N° 3 décembre 2001

De nouvelles données sur le blocage des salaires et le creusement des inégalités en Suisse

Salaires: le coup de force patronal

Les autorités et les «experts» n'ont cessé de nous le répéter jusqu'à cet été: depuis 1997 l'économie suisse a traversé quatre années de croissance. Cela s'est traduit par une réduction régulière du nombre de demandeurs d'emploi: de 250000 à l'été 1997 à 100000 en août 2001. Certes, ces données dissimulent l'ampleur réelle du manque d'emplois et du chômage en Suisse (voir «Les traces des années 1990», p. 34). Néanmoins ces années de croissance auraient dû être plus favorables aux salarié·e·s et les aider à rattraper les pertes subies, voire à obtenir enfin une amélioration de leur pouvoir d'achat. Or, les données récentes de l'Office fédéral de la statistique (OFS) nous tracent un tout autre tableau: celui d'une victoire patronale, sans précédent et incontestée pour l'instant.

Jean-François Marquis

Coup d'arrêt général confirmé..

L'OFS calcule chaque année un indice des salaires réels (le salaire nominal moins l'inflation). C'est cet indice qui est conçu pour mesurer l'évolution dans le temps des salaires. Le constat est impressionnant: entre 1997 et 2000, c'est-à-dire en plein «boom», les salaires réels ont globalement reculé de 0,2%.

Cette stagnation prolonge celle commencée avec la crise du début des années 90. En 1993 – année de baisse des salaires: -0,7% par rapport à l'année précédente! – l'indice global des salaires réels était de 100. Il n'est que de 100,3 en 2000 (cf. graphique «Salaires réels: le blocage»).

Même si 2001 sera finalement marquée par une légère croissance des salaires réels, cela ne change rien au constat: le patronat a réussi à imposer depuis une décennie un coup d'arrêt aux salaires. Jamais depuis la Deuxième Guerre mondiale ces derniers n'ont pareillement stagné durant une aussi longue période et comprenant un cycle complet de croissance.

.. avec des reculs importants

Ce blocage global signifie que pour des branches entières, et pour des centaines de milliers de salarié·e·s, ces années ont été celles d'une baisse du pouvoir d'achat.

C'est ainsi le cas dans l'industrie du papier et du carton, de l'édition et de l'impression: l'indice des salaires y a chuté de 100 en 1993 à 98,2% en 2000. Une industrie aussi importante que celle de la fabrication de machines, d'équipements et de moyens de transport a subi une diminution analogue: 98,2 en 2000. Les transports terrestres (95,4), mais aussi l'administration publique (98,4) ont également fortement reculé.

A l'inverse, l'industrie chimique (103,2), mais surtout les banques (107,3) et les assurances (108,8) ont connu une certaine croissance. Celle-ci reste cependant bien en deçà de celle des périodes précédentes.

Des données plus précises permettraient certainement de mettre en évidence des évolutions plus négatives encore: salaires d'embauche des jeunes sérieusement révisés vers le bas, salarié·e·s ayant traversé de longues périodes de chômage et «repêché·e·s» avec des salaires amputés, etc.

Il faut bien entendu comparer cette stagnation et ces reculs à l'autre versant de la réalité. Entre 1999 et 2000, le salaire moyen des cadres supérieurs a augmenté de 21%, de 243000 à 294000 fr. par an (Neue Zürcher Zeitung, 20 juin 2001). Quant aux dividendes distribués à leurs actionnaires par les 28 sociétés du Swiss Market Index (SMI), ils ont bondi de 44% entre 1998 et 2000, atteignant 17 milliards de francs (Finanz und Wirtschaft, 28 mars 2001).

Les instruments de la victoire patronale

C'est à l'aune de ces résultats qu'il faut mesurer les batailles salariales menées par le patronat au cours de cette décennie. Supprimer le mécanisme de compensation automatique du renchérissement, généraliser dans un nombre croissant de branches les négociations salariales au niveau des entreprises et plus de la branche, banaliser l'éclatement des salaires (salaire au mérite, part croissante dans les augmentations salariales d'un pourcentage de la masse salariale dédié à des augmentations individuelles, bonus liés aux résultats de l'entreprise): tous ces chevaux de bataille patronaux avaient – et ont encore – pour but d'affaiblir la capacité des salarié·e·s à défendre leurs salaires. Les résultats sont éloquents!

Et ils sont d'autant plus impressionnants qu'ils sont intervenus durant une période où, après de brutales restructurations, l'intensité du travail a été augmentée partout et a contribué à une envolée de la productivité.

Une photographie des inégalités salariales

Les résultats pour l'année 2000 de l'Enquête suisse sur le niveau et la structure des salaires (LSE) de l'OFS permettent de compléter et de préciser ce panorama.

Cette enquête a lieu depuis 1994 tous les deux ans. Elle est basée sur un questionnaire adressé à quelque 7400 entreprises et couvrant plus de 500000 salarié·e·s. L'échantillon n'étant pas le même d'une fois à l'autre, cette enquête n'est pas conçue pour mesurer l'évolution du niveau des salaires dans le temps. Par contre, elle offre une photographie de la structure des salaires et de ses profondes inégalités.

La LSE utilise pour ces comparaisons deux mesures très différentes. La première est le «salaire médian brut mensuel standardisé». De quoi s'agit-il? 1° La médiane est une valeur qui divise un ensemble en deux parties égales: la moitié des salaires est inférieure à ce montant, l'autre moitié supérieure. 2° Le salaire pris en considération est le salaire brut, y compris les cotisations sociales. 3° Pour permettre des comparaisons du niveau des rémunérations entre branches et en fonction de la qualification, ce salaire est calculé pour toutes et tous sur une durée de temps de travail standardisée de 40 heures hebdomadaires. 4° Sont ajoutés au salaire de base les allocations éventuelles pour travail en équipe, de nuit ou du dimanche, les prestations en nature (bons repas, par exemple), ainsi que les versements réguliers de primes, participations aux bénéfices ou commissions. 5° Enfin, on y a inclus également 1/12 du treizième salaire et des éventuels bonus annuels.

En résumé, le salaire médian brut standardisé est une valeur théorique, qui ne correspond pas au salaire touché, et qui peut être fortement gonflée, comparativement à la paie mensuelle de base d'un salarié, par l'incorporation des suppléments pour horaires atypiques ainsi que d'une part du 13e salaire et d'éventuelles primes.

Auxiliaire... ou directeur de banque?

Ces précisions en tête, observons les principaux résultats publiés par l'OFS.

En l'an 2000, le salaire médian brut standardisé dans le secteur privé était de 5163 fr. Cette médiane recouvre un éclatement croissant des références salariales, avec des inégalités entre hommes et femmes qui restent très importantes (21,3% en moyenne de moins pour les femmes).

Ainsi, pour les tâches les «moins qualifiées» («activités simples et répétitives», selon la classification de l'OFS), on a des médianes pour les femmes – ce qui signifie que la moitié des salaires sont inférieurs à ce niveau! – de 3623 fr. dans l'industrie alimentaire, de 3139 fr. dans l'industrie textile, de 2454 fr. dans l'industrie de l'habillement, de 3049 fr. dans l'industrie de la chaussure et du cuir, de 3434 fr. dans l'industrie du carton et du papier, de 3857 fr. dans l'impression, entre 3600 et 3750 fr. dans l'industrie des machines, des instruments de précision et de l'horlogerie, de 3457 fr. dans le commerce de détail, de 3111 fr. dans l'hôtellerie et la restauration, de 2961 fr. dans les services personnels.

A l'autre extrémité, les 30% des cadres les mieux payés touchaient un salaire mensuel brut de 16554 fr. dans l'industrie des machines, de 23944 fr. dans les assurances, de 24841 fr. dans les banques et même de 24919 fr. dans la chimie, soit six fois plus que la médiane pour les femmes les «moins qualifiées» travaillant dans cette branche (4111 fr.)!

Public: un point de repère à liquider

Les données de l'OFS confirment par ailleurs qu'un des enjeux de l'offensive bourgeoise contre le statut de fonctionnaire, dont ont bénéficié la majorité des employé·e·s des services publics jusqu'il y a peu, est de liquider un système salarial plus favorable à la majorité des travailleuses et des travailleurs que ceux mis en place dans le privé.

Les données publiées par l'OFS dessinent en effet deux échelles complètement différentes. A la Confédération (CFF, Poste et Administration fédérale), la médiane pour des femmes effectuant «activités simples et répétitives» est de 5028 fr. brut par mois. La même médiane se situe à 3658 fr. pour l'ensemble du secteur privé. Elle reste nettement inférieure au niveau de la Confédération dans des branches structurellement comparables, par la taille et le niveau de qualification, aux ex-régies ou à l'administration fédérales: 3611 fr. dans l'industrie des machines, 4117 fr. dans la chimie, 4827 fr. dans les assurances.

A l'autre extrémité, la moyenne du salaire mensuel brut des 30% des cadres les mieux payés de la Confédération était en 2000 de 16554 fr. contre des enveloppes de 24000 ou 25000 pour la couche de cadres de l'industrie des machines, de la chimie ou des assurances.

A la Confédération, l'échelle salariale était donc plus resserrée jusqu'il y a peu. En particulier, le plancher était nettement plus élevé que dans le privé, ce qui décale l'ensemble des bas et moyens salaires vers le haut. C'est ce que le patronat et la droite ont décidé de faire voler en éclats, en supprimant le statut des fonctionnaires et en le faisant remplacer par la Loi sur le personnel fédéral (LPers), ainsi que, pour La Poste et les CFF, par des conventions collectives de travail, censées notamment permettre une «adaptation des salaires au marché».

Le continent des bas salaires

La LSE contient aussi une seconde série de données. Elles portent sur le «salaire net mensuel non standardisé». Il ne s'agit plus ici de chiffres théoriques, mais des rémunérations effectivement touchées par les salarié·e·s. Les charges sociales sont déduites. Par contre, sont inclus, comme pour les salaires standardisés, les allocations éventuelles pour travail en équipe, de nuit ou du dimanche, les prestations en nature (bons repas, par exemple), ainsi que les versements réguliers de primes. Les éventuelles heures supplémentaires payées sont également comprises.

Les résultats dont nous publions ici quelques extraits sont éloquents. En 2000, 43% des femmes gagnaient moins de 3000 fr. net par mois, contre 7,1% des hommes; plus de 4 femmes sur cinq et un homme sur deux avaient une paie de moins de 5000 fr. En Suisse, les bas salaires restent un continent.

Sources: OFS, Indicateurs du marché du travail 2001, OFS, Enquête suisse sur le niveau et la structure des salaires en 2000, communiqué de presse, novembre 2001.

 

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