N° 3 décembre 2001

Etats-Unis: le présent du salariat

«Comment (ne pas) s'en sortiren Amérique»

L'administration Bush mène, depuis le 11 septembre, une campagne «universelle pour la justice, la liberté, la démocratie». Ce fait est aussi reconnu que le sont, depuis les années 1960, les effets civilisateurs des «tapis de bombes» largués par des B-52.

Par contre, les données sur le relief de la justice sociale au sein de la société américaine sont moins signalées dans les médias. En juillet 2001, l'Economic Policy Institute (EPI) de Washington publiait, sous la direction de Heather Boushey, un ouvrage intitulé «Hardships in America: the Real story of working families» («Les privations en Amérique: la vraie histoire des familles qui travaillent»). Cette étude est reconnue comme la plus complète faite jusqu'à maintenant, à l'échelle du pays entier et de ses diverses «communautés», sur une question décisive: le montant du budget familial nécessaire pour faire face aux besoins de base (nourriture, logement, assurance maladie, transport, téléphone, électricité, eau, soin des enfants). Voici une des conclusions générales: «29% des familles qui travaillent aux Etats-Unis, ayant de un à trois enfants de moins de 12 ans, ne disposent pas d'un revenu suffisant pour faire face aux besoins de base' même durant une période de prospérité économique.»

L'administration fédérale place le «seuil de pauvreté», c'est-à-dire le revenu nécessaire pour une famille type de deux parents et de deux enfants, à 17463 dollars par année, en 2000. L'EPI fixe le budget familial minimum à hauteur de 33511 dollars (c'est un budget médian: dans la moitié des Etats, il est inférieur, dans l'autre il est supérieur, étant donné les différences de coût de la vie).

Le nombre de familles qui se situent en dessous du budget familial minimum calculé par l'EPI est deux fois et demi plus élevé que celui reconnu officiellement par l'administration fédérale, selon son critère de «seuil de pauvreté».

Les privations et les craintes les plus courantes dans les familles sont le manque de nourriture, l'incapacité de payer le logement, devoir vivre à deux familles dans un seul logement, n'avoir aucun accès au système de santé en dehors des urgences hospitalières, se voir couper le téléphone, l'électricité, ne pas avoir de garde pour les enfants en bas âge.

Parmi les familles ayant un revenu en dessous de ce budget familial minimum, 50% ont l'un des deux parents qui travaille à plein temps. Plus de 75% ont à leur tête un membre qui travaille et qui a un diplôme d'études secondaires ou plus. Trois quarts des familles monoparentales avec deux enfants se situent en dessous du budget minimum.

Le niveau du revenu est évidemment très important. Mais la stabilité de l'emploi encore plus. L'indicateur le plus sensible a trait à l'assurance maladie. Ainsi, un nombre très élevé de ces familles (un tiers) n'ont pas accès à des soins médicaux, même en cas de maladie aiguë. Or, une des caractéristiques de la réorganisation de l'emploi depuis les années 1990 réside dans la diminution relative des emplois ayant une couverture d'assurance maladie.

Avec l'explosion en cours du chômage, ce problème ne fera que s'accentuer. S'y ajoute déjà depuis août, vu la précarité des emplois dans les années passées, la difficulté d'obtenir des allocations de chômage.

Enfin, entre les années 1974 et 1990, les chômeurs cherchaient, lors des récessions économiques, des emplois dans les services à bas salaire, tels qu'hôtel, restauration, etc. Or, depuis 1992, comme le graphique ci-dessous le montre, la croissance des emplois dans ce secteur stagne. Pire, depuis le mois de septembre, la perte d'emplois s'y accroît. Il ne va donc pas servir de coussin amortisseur, temporaire, aux futurs chômeuses et chômeurs.

Barbara Ehrenreich, dans l'entretien que nous publions, décrit sa vie quotidienne et les conditions de travail dans le secteur hôtelier et de la restauration. Barbara Ehrenreich a décidé entre 1998 et 2000 ' au moment où l'administration Clinton proclamait que «un emploi, chaque emploi, pouvait être un ticket pour une meilleure vie» ' de s'engager comme travailleuse, à plein temps, dans des emplois non qualifiés, mais en recherchant consciemment les meilleurs salaires d'entrée possibles. Les difficultés et privations auxquelles elle a dû faire face permettent de mieux appréhender celles auxquelles s'affrontent les familles «laborieuses» au pays de la justice et de la liberté immuables.

Barbara Ehrenreich raconte cette expérience dans un ouvrage paru en mai 2001 (éd. Henry Holt and Company), intitulé «Nickel and dimed. On (not) getting by America», que l'on pourrait traduire par «Pour quatre sous et humilié. Comment (ne pas) s'en sortir en Amérique». L'auteure joue sur les termes «nickel» (5 cents) et dime (dix cents) et le verbe «dim» (affaiblir, troubler'). (Réd.)

Quelles sortes de règles vous êtes-vous imposées pour la démarche qui a abouti à votre livre?

Barbara Ehrenreich: L'idée, c'était simplement de voir si je pouvais gagner assez d'argent pour vivre en travaillant comme salariée non qualifiée, débutant dans un emploi. J'ai essayé dans trois villes: à Key West en Floride, à Portland dans le Maine et dans la région des Twin Cities (Minneapolis-Saint-Paul), dans le Minnesota. Je suis restée un mois dans chaque endroit. J'ai fait de mon mieux pour trouver les places de travail les mieux payées pour une salariée débutante non qualifiée. J'ai fait de mon mieux dans le travail et j'ai limité mes dépenses au strict minimum. Toutes ces règles ont été violées ou biaisées d'une manière ou d'une autre en chemin, mais c'était là l'idée.

Dans votre livre, le logement se révèle être une préoccupation centrale.

Oui. Si j'avais eu avec moi des petits enfants, je suis sûre que la garde des enfants aurait été tout aussi préoccupante, mais comme personne seule, le logement était une barrière insurmontable.

Dans la région des Twin Cities, je n'ai rien pu trouver que je puisse me payer. J'ai découvert là et à Portland aussi que ce sont les gens chanceux qui trouvent à se loger dans un parc de caravanes. Les caravanes se louent très cher. Par exemple, cela coûte 625 dollars par mois pour louer une caravane pour une personne dans la région qui dessert l'industrie hôtelière de Key West. Dans le Maine et dans le Minnesota, je n'ai rien trouvé pour moins de 800 dollars par mois.

J'ai découvert que les gens aboutissent dans des meublés. J'imagine que ça va si cela ne vous dérange pas de vivre dans une petite chambre avec une kitchenette. Je parle de familles, pour moi qui étais seule ce n'était bien sûr pas un problème. Mais certains de ces endroits étaient épouvantables et extrêmement chers. Comme celui crasseux où j'ai vécu dans le Minnesota et qui me coûtait 250 dollars la semaine. C'était plus que ce que je gagnais. C'était répugnant et dangereux et il n'y avait ni kitchenette, pas même un four à micro-ondes ou un frigo.

Si vous étiez restée dans ces villes plus longtemps qu'un mois, auriez-vous pu trouver des solutions plus durables qui auraient été moins chères.

Cela dépend. Rester plus longtemps au Minnesota aurait signifié me retrouver sans abri. Il n'y avait rien que je puisse faire, sauf aller dans un foyer. Dans le Maine, le meublé était relativement bon marché, 120 dollars la semaine, ce qui n'est pas si bon marché si vous pensez à ce que vous gagnez. Comme là j'avais deux emplois, j'aurais pu économiser assez pour réunir les deux premiers mois de loyer et le dépôt qu'on exige pour pouvoir louer quelque part un vrai appartement, à condition que rien ne tourne mal, à condition de ne pas tomber malade ou d'avoir des problèmes avec la voiture, par exemple.

Vos collègues de travail avaient-ils également recours à cette sorte de solution de logement temporaire?

Beaucoup non, parce qu'ils avaient vécu dans la région depuis un certain temps et avaient des conjoints ou des compagnons ou des enfants adultes qui contribuaient au revenu de la famille. Mais il y avait certainement d'autres personnes qui avaient cette sorte de problèmes, certains même étaient sans abri.

Comment vos conditions de logement limitaient-elles vos possibilités de choix de nourriture?

Cela dépend de l'endroit. Même dans les meilleurs endroits où j'ai vécu, nombre de mes projets de cuisine économique sont partis en fumée parce que je n'avais pas les ustensiles de cuisine que j'ai l'habitude d'utiliser et qui me permettent de produire une nourriture bon marché en grande quantité pour la congeler. Si vous n'avez pas de kitchenette, pas de micro-ondes et pas de frigo, il ne vous reste plus qu'à manger dans des magasins et des fast-foods.

Combien cela coûte-t-il?

Le coût fut alarmant. Je pense que j'ai réussi à le descendre de telle sorte que je pouvais manger pour environ 9 dollars par jour. J'achetais ce qu'il me fallait pour mon petit déjeuner dans un magasin et à midi et le soir je mangeais dans un fast-food. Je pense que vous pouvez trouver encore moins cher, mais moi c'est ce que j'ai pu faire de mieux. Quant aux choix diététiques, j'ai fait de bons choix. Mais cela vous fait manger beaucoup de hamburgers!

Vous est-il arrivé d'avoir faim?

Je ne mangeais pas de friandises entre les repas ou d'autres choses que je peux avoir l'habitude de manger autrement. Mais non, une des décisions que j'avais prises en préparant mon enquête, c'est que je ne me laisserai pas devenir une sans-abri ou avoir faim. Il y a des limites à ma vocation de journaliste.

Quels sont les emplois que vous avez occupés durant cette période?

J'ai été sommelière, femme de chambre dans un hôtel, ouvrière dans une grande entreprise de nettoyage de bureaux, aide dans un foyer de vieux et vendeuse chez Wal-Mart [la plus grande chaîne de magasins aux Etats-Unis' et dans le monde]. C'était tous des emplois comme débutante non qualifiée. Beaucoup de mes savoir-faire étaient tout à fait démodés. J'avais déjà été sommelière. Beaucoup de choses ont changé. Quand j'avais travaillé comme sommelière la première fois, il n'existait pas de système informatique de commande. Aujourd'hui on les trouve presque partout.

J'ai dû faire beaucoup d'efforts pour apprendre chacune des tâches que j'ai remplies. Ce n'était pas facile. J'étais préparée à devoir faire des travaux physiquement durs, mais je ne m'attendais pas à devoir tellement faire d'efforts pour apprendre.

Certaines tâches étaient tout à fait épuisantes, par exemple faire la vendeuse chez Wal-Mart. Je travaillais dans la confection pour dames. C'est très dur parce que les choses sont constamment enlevées des rayonnages et des penderies pour être essayées, ou même sont juste laissées par terre. Mon travail consistait à les remettre perpétuellement à leur place exacte selon la taille, la couleur, le style, etc. Cela veut dire mémoriser l'emplacement exact de centaines de modèles. Vous n'avez pas idée combien c'était difficile. Le petit article de chez Jordache avec la bordure de dentelles, où faut-il le ranger? Or, il y a des centaines de pièces comme ça. Au bout de quelques jours tout était chaque fois réagencée, avec de nouveaux emplacements, parce que la vente de détail c'est ainsi. Les clients reviennent et ils veulent être surpris.

Ce type d'emploi ne laisse pas beaucoup de temps pour rêver. Tout était très dur. C'est pourquoi je n'utilise plus l'expression «non qualifié» pour décrire quelque emploi que ce soit.

Vous n'avez pas travaillé dans la construction, mais vous avez rencontré de véritables défis physiques et des risques de blessures.

Le pire travail physiquement, c'était le nettoyage. Des services de nettoyage de bureaux d'entreprises comme Merry Maids («Les servantes joyeuses») utilisent une approche hautement taylorienne. Vous travaillez en équipes. Le travail est divisé. La manière exacte de progresser dans une chambre est spécifiée et enseignée au moyen de vidéos d'apprentissage. Le problème, c'est que vous êtes sous une terrible pression de temps. Nous n'avions que tant de minutes pour nettoyer une maison, selon sa taille. Nous devions rester dans cette limite fixée, qui peut descendre à 45 minutes. Nous courions tout le temps. Nous sortions de la fourgonnette littéralement en courant avec nos seaux et nos aspirateurs et tout. A l'intérieur de la maison, nous n'avions pas une seconde de pause et sortions vers la fourgonnette en courant à nouveau.

Au début, j'étais assez fière de réussir aussi bien que toutes les autres. Un grand nombre étaient bien plus jeunes que moi. J'étais capable de porter les seaux et l'aspirateur-sac à dos. Mais ensuite, j'ai commencé à réaliser que je ne devrais pas être si fière, car la seule raison pour laquelle j'étais si forte, c'est que je ne faisais pas ce travail depuis longtemps. Même les femmes qui ne le faisaient que depuis quelques mois souffraient de blessure, de douleurs de dos ou de genou ou d'atteintes dues au stress répétitif, par exemple dans le bras avec lequel elles frottent.

Comment les employeurs réagissent-ils aux douleurs, aux lésions, aux blessures?

Le chef était horrible. Il nous faisait longuement la morale. On avait ces petites réunions le matin avant de commencer. Ces réunions étaient plutôt irritantes parce que c'était du temps non payé. Il nous prenait environ une demi-heure de temps libre en nous faisant venir à 7h30 bien que nous ne partions nettoyer qu'à 8h00.

Durant cette demi-heure il nous sermonnait sur des sujets comme: «working through it» («travaillez quand même et ça passera»); ne venez pas au travail avec une migraine; prenez deux Excedrin. Quoi que ce soit, vous pouviez travailler quand même et ça passerait.

C'est un endroit où j'ai violé la règle que je m'étais fixée d'être toujours une bonne travailleuse, obéissante et sympathique. J'ai engueulé ce type. Il était en train de faire ce sermon à une jeune femme qui s'était vraiment fait mal en travaillant.

Comment les employés réagissaient-ils quand ils se blessaient?

Quand cette fille s'est fait mal, elle a commencé à pleurer. Elle souffrait beaucoup et ne pouvait pas poser son pied tellement la douleur à sa cheville était forte.

J'ai dit: «Il faut que nous allions aux urgences, nous ne pouvons pas passer à la maison suivante.» Les deux autres femmes de l'équipe m'ont regardée ahuries.

Celle qui était blessée était ambivalente. Ce jour-là, elle était la chef d'équipe. Elle voulait vraiment travailler. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre quelques heures de travail. Elle n'aurait pas été payée si nous étions allées chez le médecin. L'autre question qui n'était pas entrée dans mon cerveau de «membre des classes moyennes» était: qui allait payer si nous allions aux urgences? Je pense que cette question était très présente à son esprit à elle.

J'ai tout à fait perdu la partie ce jour-là. Elle a fini par nettoyer la salle de bains d'un riche en sautillant sur un pied. Jamais je ne m'étais sentie si impuissante. Je savais que c'était mal. J'ai essayé toutes sortes de choses. Je lui ai dit de me laisser faire son travail de la journée et de rester assise. Elle a refusé. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre des heures et elle était sous la pression de son mari qui ne voulait pas qu'elle prenne congé.

Qui aurait couvert les frais médicaux? Quelle sorte d'assurance était à disposition dans les emplois où vous avez travaillé?

Dans presque toutes ces entreprises il y avait une assurance maladie à disposition. Mais la plupart des gens à qui j'ai parlé ne prenaient pas la peine de s'assurer parce que la prime à la charge de l'employé est trop haute. Si vous ne gagnez que 1000 dollars par mois, vous n'avez pas cent ou cent cinquante dollars à dépenser pour une assurance maladie.

Un des thèmes intéressants de votre livre est le concept du temps. A côté du travail, de combien de temps disposent les salariés que vous avez côtoyés pour d'autres activités?

Je pense que beaucoup de gens ne travaillent pas seulement 40 heures par semaine. J'ai rencontré tellement de gens qui ont plus qu'un emploi que je ne peux vraiment pas croire ce que dit le Bureau des statistiques du travail (Bureau of Labor Statistics) selon lequel il n'y a que 6% des Américains qui ont plus qu'un emploi. Il faut croire que je les ai tous rencontrés. Le gros problème, c'est donc que beaucoup de gens doivent assumer plus qu'un emploi.

Ma vie était un peu bizarre. Si je travaillais huit ou neuf heures, je devais encore rentrer chez moi et rédiger mes notes de la journée sur mon portable.

Les autres très souvent avaient des enfants à la maison dont ils devaient s'occuper, ou des tâches ménagères à la maison, toute cette sorte de choses.

Je n'ai pas eu l'impression que les gens avaient beaucoup de temps de loisir à disposition. En parlant avec eux, je me suis rendu compte que bien peu nombreux étaient ceux qui évoquaient des distractions qu'ils avaient le week-end. Le cinéma n'était jamais évoqué. Aussi étonnant que cela paraisse, même la télévision n'était pas mentionnée. Quant aux achats, ce n'était certainement pas pour eux une activité de loisir.

Qu'en est-il de la question du temps au travail, et de la lutte entre employés et employeurs pour le contrôle du temps?

Les employeurs les plus fortement organisés, comme Wal-Mart, surveillent votre temps avec une précision qui descend probablement en dessous de la minute. Lors de votre mise au courant quand vous commencez, ils vous mettent en garde contre «le vol de temps», ce qui veut dire du temps pendant lequel vous faites autre chose que travailler. Cela inclut aller aux toilettes durant votre activité au magasin.

Le plus souvent je faisais des périodes de neuf heures. Il y avait une pause d'une heure pour le repas puisque c'était le soir et deux pauses de dix minutes chacune, une avant le repas et l'autre après. Il fallait parcourir tout le trajet jusqu'à l'arrière du magasin et timbrer le début de la pause de dix minutes. Ensuite il fallait timbrer votre retour. Ils surveillaient très précisément. Je me suis livrée à du vol de temps. J'allais aux toilettes sur le chemin de la pause avant de timbrer. Je ne sais pas quels problèmes j'aurais eus si je m'étais fait attraper.

Ces dix minutes étaient une grande affaire. Pour beaucoup de personnes, c'était le moment de téléphoner à la maison pour savoir comment allaient les enfants. Il y avait des téléphones payants à l'arrière du magasin et les gens espéraient qu'un serait libre.

Je ressentais un violent désir de sortir à l'air libre. Neuf heures, c'est long à passer dans une atmosphère renfermée à la lumière des néons.

Vous ne pouviez pas simplement faire la pause debout devant le magasin. Il  y avait une aire entourée de barrières où les fumeurs pouvaient aller. C'est là qu'on pouvait s'asseoir. Il y avait une table de pique-nique et des chaises. C'est très important de pouvoir s'asseoir. Il fallait être debout pendant des heures. J'en voulais même aux 75 secondes qu'il me fallait pour marcher jusqu'à l'extérieur depuis l'horloge à timbrer. Je voulais être dehors et m'asseoir. J'avais besoin de boire quelque chose. Vous ne pouvez même pas boire de l'eau quand vous travaillez. Parfois j'avais besoin d'une collation pour pouvoir continuer. Il fallait tout faire durant ces 10 minutes. C'était aussi la grande occasion pour parler avec des gens des autres départements, ce qui était important et intéressant pour moi, journaliste, parce que la pause, c'est le seul moment pour parler.

Quels étaient vos rapports avec vos chefs?

Variés. J'ai beaucoup aimé ma cheffe chez Wal-Mart. C'était une dame d'âge mûr, pas autoritaire du tout. Elle avait beaucoup de bonnes idées pour améliorer notre département qui n'étaient jamais mises en application parce qu'elle n'avait aucun pouvoir elle-même. Elle était bien.

Mais la personne au-dessus d'elle était un vrai trou du cul. Un gars d'environ 25 ans qui avait plaisir à exercer son autorité. Il n'arrêtait pas de nous appeler à des réunions absolument inutiles. Beaucoup d'employés ne prenaient même pas la peine d'y aller, même que c'était soi-disant obligatoire. Les gens ricanaient. «Okay, allez-y donc, Barb, si vous voulez.» Ces réunions servaient à nous faire quelque sermon ou nous rappeler une règle ou une autre.

Dans les restaurants, il y avait de bons supérieurs, qui n'étaient pas beaucoup payés eux-mêmes, peut-être 20000 dollars par année. Certains travaillent très dur et savent que leur rôle c'est de donner un coup de main si nous sommes débordés. Un directeur de restaurant doit être capable de cuisiner ou de servir et de savoir faire bien d'autres choses pour fournir du renfort si nécessaire.

D'autres ne se voyaient pas comme cela et pensaient que leur rôle consistait à être assis dans leur coin avec les pieds sur la table en nous surveillant. Certains étaient grossiers, nous harcelaient et nous insultaient. Je me souviens d'une directrice qui a mis son visage tout près du mien pour me hurler que je ne travaillais pas assez vite et que je parlais trop avec les clients. Elle était également grossière avec les laveurs de vaisselle immigrés.

Chez Wal-Mart, qu'avez-vous découvert à propos de la «Wal-Mart family»?

Ils vous donnent en tant que débutante un cours d'introduction de huit heures, ce qui est vraiment un investissement incroyable de leur argent car vous êtes payé huit heures à rester assis et avaler toute cette propagande de l'entreprise.

Cela ressemble beaucoup à un culte religieux. C'est tout un bla-bla sur la grande famille que nous formons et combien vous, en tant que membre de la famille, vous êtes important. Il y a plein de messages d'outre-tombe de Sam Walton [le fondateur de la chaîne], enregistrés sur vidéo, qui nous exhortent à des nouveaux sommets d'enthousiasme de vente.

Beaucoup d'importance est accordée à sourire et aller vers les clients pour leur parler. Le premier jour, j'ai compris que c'est quelque chose que vous ne faites pas, parce que vous n'en avez pas le temps. En plus, cela ennuie les clients.

Mais en général, avez-vous trouvé que les employés ont intégré cette idée de famille?

Le sentiment que j'ai eu chez Wal-Mart en parlant avec les gens durant les pauses, c'est qu'ils font très bien leur travail. A peu d'exceptions près, ils prennent leur travail très au sérieux. Mais d'une certaine manière ils dédaignent la culture d'entreprise. Voire sont ouvertement cyniques à son sujet. Par exemple, il y a une règle de Wal-Mart qui interdit de prononcer des vilains mots comme «damn» ou «hell» («enfer»), etc. On peut vous licencier pour cela. Mais les gens se faisaient un grand plaisir à murmurer de temps en temps «merde».

Chez Wal-Mart et chez quelques autres employeurs vous avez rencontré les tests de drogue et les tests de personnalité. Quel était le but de cela?

Je pense que les tests de drogue n'ont pas de sens. La seule drogue qu'ils peuvent détecter, c'est la marijuana, qui est la plus inoffensive des drogues illégales. Les autres, la cocaïne et l'héroïne passent si rapidement dans le corps des gens qu'il est peu probable qu'elles laissent des traces. Ils ne prennent pas la peine de tester la présence d'alcool, de LSD ou d'ecstasy, etc. Par conséquent ils vont seulement trouver la marijuana. Si vous avez fumé un joint il y a trois semaines, vous pourriez avoir un résultat positif et n'être pas engagé tout en étant pourtant le travailleur le plus merveilleux du monde. Le test n'a donc strictement rien à voir avec la productivité ou la prévention des accidents ni rien de tout cela.

Les tests de personnalité sont une plaisanterie. Quiconque sait lire et écrire tout en sachant être raisonnablement hypocrite peut passer le test. Une question que vous rencontrez très souvent, c'est la phrase: «Durant l'année écoulée j'ai volé pour (inscrivez le montant en dollars ci-dessous) de marchandises à mon employeur.» Personne ne va inscrire 55 dollars ou une autre somme.

Ma théorie, c'est que la fonction de ces tests est de faire passer au travailleur le message suivant: «Faites attention, vous nous appartenez, nous vous contrôlons, et vous n'aurez pas de secrets envers nous.»

Dans quelle mesure les gens travaillent-ils en se soutenant les uns les autres, en solidarité les uns avec les autres?

J'ai vite appris dans chacun de ces emplois qu'il y a une espèce de solidarité structurelle dans la plupart des emplois. Vous avez vraiment besoin des autres. Moi j'ai certainement été dépendante envers les autres.

Une des choses qui m'a fait travailler plus dur que ce que j'aurais fait autrement, c'était la peur de faillir aux personnes qui travaillaient avec moi. Si vous ne faites pas votre part, c'est quelqu'un d'autre qui devra la faire, et cela exerce une grande pression psychologique sur vous et vous pousse à faire de votre mieux.

J'ai vu des exemples de solidarité à petite échelle, quand les gens font attention pour vous, vous avertissent du supérieur qui est en service ce jour-là, ou vous couvrent quand vous voulez filer aux toilettes.

Parfois j'ai aussi été déçue. Lors de cette confrontation avec notre chef dans l'entreprise de nettoyage, mes deux autres collègues n'avaient pas l'air de me soutenir quand j'essayais de faire quelque chose pour la femme qui s'était blessée. Elles étaient simplement prêtes à retourner au travail. Comment l'interpréter? C'est peut-être une sorte de truc culturel régional chez les Blancs de la campagne dans le Maine. Je ne sais pas. Mais dans l'ensemble, à part le fait que des frictions intimes naissent dans tout emploi, vous savez que vous dépendez des autres. Cette espèce de solidarité inhérente pourrait constituer une base pour se confronter à la direction et exiger un meilleur traitement.

Tout semblerait indiquer l'intérêt de ces travailleurs à s'organiser formellement en syndicats, ou tout au moins informellement pour résister à quel-ques-uns des abus dont vous avez fait l'expérience. Mais cela ne semble pas se réaliser. Quelle est l'explication?

Une chose qui est devenue absolument claire pour moi, c'est que la place de travail est un cadre totalitaire. Il y règne une atmosphère de peur. Aux Etats-Unis vous pouvez être licencié à volonté, à moins que l'entreprise ne connaisse la présence d'un syndicat ou que vous ayez un contrat. Vous pouvez être licencié parce que vous avez un drôle d'air. Vous pouvez certainement être licencié parce que vous êtes un perturbateur et bien que ce soit tout à fait illégal, des gens sont licenciés en grand nombre tout le temps pour activité syndicale. J'ai lu que l'AFL-CIO estime que 10000 personnes sont licenciées ou punies d'une manière ou d'une autre chaque année pour activité syndicale. J'ai appris depuis lors qu'il s'agit là d'un chiffre largement sous-estimé. La vérité pourrait être plusieurs fois ce nombre. C'est donc la peur.

J'avais toujours pensé que ces emplois ne valaient pas la peine de se laisser insulter ou maltraiter, qu'on pouvait toujours claquer la porte, descendre la rue et en trouver un autre. C'était certainement vrai entre 1998 et 2000 quand j'ai fait mon enquête. Mais bien que ces emplois ne paient pas beaucoup, ce que j'ai réalisé, c'est que changer d'emploi c'est perdre au moins deux semaines de salaire. Cela peut être trop dur à supporter.

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