N° 3 décembre 2001

Brevets et expropriation du vivant. Entretien avec Jean-Pierre Berlan

«Dans un monde cartellisé,le brevet est anachronique»

Nous nous sommes entretenus avec Jean-Pierre Berlan, économiste, agronome et directeur de recherche à l'INRA (Institut national de la recherche agronomique ' France). Il est l'auteur, entre autres, de «La guerre au vivant, OGM et autres mystifications scientifiques», Editions Agone 2001. Nous poursuivons ici la réflexion initiée dans le numéro précédent de «à l'encontre». L'actualité, dans le domaine pharmaceutique (médicaments contre le sida), des logiciels (Microsoft) ou de l'agriculture (OGM, hybrides), a relancé le débat public sur la dimension régressive, pour l'avenir de l'humanité, de la propriété privée monopolistique. Cela suscitera-t-il une réflexion chez les néo-convertis au post-libéralisme? (Réd.)

La brevetabilité du vivant suscite depuis quelques années un vaste débat. Or, dans le domaine agricole, cette question se pose depuis fort longtemps'

Jean-Pierre Berlan: En effet, les esprits s'échauffent à propos du brevet sur le vivant. Il existe une directive européenne dite directive 98/44, appelée de façon sournoise, pour ne pas dire mensongère, «brevetabilité des inventions biotechnologiques». Le Parlement européen l'a votée en juillet 1998. Les pays européens devaient dans un délai de deux ans mettre leur législation en conformité, c'est-à-dire transposer cette directive dans le droit de chacun des pays de l'UE. Dans un certain nombre de pays ' en particulier en Allemagne et en France ' cette directive est en panne. L'Angleterre l'a évidemment déjà transposée. Cette directive donne lieu à un débat fourni au sein du gouvernement français. Mais si l'on s'attache à la substance de cette directive européenne, plutôt qu'à la forme, ce brevet sur le vivant existe depuis longtemps dans le domaine agricole. Car son enjeu est d'interdire la pratique fondatrice de l'agriculture, semer le grain récolté.

Les premiers semenciers professionnels apparaissent aux alentours de 1860 en Angleterre. Ces derniers se rendent compte très vite qu'ils ne peuvent pas vendre de «semences» tant que le grain récolté est aussi la semence de l'année suivante. Ils s'attaquent donc immédiatement à cette «propriété malheureuse» des plantes qui consiste à se re-produire dans le champ du paysan. Depuis un siècle et demi, ils mènent donc une guerre secrète contre cette propriété. Guerre secrète, puisque révéler cet objectif mortifère, c'était le rendre politiquement inaccessible.

Cette guerre secrète a pris maintenant une forme ouverte avec la technologie «contrôle de l'expression des gènes». Cette technique de transgénèse brevetée en mars 1998 par le Ministère de l'agriculture américain (la recherche «publique») et une firme privée a été surnommée, à juste titre, Terminator. Monsanto a voulu aussitôt mettre la main sur une technique aussi prometteuse en rachetant cette firme privée et son brevet. Il s'agit d'une technique qui permet de stériliser la descendance d'une plante. Elle consiste à introduire une construction génétique qui, actionnée avant le semis, va tuer le germe du grain en formation. La plante est génétiquement transformée pour stériliser, pour «suicider», sa descendance. Cette technique est donc le plus grand triomphe de la biologie appliquée à l'agriculture depuis 150 ans puisque la loi du profit a enfin vaincu la loi de la vie. C'est aussi la plus grande bourde politique que pouvait commettre le complexe génético-industriel puisqu'elle révélait l'objectif mortifère qu'impose cette loi du profit.

Je voudrais observer que les firmes qui mettent au point ce genre de techniques sont aussi celles qui produisent des herbicides, des pesticides, des fongicides, des insecticides, des bactéricides, des gamétocides. Plutôt que de parler des «sciences de la vie», de «biotechnologies», il serait donc plus exact de parler de nécrotechnologies!

Comment, dans cette stratégie d'expropriation des agriculteurs, le brevet s'insère-t-il?

Effectivement, une autre arme est le brevet. Au nom du brevet sur les semences génétiquement modifiées, la pratique de semer le grain récolté ' c'est la pratique fondatrice de l'agriculture ' est remise en cause. Le brevet est donc une stérilisation légale des plantes qui a l'avantage d'être moins coûteuse que les transgénèses de type Terminator, délicates à mettre au point et dont le fonctionnement est encore aléatoire. Le but final du brevet dans le domaine agricole est d'interdire au paysan de semer le grain récolté. Cela a toujours été l'objectif depuis le XIXe siècle: il fallait créer un marché. Bien entendu, tout ceci est occulté par la propagande destinée à faire croire que les plantes transgéniques brevetées permettront de nourrir la planète et de protéger l'environnement.

Si l'on veut saisir le caractère aberrant de cette interdiction, on peut faire une comparaison pédagogique. Je fais référence ici à un texte de l'économiste Frédéric Bastiat (1801-1850), un libéral, un libre-échangiste, ayant produit des textes solides contre les protectionnistes de l'époque. Bastiat avait écrit en 1845 un essai qui s'intitulait: «La pétition des fabricants de chandelles». Il ridiculisait les fabricants de chandelles qui demandaient que nous fermions nos portes et fenêtres pour leur permettre de lutter contre la concurrence déloyale du soleil.

On peut utiliser cette même image dans le domaine agricole. Les plantes et les animaux se reproduisent et se multiplient. Quelle catastrophe, n'est-ce pas, pour les sélectionneurs, semenciers et éleveurs! Notre société capitaliste qui se présente sous le déguisement avenant du libéralisme est en train de créer un privilège pour un cartel de transnationales. Il s'agit de séparer ce qui est intimement lié dans le vivant, c'est-à-dire la production de la re-production. La production va rester dans les mains de l'agriculteur, la re-production doit être, à l'étape actuelle, le monopole d'un cartel de quelques transnationales.

Historiquement, le brevet n'avait-il pas une fonction qui était à l'opposé de ce pouvoir monopolistique mondialisé?

Au départ, le brevet est une construction libérale qui a sa pertinence. Il faut se poser la question suivante: pourquoi les libéraux du XIXe siècle pour qui toute forme de monopole est anathème ont-ils créé le brevet, c'est-à-dire un monopole, même provisoire, sur une invention? On interprète maintenant le brevet comme un système de protection de l'inventeur, alors qu'au départ c'est un système destiné à stimuler l'invention et l'innovation. Comment? En organisant paradoxalement la destruction de la protection qu'il est censé créer! Le brevet exige que les étapes de l'invention soient décrites de façon à ce que n'importe qui, versé dans l'art correspondant, puisse la reproduire. Il organise ainsi la publicité et la diffusion des connaissances techniques. Il incite les inventeurs à chercher des dispositifs nouveaux contournant un brevet ou le perfectionnant et, en quelque sorte, il les leurre en leur faisant croire qu'ils pourront faire fortune. Le brevet, c'est la mise en 'uvre consciente dans le domaine de l'invention, de la fameuse main invisible de Smith: l'inventeur «en poursuivant son propre gain» est «conduit par une main invisible à promouvoir un but qui n'était nullement dans son intention». La main invisible est le brevet, le but, c'est le progrès technique qui bénéficie, pense-t-on, à l'ensemble de la société. Et ce progrès technique est assimilé au Progrès.

Pour que cette construction subtile fonctionne, il faut une économie très concurrentielle. C'est le cas au XIXe siècle lorsque triomphe l'industrie mécanique. Mais comme on le sait ' et comme le savait fort bien Smith mais comme veulent l'ignorer les néo-libéraux actuels qui se situent à l'exact opposé des fondateurs dont ils se réclament ', la concurrence est la dernière chose que veulent les hommes d'affaires. Et le droit de brevet s'est donc progressivement retourné contre les intentions de ses promoteurs libéraux.

Par exemple, le brevet sur les médicaments est du point de vue libéral une absurdité: ce sont des molécules qui sont brevetées. La molécule étant brevetée, personne ne peut contourner l'invention qui a été faite. Que l'on brevète un procédé de production d'un médicament, cela me semble déjà contestable. Mais il est possible de perfectionner un procédé en trouvant un autre procédé plus efficace. Par contre, le brevet du médicament ne peut être contourné, et il crée une situation de monopole. Un monopole véritablement criminel comme on vient de s'en apercevoir.

Dans le monde actuel cartellisé, le brevet est devenu anachronique. Cette construction libérale a eu sa valeur puisqu'en organisant la destruction de ce qu'elle était censée protéger, elle a sans doute stimulé le progrès technique à l'époque du capitalisme concurrentiel. Mais nous sommes sortis depuis plus d'un siècle de ce capitalisme concurrentiel! N'est-il pas significatif que les études économiques faites depuis une vingtaine d'années pour mettre en évidence l'effet stimulant du brevet sur l'activité inventive ont toutes échoué. Dès lors, ne faut-il pas se débarrasser du brevet puisqu'il ne remplit plus le rôle d'intérêt public pour lequel il avait été créé?

Pour revenir à l'évolution de l'agriculture depuis la Seconde Guerre mondiale, n'attend-on pas assisté, durant toute une étape, à un vaste processus de coopération, allant à l'encontre de la fermeture cartellaire actuelle?

On a assisté depuis une cinquantaine d'années à une augmentation inouïe à l'échelle historique des rendements des principales cultures. Dans un pays comme la France, les rendements ont été multipliés environ par 5 depuis la Seconde Guerre mondiale. Il avait fallu dix siècles pour qu'ils doublent. Cette tendance est aussi vraie pour une grande partie des pays du tiers-monde, à partir de la «révolution verte», que l'on peut critiquer par ailleurs. Mais le fait reste que les rendements ont augmenté de façon considérable.

L'augmentation des rendements est elle-même le fruit de la coopération internationale entre chercheurs publics du monde entier. Prenons l'exemple de la «révolution verte». Un agronome américain, S. C. Salmon, qui faisait partie des troupes d'occupation du Japon en 1946, constate que les Japonais cultivent des variétés productives de blé à taille courte (naines): Norin 10 et Norin 15. Il envoie ce matériel végétal à un sélectionneur, O. A. Vogel, à la station de Pullman dans l'Etat de Washington. Ce dernier croise ces variétés japonaises avec des variétés américaines et, en 1953, il envoie ce nouveau matériel à Norman Borlaug, au CIMMYT (Centre International d'Amélioration du Blé et du Maïs) au Mexique. Borlaug croise ce matériel avec des variétés mexicaines et crée les premières variétés de la «révolution verte». Elles sont caractérisées par une taille courte et l'insensibilité au photopériodisme, et réagissent très bien à l'utilisation massive d'intrants. A la fin des années 1950, ces variétés se diffusent, le rendement triple et le Mexique exporte même du blé au début des années 1960. C'est le point de départ de la «révolution verte». A partir de 1958 les fondations Ford et Rockefeller répéteront l'opération avec le riz dans le sud-est de l'Asie, également à partir de variétés japonaises. La première chose que ces fondations feront sera même de traduire la littérature scientifique japonaise sur le riz.

Les variétés de blé Norin comportaient dans leur parenté deux variétés d'origine américaine, l'une Fultz et l'autre Turquey, introduites au Japon en 1892. Ces variétés provenaient elles-mêmes de Russie grâce aux mennonites (membres d'une secte anabaptiste) qui les avaient apportées avec eux en émigrant aux Etats-Unis entre les années 1870 et 1880.

L'augmentation prodigieuse du rendement du blé depuis la guerre repose sur la mise en commun des ressources génétiques, le partage des connaissances, la coopération internationale entre chercheurs publics, bref une mondialisation non marchande de ces ressources et des connaissances.

Le complexe génético-industriel (cette constellation de grandes firmes ' Monsanto, Syngenta, Aventis', de technocrates à leur dévotion, de techniciens scientifiques au savoir faire expéditif et limité) est en train de remplacer cette mondialisation non marchande par la cartellisation marchande des ressources génétiques et leur piratage et par la «guerre économique». C'est une formidable régression pour l'humanité.

De plus, il faut savoir que l'Amérique du Nord est un continent dépourvu de ressources génétiques d'intérêt agronomique. La seule espèce d'importance originaire d'Amérique du Nord est le tournesol. Et le seul animal de ferme que l'Amérique du Nord nous a donné est la dinde. Je laisserais volontiers l'exclusivité de la dinde aux Etats-Unis.

Les ressources génétiques qui ont permis de construire la puissance de l'agriculture américaine ont été importées du monde entier. Or, on se trouve, actuellement, dans la situation où ceux qui ont bénéficié librement des ressources génétiques, pour ne pas dire qu'ils les ont pillées dans le monde entier, exigent un droit de brevet sur ces mêmes ressources génétiques! Il faudrait d'abord que les Etats-Unis remboursent leurs dettes génétiques au monde avant que l'on puisse commencer à discuter de quoi que ce soit en matière de brevetabilité du vivant dans ce domaine.

Mais qui le sait? La puissance de propagande, de désinformation du complexe génético-industriel est énorme; il mène une véritable «guerre d'information» à la hauteur des enjeux économiques. Comme dans toutes les guerres, la propagande est un instrument des dominants. C'est ainsi que de nombreux parlementaires européens ont été bernés et ont voté la directive 98/44 en croyant qu'elle allait permettre de protéger l'environnement et de nourrir la planète.

Les transnationales n'opèrent-elles pas sur le terrain juridique et, simultanément, sur celui des «nécrotechnologies»? Dans vos travaux, vous avez insisté sur la place desdits «hybrides» dans le processus de césure entre production et re-production. Pourriez-vous nous préciser ce point de vue?

L'objectif du brevet est de séparer la production et la re-production. Comme le montre l'exemple états-unien, tout ce qui est transgénique est brevetable. Plus précisément, les juristes stipendiés par leurs mentors transnationaux jurent leurs grands dieux qu'il ne s'agit pas de breveter le vivant car seule la technologie ' la construction transgénique ' est brevetée. Mais par extension, la plante elle-même devient, de fait, brevetée lorsqu'elle contient cette technologie! Et comme le brevet interdit d'utiliser la technologie brevetée sans licence de son propriétaire, le paysan est en réalité exproprié de la pratique de semer le grain récolté! Ces juristes sont payés pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Lorsque j'insiste sur l'absurdité de séparer la production et la re-production, il faut avoir à l'esprit qu'en biologie, toute production passe par une reproduction. Certaines plantes par exemple conservent leurs caractéristiques individuelles d'une génération à la suivante. C'est le cas du blé, de l'orge, de l'avoine, du soja et de bien d'autres espèces cultivées. Lorsque l'on a affaire à des populations (des mélanges de plantes différentes), les caractéristiques de ces populations se conservent en moyenne. Par exemple, dans une population de bovins, les fréquences génétiques se conservent en moyenne, bien que tous les individus du troupeau soient différents de ceux de la génération précédente. Mais la performance de la population ne sera pas modifiée. Production et reproduction est donc intimement lié au vivant.

On peut organiser cette séparation entre production et re-production avec des techniques telles que Terminator. Mais historiquement, la première technique qui a permis de faire cela avec succès est celle dite de l'«hybridation». Une technique qui s'est développée pour le maïs et qui s'est étendue à des dizaines d'autres espèces alimentaires, au point de devenir la technique reine de la sélection au XXe siècle.

La propagande a fait du maïs «hybride» la vache sacrée de la recherche agronomique pou mieux occulter qu'il s'agit en réalité de la vache à profit des «semenciers». Car la caractéristique de ce type variétal, qui le différencie de tous les autres, n'est pas d'augmenter le rendement grâce à une supposée «hybridité» comme on le proclame depuis des décennies, mais de diminuer celui de la génération suivante comme on le tait. En attendant les variétés Terminator, c'est jusqu'ici le seul type variétal qui s'autodétruit dans le champ du paysan! Les «hybrides» résolvent donc le problème lancinant du sélectionneur investisseur.

Le maïs dit «hybride» permet de mettre en 'uvre dans le champ du paysan la forme la plus drastique de consanguinité, l'autofécondation, et donc en effet, d'empêcher l'agriculteur de semer le grain qu'il récolte car il sera nettement moins productif que des semences commerciales. Pourquoi?

Ce que l'on appelle une «variété hybride» de maïs consiste à semer des plantes génétiquement identiques. On remplace une population, un mélange de plantes différentes, par un modèle unique. Pourquoi faire une chose pareille? Pour «améliorer» le maïs, clame-t-on. La réalité est exactement opposée.

Il faut savoir que le maïs est naturellement une plante à fécondation croisée. La fleur mâle est au sommet de la tige, la fleur femelle sur la tige. Au moment de la fécondation, le vent et les insectes transportent le pollen d'une plante à ses voisines, parfois à plusieurs centaines de mètres. En quelque sorte, un champ de maïs est comme une population de mammifères, de chats ou de rongeurs ou humaine. On sait depuis la nuit des temps que faire de la consanguinité dans de telles populations est catastrophique. Eh bien, une variété «hybride» permet de mettre en 'uvre la forme la plus drastique de consanguinité, l'autofécondation. Dans le champ du paysan, ces plantes «hybrides» vont se féconder les unes les autres. Mais comme elles sont génétiquement identiques, il y a autofécondation à l'échelle du champ, exactement comme si l'on faisait le travail titanesque d'ensacher chaque fleur, et de transporter le pollen de chaque fleur mâle sur la fleur femelle correspondante. La génération suivante souffrira donc de dépression d'autofécondation et l'agriculteur ne pourra pas la resemer. Ce que l'on recherchait.

Je voudrais insister sur les mystifications sémantiques qui permettent d'occulter la réalité. Les mots et le vocabulaire, dans le domaine scientifique, politique ou juridique, sont des armes pour mystifier la réalité.

On parle de «variétés hybrides» de maïs. Le terme «hybride» est une première tromperie. Nous avons vu que toute plante de maïs à l'état naturel est le résultat d'un croisement. Toute plante de maïs est donc à l'état naturel un «hybride», et le maïs «hybride» que cultive l'agriculteur dans son champ n'est ni plus ni moins hybride que toute plante de maïs à l'état naturel. Mais cet adjectif permet de développer tout un discours scientifique mystificateur sur les vertus supposées et «inexplicables» de l'aveu même des spécialistes du Centre International d'Amélioration du Maïs et du Blé, de l'hybridité et de détourner l'attention de la réalité: la dépression d'autofécondation dans le champ du paysan.

La deuxième tromperie consiste à utiliser le terme «variété» pour désigner le contraire de ce que l'on fait: on remplace une population, un mélange de plantes différentes, par un modèle unique de plante. Selon Le Robert une «variété» est «le caractère de ce qui est varié, dont les éléments sont divers, différents». Un synonyme est «diversité» Une variété «hybride» est donc une diversité de plantes identiques!

Dans vos interventions, entre autres aux côtés de la Confédération paysanne, vous avez établi un lien entre brevetabilité et libertés publiques, démocratie...

Un autre aspect du brevet sur le vivant a trait au danger qu'il fait courir aux libertés publiques. Dans la mesure où il crée un privilège sur la faculté de reproduction ' privilège qui est réservé aux transnationales ' il y a la possibilité de vendre des semences à des prix exorbitants. Il s'ensuit que les paysans exclus de ce privilège pourraient continuer à semer «en douce». Il faut donc mettre en place un système qui permet de mettre en 'uvre le privilège conféré par le brevet. Il faut donc instituer une police génétique.

Aux Etats-Unis, l'exemple de Monsanto est significatif. Ainsi, cette société utilise des détectives privés pour s'assurer que les agriculteurs ne «piratent» pas ses «semences Biotech», brevetées parce qu'elles contiennent la technologie qui fait l'objet de brevet. Et quand cela ne suffit pas, Monsanto ouvre des lignes téléphoniques gratuites et invite les agriculteurs à dénoncer leurs voisins «pirates».

Selon Monsanto, la pratique de semer le grain récolté n'est légale que pour les variétés obtenues par les méthodes traditionnelles de sélection. Il suffit donc d'introduire un transgène dans une variété pour en avoir la propriété. Pourtant, la loi américaine préserve le «privilège de l'agriculteur»: semer le grain récolté. Mais ce «privilège» selon Monsanto ne s'applique plus lorsqu'il s'agit de «semences Biotech» brevetées.

Observons une fois encore l'inversion sémantique consistant à qualifier de privilège la pratique fondatrice de l'agriculture, semer le grain récolté. Ce terme piège ceux qui l'utilisent. Il tranche sans débat sur une question politique fondamentale: la faculté du vivant de se re-produire appartient dès lors à ceux qui dénoncent le privilège inexistant de leurs manants pour mieux dissimuler leur privilège exorbitant, celui de prélever, sans autre contrôle que «le marché», une part des récoltes de l'humanité.

L'analyse historique et le constat sur les évolutions présentes ne vous conduisent-ils pas à remettre en cause la dimension monopolistique privée actuelle du brevet? Et si c'est le cas, quelle alternative pouvez-vous indiquer, aussi bien pour ce domaine que pour celui de la recherche?

L'offensive néo-libérale à l'échelle mondiale qui touche tous les domaines, celui du vivant, celui des logiciels, celui des 'uvres d'art, celui des paysages, pose le problème de la propriété privée. Dans un domaine comme celui que nous venons de traiter, le système de propriété privée est inefficace ' socialement j'entends, car il crée de nouvelles sources de profit pour quelques-uns. Les ressources dépensées par une firme privée pour la création variétale, par exemple, sont beaucoup plus importantes que les ressources que consacrerait un système public de recherche, mais elles sont en priorité consacrées à l'expropriation du vivant et non pas à l'améliorer.

Mes travaux sur l'histoire de la génétique agricole le montrent très précisément. Prenons le cas des «hybrides». D'un côté, l'agriculteur demande de meilleures variétés, des variétés plus productives par unité de coût. Mais il n'est pas capable de spécifier la forme sous laquelle il demande ces variétés améliorées. Et il ne peut plus compter sur la recherche pour lui en expliquer l'enjeu. D'un autre côté, le sélectionneur/investisseur, lui, cherche à maximiser son retour sur investissement. Il choisira donc le type variétal le plus profitable, ici la voie des hybrides, c'est-à-dire de variétés économiquement stériles.

Avec l'appui d'une recherche publique de plus en plus sous l'emprise des transnationales, l'investisseur privé mettra en 'uvre exclusivement cette technique de sélection qui finira par marcher quand bien même personne n'en aurait voulu sur la base de ses seules vertus. Ainsi, la demande de l'agriculteur de variétés améliorées est-elle transformée en demande d'«hybrides» par l'action des investisseurs qui sont à la recherche de la technique leur offrant le plus grand profit. La prétendue «demande sociale» n'est que la transformation par les investisseurs de notre demande d'un monde meilleur en demande d'un monde produisant plus de profits.

Or, depuis la fin des années 1950, il existe une convention internationale placée sous l'égide de l'Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), dont le siège est à Genève. Ce système avait pour but de moraliser le marché des semences et d'éviter de vendre une même variété sous de multiples dénominations. D'ailleurs, dès les années 1930, ce système était en place et permettait à l'obtenteur, celui qui crée une variété végétale, d'interdire la commercialisation de sa variété sans son autorisation.

A la base du système UPOV, il y a deux principes qui protègent l'intérêt public. Premièrement, toute variété peut être source de variations pour faire une nouvelle variété. Deuxièmement, semer le grain récolté va de soi.

Le principe du certificat d'obtention ' «distinction, homogénéité, stabilité» ' traduit juridiquement la méthode de sélection des plantes autogames (reproduction par union de gamètes provenant du même individu): introduire la distinction par un croisement entre deux variétés, produire des générations successives autofécondées pour fixer ' c'est-à-dire rendre homogènes et stables les plantes ', et sélectionner/isoler la meilleure variété nouvelle. La rémunération de l'obtenteur, la redevance, est déterminée par un débat au sein de la profession agricole. Cette redevance ne peut être que modeste. Si elle augmente, l'acheteur, le paysan, refusera de la payer en semant des semences de ferme plutôt que des semences certifiées. En effet, tant que l'agriculteur sème le grain qu'il récolte, le logiciel génétique n'a pas de «valeur».

Un tel système a deux aspects positifs. Il fait dépendre la rémunération de l'obtenteur d'un débat démocratique. Ensuite, il exige une intervention beaucoup plus importante de la recherche publique qui doit rester maîtresse des grandes orientations. Cette recherche ne doit pas s'appuyer sur des grandes transnationales pour améliorer les plantes, mais doit s'appuyer sur un réseau d'agriculteurs-agronomes-sélectionneurs. Ils ont existé durant très longtemps dans différents pays. Actuellement, ils sont en train de passer sous la coupe des transnationales. Il y a de la part de ces dernières une politique de terre brûlée dans la mesure où ce réseau d'agronomes-sélectionnneurs est en voie de disparition. Or, ce sont de grands agronomes qui travaillent très bien, qui prennent le matériel de la recherche publique et qui réussissent à en faire des variétés commerciales et en tirent une rémunération importante du point de vue d'un entrepreneur individuel, mais évidemment modeste par rapport au taux de retour sur investissement exigé par les transnationales.

Face à leur extinction, toute alternative à la politique des transnationales tendra à disparaître. Sauf à envisager que la recherche publique fasse l'ensemble du travail d'amélioration, c'est-à-dire la création des géniteurs, et à partir de là la création de variétés nouvelles.

A la différence du brevet, le système UPOV n'est pas tourné contre l'agriculteur, ni par conséquent contre l'intérêt public. Le certificat d'obtention laisse l'agriculteur libre de semer le grain récolté.

Malheureusement, il semble qu'un changement s'opère dans la politique de l'UPOV. L'UPOV tourne le dos à ses principes fondateurs pour faire concurrence au droit de brevet fondé sur des principes opposés.

Il faut donc revenir, selon moi, au certificat original d'obtention de 1961 qui protège à la fois l'obtenteur contre le pillage de son travail par «des semenciers peu honnêtes» et la pratique fondatrice de l'agriculteur: semer le grain récolté. Il faut en conserver les traits essentiels et le financer publiquement ' à la différence de la situation actuelle ' en affectant par exemple une part, en réalité très réduite, du budget agricole européen aux redevances d'obtention plutôt qu'à des subventions agricoles qui ne correspondent à aucun service rendu et qui contribuent même à dégrader l'environnement, comme la prime à l'irrigation du maïs.

Nourrir la planète en respectant l'environnement n'exige ni «hybrides», ni OGM, ni brevet, ni aucune autre technique de stérilisation des plantes ou des animaux. Au contraire, cela exige une recherche publique, libre, active, consciente, ouverte sur le monde, partageant les connaissances et les ressources génétiques, poursuivant des objectifs de paix et de coopération, et non pas de guerre économique et de pillage.

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