N° 3 décembre 2001

Guerre en Aghanistan. Victoire de qui? Victoire de quoi? (III)

Ivresse en eaux troubles

Trois mois après le 11 septembre, l'administration de George (doubleyou) Bush célèbre la «victoire». Le président des Etats-Unis annonce les prochaines étapes d'une «longue guerre» contre..le terrorisme, «y inclus le terrorisme qui pourrait arriver sur un missile»1.

Charles-André Udry

La «victoire» de quoi, de qui? Voilà bien une question incongrue qui laisse filtrer une intonation archaïque anti-américaniste. En effet, l'évidence s'impose. En Afghanistan, la guerre s'est faite pour les «droits de la personne humaine» contre les talibans; d'ailleurs, la dénomination médiatiquement exclusive de «combattants anti-talibans» le prouve. La «reconstruction de l'Afghanistan», pays soudainement redécouvert, est au centre de toutes les préoccupations… de ceux qui ne devront pas mener les prochaines étapes de la «longue guerre».

«Nos chers amis»

Et si l'on se risquait à interroger2 ces certitudes révélées? Les «combattants anti-talibans» sont, pour l'essentiel, rassemblés dans le Front uni islamique pour le salut de l'Afghanistan. Il a été rebaptisé Alliance du Nord. Cela sonne mieux. Mais de façon plus étonnante, ces «combattants» sont, en quelque sorte, les accoucheurs des talibans. Un des connaisseurs éprouvés de la région, Robert Fisk, le formule bien: «Ils [les talibans] sont le parfait produit du brigandage et du pillage des années de terreur de l'Alliance du Nord. Oui, les talibans furent, sous diverses formes, la création de nos chers amis de l'Alliance du Nord. Après que 50000 hommes et femmes ont été massacrés à Kaboul entre 1992 et 1996 - tout cela accompagné par la constitution d'une mafia de la drogue et de la prostitution - les Afghans de différents groupes ethniques recherchaient la paix à n'importe quel prix. Et lorsque les talibans arrivèrent, ils furent les bienvenus, même si ce fut avec méfiance et crainte. Les voleurs voyaient leurs mains coupées, mais il n'y avait plus de voleurs. Vous pouviez vous déplacer de Jalalabad à Kandahar avec la certitude que vous arriveriez en vie, sans avoir été attaqué.» 3

Depuis 1992, la brutalité des pouvoirs en place et l'asservissement de l'essentiel d'une population meurtrie, depuis longtemps, n'ont jamais suscité beaucoup de remarques et d'intérêt à Washington, Londres ou Berlin. Les tuteurs et financiers religieux obscurantistes saoudiens du «clergé de Kaboul» étaient aussi ignorés.

Par contre, l'Afghanistan éveillait la sollicitude calculée de ses voisins: Pakistan, Russie et Iran. Les pétroliers américains et le gouvernement des Etats-Unis inscrivaient ce pays dans un dessein plus large s'étendant à l'Asie centrale. Cela se précisa bien avant qu'Oussama Ben Laden ouvre les portes de l'Afghanistan aux forces armées des Etats-Unis.

Une guerre singulière

Selon une méthode rodée, l'état-major américain encadre des troupes auxiliaires: l'Alliance du Nord, aidée et armée en partie par l'Iran et la Russie, dont les soldats conduisent des chars renouvelés. Les batailles militaires sont réduites. Le déluge de bombes larguées par les B-52 est contemplé par les forces de l'Alliance du Nord et très durement éprouvé par celles enrôlées par les talibans.

Ces derniers, qui étaient décrits comme des «fanatiques endurcis», vont faire défection. Les changements d'alliances, depuis longtemps, s'intègrent à l'arsenal militaire d'un pays où le contrôle d'une région, plus ou moins étendue, détermine le pouvoir des chefs et de leurs clans. Les «combattants anti-talibans», dans plusieurs provinces, accueillirent dans leurs rangs les ex-talibans. Les interventions des services secrets pakistanais (Inter-Service Intelligence) ont aussi joué leur rôle en faveur de retournements et de retraites vers le Pakistan4. Elles avaient déjà été décisives pour l'accession au pouvoir des talibans (qui étaient, alors, financés par l'Arabie saoudite).

Le régime réactionnaire, brutal, clérical et inquisiteur des talibans avait perdu ses assises: les minorités non pachtounes s'y opposaient de plus en plus, et sa base, limitée, dans les régions pachtounes s'était délabrée. La conquête se fit sans batailles. Le nombre de «combattants» tués par les bombes, exécutés lors de redditions ou assassinés en prison dépasse de très loin le nombre de ceux «tombés au front».

Alors, la victoire. De qui? D'une coalition d'anciens (et nouveaux) seigneurs de la guerre, au passif chargé, qui disposent de soutiens en Russie, en Iran, au Pakistan, qui négocient des aides financières internationales et manœuvrent, en attendant. Les bombardements américains leur ont ouvert les routes de Kaboul, de Kandahar, de Hérat ou de Mazar-e-Charif. L'accord de Bonn ressemble à une marqueterie. La distribution des postes se croise avec les gratifications offertes aux entraîneurs placés aux frontières.

De quoi? Du premier «round» d'une politique impériale des Etats-Unis où l'Afghanistan n'est qu'un pion. Le général Richard B. Myers, le chef des armées, expliquait le 10 décembre: «Ainsi l'Afghanistan est seulement une petite pièce. Ainsi, évidemment, nous sommes en train de penser de façon très étendue. Je dirais que depuis la Seconde Guerre mondiale, nous n'avons jamais envisagé avec autant d'ampleur une campagne. Je pense que ce sera un conflit long et dur.» 5

Un messianisme dollarisé

En 1998, l'actuel vice-président Dick Cheney, qui présidait alors les destinées d'une des plus grandes sociétés de services pétroliers (Halliburton), déclarait devant une assemblée de confrères: «Je ne peux me rappeler d'une période où nous avons une région qui émerge aussi soudainement pour devenir aussi stratégiquement importante que la région de la Caspienne.» La même année, devant l'ultra-droitier Cato Institute, sur le thème des «Dommages collatéraux», Cheney confessait: «Le bon Dieu n'a pas jugé de placer le pétrole et le gaz seulement où existent des régimes démocratiquement élus amis des Etats-Unis. A l'occasion, nous devons opérer dans les lieux où, toutes choses prises en considération, quelqu'un ne choisirait pas normalement de se rendre. Mais nous allons là où le business se fait.» Quelques jours avant le 11 septembre, le U.S. Energy Information Administration produisait un rapport dans lequel était notée «la position géographique stratégique de l'Afghanistan comme couloir de transit pour l'exportation de pétrole et de gaz de l'Asie centrale à l'océan Indien» 6.

Le pétrole n'est certes pas la seule cause de l'intervention militaire des Etats-Unis, aujourd'hui, en Afghanistan. La «crédibilité» - l'affirmation d'une suprématie militaire incontestée - est un élément propre à ce supra-impérialisme émergent. La «lutte contre le terrorisme» permet non seulement de construire des coalitions ad hoc, mais élargit aux plans institutionnel international comme diplomatique les possibilités d'une ingérence directe quasi permanente. Au début du siècle, après avoir conquis Cuba en 1898, l'indépendance accordée à l'île en 1902 était accompagnée de l'amendement Platt. Il permettait une intervention, dès que les intérêts des Etats-Unis étaient en jeu. Au début de ce nouveau siècle, G.W. Bush - catapulté après le 11 septembre à un poste d'hyper-président, s'appuyant sur un messianisme patriotique - est en train de faire adopter un amendement Platt à dimension planétaire.

Tout cela ne peut pourtant pas être détaché d'intérêts économiques bien concrets qui s'expriment de façon très organisée au sein de l'administration américaine.

L'importance stratégique et pétrolière de l'Asie centrale - que nous avions soulignée7 dès avant le début des bombardements du 7 octobre - est confirmée. L'ancien premier ministre des Affaires étrangères du Pakistan, Niaz Naik, a révélé que des officiels américains de haut rang avaient, mi-juillet, annoncé que des opérations militaires seraient conduites en Afghanistan vers octobre. A la même période, Colin Powell inspectait l'Asie centrale afin de préparer une «coalition», dans cette hypothèse.

La correspondante du Monde8 à Moscou rapporte les propos assurés d'un haut responsable occidental: les «Américains qui ont mis les pieds en Asie centrale… n'en partiront sans doute pas de sitôt». Quant à une source du Ministère de la défense russe, citée dans le même article, elle doit reconnaître que ce sont les choix des compagnies pétrolières russes - en relation avec leurs concurrents-alliés occidentaux - qui détermineront une grande partie de la politique russe dans cette région.

On est loin des droits de l'homme, et proche de la recherche de solutions qui assurent des conditions cadre pour les investissements.

Au tout début septembre, un autre débat éclatait à Washington. Le 2 septembre, le New York Times titrait: «Bataille de chiens pour des dollars sur le Capitol Hill: les démêlés commencent sur les contrats pour les avions, les bateaux et toute sorte de matériel militaire». Après le 11 septembre, l'affaire fut vite tranchée: 40 milliards ont été de suite débloqués et le budget d'armement explose. Le 23 octobre, le Pentagone annonce qu'un contrat à hauteur de 200 milliards de dollars est passé avec Lockheed/Martin - constructeur d'avions, de missiles, etc. - pour développer le nouvel avion de combat, le Joint Strike Fighter. Pour ne pas laisser le rival Boeing en rade, un contrat de leasing est signé pour 100 Boeing 767, transformés pour assurer le ravitaillement en vol. Le prix du leasing se monte à 22 milliards; le prix d'achat à 15 milliards. Un bonus de 7 milliards est alloué à Boeing. A cela s'ajoute la commande de 60 Boeing C-17 cargo, dont le prix unitaire est estimé à 200 millions de dollars.

Une proposition de fonds pour la reconstruction de l'Afghanistan faite par Tom Lantos (démocrate de Californie) prévoit une somme de 1,6 milliard de dollars sur quatre ans, dont la moitié serait consacrée à la reconstruction du pays; le reste à un programme anti-drogue (contre la culture de l'opium, chérie par l'Alliance du Nord) et à la reconstruction de l'ambassade américaine. Une «longue guerre contre le terrorisme» comporte ses priorités budgétaires.

Silence, next round

L'éditorialiste du International Herald Tribune, William Pfaff, le 22 novembre, signale: «La guerre contre le terrorisme a produit une censure gouvernementale à peu près sans précédent - avec également un consentement quasi incontesté de la part des journalistes et des médias…» Résultat: le quasi-silence sur les victimes civiles des bombardements aériens. Ou alors des «informations» du type: les talibans placent leur «système défense dans les zones urbaines; ils utilisent des boucliers humains». L'Afghanistan a été déchiré par une guerre civile depuis l'intervention soviétique de 1979. Il en découle que de nombreux retranchements se situent en zone urbaine. L'oublier et utiliser les formules mentionnées relève moins de l'amnésie que d'un racisme sous-jacent, qui aboutit à ce qu'une «vie afghane» vaut moins qu'une «vie occidentale».

La première étude minutieuse - dans les limites de la documentation présente - sur les victimes civiles des bombardements aériens vient d'être publiée par le professeur Marc W. Herold de l'Université du New Hampshire Durham9. Elle relève quelque quatre mille victimes (morts) civiles. Ce chiffre n'inclut pas les civils décédés suite aux interruptions de l'aide humanitaires ou des déplacements forcés. Ni ceux et celles qui, dans ce pays où les mines antipersonnel blessent gravement ou tuent nombre de civils chaque jour, vont être mutilés par les «petites bombes» jaunes que les CBU-87 (bombes à fragmentation) ont délicatement parachutées, et qui n'ont pas encore explosé. Herold estime à 14500 ces bombletsqui attendent… un civil.

Mais pourquoi s'attarder sur cela. Le next round est en préparation. La Somalie, le Yémen, le Soudan, l'Irak..La «guerre en Afghanistan» est déjà étudiée10 au Pentagone pour ses prochaines opérations. Michael T. Klare, dans The Nation, insiste sur un fait exceptionnel: le président des Etats-Unis a demandé au Département de l'énergie de faire le plein total des réserves pétrolières stratégiques. Cela laisse entendre que se préparent des nouvelles guerres dans des zones pétrolières, menées sous la houlette des vrais nantis de la planète.

S'habituer à une «guerre larvée» et aux mesures autoritaires-sécuritaires est un danger qui guette, en Europe, ceux et celle qui ont clamé «un autre monde est possible».

1.The Independent, 12 décembre 2001.

2. Voir nos articles dans à l'encontre N° 0 et N°1

3. The Independent, 8 décembre 2001.

4. New York Times, 8 décembre 2001, article de Douglas Frantz.

5. The Washington Times, 10 décembre 2001.

6. Prof. Marjorie Cohn, in Jurist, 7 décembre 2001 (jurist.law.pitt.edu).

7. Voir à l'encontre N°1.

8. Le Monde, 29 novembre 2001.

9. Elle peut être consultée sur le site: http://pubpages.unh.edu/~mwherold

10. The Washington Times, 4 décembre 2001.

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