à des temps partiels contraints et à des formes de flexibilité et de précarité imposées par les employeurs.
Durables fragilités
Contrairement à l'idée qu'a pu entretenir une attention focalisée uniquement sur le chiffre mensuel du chômage publié par le Seco (Secrétariat d'Etat à l'économie), quatre années de croissance n'ont donc pas effacé les effets de la crise des années 90. Non seulement des centaines de milliers de personnes ont fait pour la première fois l'expérience du chômage et ont diffusé dans de larges couches de la société une mémoire de cette expérience traumatique - d'autant plus que presque jamais accompagnée de réaction collective. Mais, de plus, au faîte du cycle de croissance ultérieur - censé être celui de la «nouvelle économie» - le manque d'emploi reste une réalité pour plus d'un·e salarié·e sur dix. Du jamais vu en Suisse depuis des décennies.
L'augmentation durant ces années 1997-2000 du volume des heures supplémentaires (+7,2%), et la diminution simultanée du volume des heures d'absence (-7%) sont d'autres indices du type de flexibilité et des sentiments de crainte diffusés dans ce contexte. C'est dans ce contexte que va intervenir la prochaine vague de suppression d'emplois, qui commence à prendre de l'ampleur. (JFM)
Les statistiques officielles en matière de chômage sont établies à partir de deux sources et selon deux ensembles de critères différents.
• Il y a premièrement les personnes sans emploi inscrites auprès des Offices régionaux de placement (ORP). L'ensemble des personnes inscrites sont les demandeurs d'emploi inscrits. Parmi elles, certaines sont considérées comme des demandeurs d'emploi inscrits non-chômeurs: personnes en programme d'emploi temporaire, en programme de reconversion ou en gain intermédiaire notamment, elles ne sont pas immédiatement disponibles pour un placement ou un emploi. Le solde sont les chômeurs inscrits en tant que tels, annoncés chaque mois par le Seco. Ce dernier chiffre, que reprend le plus souvent la presse, sous-estime par conséquent largement la réalité du chômage.
• La seconde source est l'Enquête suisse sur la population active (ESPA). Elle est réalisée par l'Office fédéral de la statistique (OFS) une fois par année sous forme de sondage auprès de plus de 22500 ménages. Pour cette enquête, la définition des personnes sans emploi utilisée correspond aux recommandations internationales de l'OIT. Les «chômeurs selon les normes internationales» sont les personnes d'au moins 15 ans révolus 1) qui n'étaient pas occupées au cours de la semaine de référence; 2) qui ont cherché activement un emploi au cours des quatre semaines précédentes; 3) et qui pourraient commencer à travailler au cours des quatre semaines suivantes.
Ces deux statistiques mesurent donc des réalités partiellement différentes. Il est nécessaire de les combiner pour approcher une mesure réaliste du chômage.