N° 3 décembre 2001

Cisjordanie-Gaza: l'occupation est le problème

Feu vert à la terreur

Le 10 décembre 2001: 34 ans et 183 jours d'occupation par l'armée israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Le bilan effectué par «The Palestinian Human Rights Monitor» d'un an d'Intifada illustre le contenu d'une guerre coloniale (voir p. 8-9).

Charles-André Udry

Depuis 1948, la tragique comptabilité de ce qui, par euphémisme, est qualifié de «crise au Moyen-Orient» s'établit sobrement ainsi: la destruction de 385 villages par Israël (avec l'aide économique et militaire des pays occidentaux); la création de 61 camps où sont entassés des centaines de milliers de réfugiés qui reçoivent une aide minimale en nourriture de l'ONU; l'interdiction pour ces réfugiés du droit au retour alors qu'Israël a instauré la «Loi du retour» qui permet à toute personne d'ascendance juive de «retourner» et de s'installer' y compris illégalement («colonies») dans les territoires occupés; la mise en place d'un régime d'apartheid qui discrimine les non-Juifs (par exemple pour ce qui a trait à l'achat ou à la location de terre). Comme l'écrit Sherri Muzher: «L'oppression et le racisme sont démontrés par ce qui est advenu, en janvier 2001, à un père palestinien désespéré qui serrait dans ses bras sa fille morte et pleurait devant un barrage israélien. Il lui a été interdit de passer ce barrage, même avec son enfant décédé, pour aller le laver, avant son enterrement, selon la coutume islamique.» 1

Sans limites

Plus de bombes, plus «d'assassinats ciblés», plus de strangulation économique, plus de destructions de maisons, plus de «colonies», plus d'humiliations, voilà la politique mise en 'uvre par le gouvernement d'Ariel Sharon. Entre le 12 et le 17 septembre 2001 se sont subitement accentuées l'ampleur et l'intensité des attaques de l'armée israélienne contre les Palestiniens: 18 incursions dans les zones contrôlées par l'Autorité palestinienne (AP); 28 Palestiniens tués; des destructions de grande ampleur dans les villes de Jénine et Rafah. Cela n'empêcha pas Arafat de déclarer un cessez-le-feu unilatéral le 18 septembre et même de réprimer brutalement une manifestation anti-guerre à l'Université islamique de Gaza (trois étudiants et un enfant tués par la police de l'AP).

Dans ce contexte, la politique du gouvernement d'unité nationale Ariel Sharon-Shimon Peres peut se décliner ainsi, pour faire court: 1° refuser toute «concession» qui ferait que l'Intifada al-Aqsa débouche sur un gain politique quelconque pour les Palestiniens; au contraire, elle doit apparaître comme provoquant des formes encore plus brutales et oppressives de la part du colonialisme sioniste; 2° mettre la direction Arafat, qui cherche visiblement une voie de sortie depuis mars 2001, dans une situation où ses ouvertures ' subordonnées à un alignement sur les Etats-Unis ' apparaissent sans rapport avec la mobilisation populaire engagée depuis septembre 2000; 3° exacerber ainsi les tensions: entre les divers courants et composantes de l'AP, entre cette dernière et des secteurs entiers de la population auxquels n'échappent pas la corruption, le népotisme, les méthodes autoritaires de l'AP, entre les diverses forces du mouvement national palestinien (Fatah, Hamas, Jihad islamique'); 4° multiplier les ultimatums et les provocations en direction de l'AP, en sachant que sa capacité de contrôle sur les «fronts de lutte» (à Rafah, Khan Younis, Jénine') est limitée et que les accords entre directions sont fragiles; dès lors, face aux assassinats «extrajudiciaires» (sic) de militants et dirigeants des mouvements de résistance, la probabilité est grande que des «actions suicides» s'effectuent en territoire israélien, tuant des civils; 5° alors s'offre la possibilité non seulement d'isoler diplomatiquement l'AP, de l'attaquer au point de la faire imploser, mais surtout de pouvoir présenter la guerre coloniale comme une «guerre contre le terrorisme», en enrôlant tous les symboles de l'épopée sioniste afin de resserrer (si nécessaire!) les rangs entre «droite» et «gauche»; 6° la voie est ainsi ouverte à un réalignement diplomatique (en Europe, entre autres) qui enfoncera un coin entre l'AP et le Hamas et qui inscrira la politique du gouvernement Sharon dans une sorte de campagne, parallèle à celle de George (doubleyou) Bush, «contre le terrorisme islamiste» ou contre la «garde rapprochée d'Arafat».

Depuis mi-septembre cette orientation a progressé, combinant politique traditionnelle du «fait accompli» et exaspération des discours de l'establishment sioniste. Cela s'est confirmé suite à l'assassinat de l'ex-ministre du tourisme Rehavam Zeevi, le 17 octobre, en réponse au meurtre du dirigeant du Front populaire de libération (FPLP), Abou Ali Moustafa. Un rassemblement national a été orchestré autour des funérailles du chef du Moledet, ce parti qui revendique l'expulsion de 3 millions de Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza.

«Ils en connaissaient le prix»

L'enchaînement des actions du gouvernement et des dirigeants de l'armée ressort bien à la lecture de la presse israélienne. Ainsi, après l'assassinat par les forces de sécurité israéliennes du dirigeant d'Hamas ' Mahmoud Abou Hounoud2 ' le 23 novembre, Alex Fishmam, le spécialiste des questions militaires du grand quotidien israélien, Yediot Achronot, émettait, le dimanche 25 novembre, la «prédiction» suivante: «Une nouvelle fois, nous nous préparons avec crainte à une nouvelle attaque terroriste massive derrière la Ligne verte [les frontières de 1967]. Qui que ce soit qui ait donné le feu vert à cet acte de liquidation savait parfaitement qu'il détruirait d'un seul coup l'accord entre Hamas et l'Autorité palestinienne; selon cet accord, Hamas devait éviter, dans le futur proche, de répéter des suicides à la bombe à l'intérieur de la Ligne verte, comme celui commis au Dolphinarium [la discothèque de Tel-Aviv].» Ce genre d'accord est d'ailleurs reconnu par d'autres analystes avertis 3.

Fishman enfonce le clou à ce propos: «C'est un fait que si les services de sécurité ont accumulé des informations sur la préparation d'attaques terroristes à l'intérieur de la Ligne verte, celles-ci ne se sont pas matérialisées. Cela ne peut pas seulement être attribué aux succès impressionnants des services spécialisés dans l'interception de ceux qui se préparaient à se suicider avec une bombe et de ceux qui les contrôlent. Plus exactement, les directions respectives de l'Autorité palestinienne et Hamas étaient arrivées à un assentiment selon lequel il serait préférable de ne pas faire le jeu d'Israël par des attaques massives dans ces centres populeux.» La conclusion est limpide. «Qui que ce soit qui ait décidé la liquidation d'Abou Hounoud, il en connaissait par avance le prix. Le thème fut discuté de façon approfondie aussi bien aux échelons militaires que politiques, avant que soit mise en 'uvre la liquidation. Maintenant les organes de sécurité ont assumé qu'Hamas s'engagerait dans un effort concerté pour mener des attaques suicides à la bombe, et les préparations sont effectuées en conséquence.» Par «préparations», entendez l'escalade militaire et répressive dans les territoires occupés et une opération d'inversion médiatique: ce n'est plus l'occupation avec ses traumatismes ainsi que le rejet des exigences les plus timides des dirigeants palestiniens qui «font problème au Moyen-Orient». C'est le «terrorisme».

Le 4 décembre, Ariel Sharon déclare: «Une guerre nous a été imposée. Une guerre de terreur. Leur but est de nous pousser au désespoir total, à la perte de tout espoir, à la perte de la vision nationale qui nous guide ' un peuple libre sur notre terre, la terre de Sion et d'Israël. Arafat a choisi la voie du terrorisme. Nous savons qui est responsable, nous savons qui est coupable.»

Si le peuple palestinien n'existe pas vraiment dans les vues de très larges secteurs de l'armée et du gouvernement israéliens («élargir un pays sans habitants»), la légitimité de sa résistance ' reconnue légalement au plan international ' ne peut qu'être niée.

Ne pas renoncer à comprendre

Simultanément, l'acuité du calvaire enduré par le peuple palestinien suscite au sein même d'une fraction de la presse israélienne ' à l'instar de ce qui s'est passé au cours de nombreuses guerres coloniales ' l'obligation de comprendre les raisons d'actes tels que les suicides meurtriers à la bombe. Comprendre n'implique en aucune mesure justifier.

Amira Hass, dans le quotidien Haaretz du 5 décembre 2001, écrit: «Il est très vraisemblable que les jeunes Palestiniens qui ont décidé de tuer autant de personnes que possible en se faisant sauter au milieu d'un large groupe de jeunes Israéliens et d'un bus rempli de passagers croyaient effectivement que le ciel les attendait. Mais, comme d'autres qui se sont suicidés avec une bombe, ils ne voyaient pas seulement le ciel qui les attendait. Ils avaient devant les yeux des centaines de morts ' y compris des enfants, des femmes et des vieillards ' et des milliers de Palestiniens blessés au cours de l'année écoulée. Malgré la conception dominante en Israël, la plupart de ces morts et blessés n'étaient pas le résultat de coups de feu entre deux forces armées égales, mais plutôt le résultat d'une présence massive, armée, israélienne au milieu de la société civile palestinienne.» En quelques phrases, Amira Hass ' qui, le 20 novembre dans Haaretz, avait publié un entretien transparent, avec un soldat israélien sur l'application de la règle «ne pas tirer sur les enfants de moins de 12 ans» ' remet sur les pieds le sens de la formule et de la pratique de la «guerre contre le terrorisme».

Face aux ultimes développements il y a une certaine candeur (ou un cynisme bien plombé) à prétendre que l'administration américaine va intervenir comme arbitre pour «régler la question palestinienne». Les déclarations du secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, dans Business Week (daté du 17 décembre) laissent peut de marge d'interprétation sur l'appui accordé au gouvernement israélien. Plus concrètement, le renouvellement conciliant de l'aide ' à hauteur de quelque 3,5 milliards de dollars par an ' a plus de poids que la déclaration de Bush, le 13 octobre, sur un «Etat palestinien». Dans la phase présente de redéploiement impérial américain, avec ses incidences au Proche et Moyen-Orient, la puissance de l'Etat israélien reste une carte que Washington ne va pas froisser.

Les accords d'Oslo, que l'historien israélien Shlomo Ben-Ami décrivait comme devant aboutir à un Etat palestinien «presque totalement dépendant d'Israël' fondé sur une base néo-coloniale», sont archivés.

Les projets de «séparation unilatérale» se discutent ouvertement. Le même Shlomo Ben-Ami (avec Haim Ramon) en a proposé un, après avoir rejoint Ehoud Barak! Les mesures les plus brutales à l'encontre du peuple palestinien sont aujourd'hui envisageables.

Informer, multiplier les initiatives les plus diverses qui permettent de faire front à la mésinformation, à la désinformation est une tâche qui nous incombe, en Europe occidentale. Pour ce qui est de la mise en question, à la racine, de l'entreprise coloniale de Sharon, nous donnerons, comme nous l'avons déjà fait dans les numéros précédents, la parole à celles et ceux qui la combattent en Palestine et en Israël.

1. MiddleeastWire.com, 16 août 2001.

2. Il y a environ un an Abou Hounoud avait été arrêté par l'AP et enfermé dans la prison de Naplouse. La prison a été bombardée par des F-16...

3. Voir MERIP, Press Information Notes, N° 74: «Intifada in the Aftermath».

Haut de page


Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5