N° 2 novembre 2001

Services publics hors service

Le démantèlement des PTT

George Waardenburg

A l’heure de la débâcle de Swissair, le projet de privatiser, à terme, La Poste Suisse est d’actualité. En effet, la "restructuration" du réseau de bureaux de poste bat son plein1, avec la fermeture presque quotidienne d’un bureau. De plus, la nouvelle CCT (convention collective de travail), qui devrait entrer en vigueur au 1er janvier prochain, prévoit d’importants reculs concernant divers aspects du statut du personnel (voir article ci-après). Dans les lieux de travail les plus "modernisés", les conditions de travail (intensité, stress) ne cessent d’être péjorées2. La flexibilisation généralisée des conditions d’embauche, de mise au travail et de rémunération permet déjà à la direction d’ajuster son personnel aux exigences de rentabilité de futurs actionnaires. Enfin, les hausses de tarifs successives de ces dix dernières années, depuis l’introduction du courrier A/B, ont remis en cause l’accès égal aux prestations postales, tel qu’un service public est censé le garantir3.

Comment en est-on arrivé là? Comment comprendre le remue-ménage médiatico-politique qui a suivi les mobilisations populaires de la première moitié de l’année, rejetant le "Plan Gygi", qui prévoit de fermer 1500 bureaux de poste en cinq ans?

L’industrie des (télé)communications:un rôle pilote

La période qui suit les "Trente Glorieuses" de l’après-guerre, et qui s’enclenche dès le milieu des années 1970, est caractérisée par une croissance économique globale plus modeste que durant l’époque précédente, et par une fréquence beaucoup plus élevée des récessions économiques d’ampleur4. Depuis, le taux de profit moyen des entreprises (dont la baisse à la fin des années 1960 et au début des années 1970 annonçait la fin des Trente Glorieuses) s’est fortement rétabli. Mais la demande, mesurée en pouvoir d’achat, n’a pas suivi, du fait de l’austérité salariale prolongée et des fortes pressions sur les dépenses publiques. C’est pourquoi aujourd’hui il s’agit d’"une situation — inédite historiquement — d’une surproduction chronique que les grands groupes oligopolistiques sont parvenus pour l’instant à contenir et à gérer à leur profit" 5.

Dans ce contexte, les politiques de privatisation sont une aubaine sans pareille pour les principaux acteurs financiers internationaux (les "investisseurs institutionnels" et les grands groupes industriels) 6. Dans une étude récente de l’OCDE sur les "Développements récents des privatisations" 7, c’est en dollars sonnants et trébuchants que le bilan est tiré. La conclusion est significative: "Depuis 1990, la capitalisation boursière dans l’ensemble des pays de l’OCDE s’est accrue de manière substantielle. Le changement a été plus drastique dans des pays autres que les USA et le Royaume-Uni, qui avaient déjà des marchés financiers bien développés. La croissance de la capitalisation boursière ne peut être expliquée seulement par la profitabilité des entreprises. La recherche récente a montré l’énorme impact des privatisations sur le développement des places boursières. En plus, puisque les entreprises privatisées sont souvent parmi les plus grandes cotées en Bourse, leur impact sur les marchés de capitaux est nettement plus important que ce que les chiffres agrégés suggèrent. Les entreprises privatisées sont souvent les plus cotées de leur Bourse d’émission et représentent une portion considérable de la capitalisation boursière. Au Japon, en Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie, Espagne et au Portugal, les compagnies privatisées sont les compagnies les plus cotées." 8

La raison première des politiques de privatisation réside bien d’abord dans l’ouverture de nouveaux secteurs d’investissement aux capitaux, dans leur rentabilisation, entre autres en mettant en place des méthodes de gestion du personnel assurant un taux élevé d’exploitation. De plus, les entreprises privatisées sont assurées d’avoir des débouchés, car la demande est canalisée, forte et croissante, aussi bien du côté des particuliers que des entreprises.

Les attributions jadis confiées aux PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones), qui devaient les remplir dans le cadre d’une mission de service public explicite, font partie de ce segment recherché par les investisseurs privés. En effet, l’explosion des activités postales et de télécommunication de la période d’après-guerre s’est poursuivie — même si des différentes sectorielles existent — malgré le ralentissement durable de la croissance économique après 1973. La raison de ce développement continu découle du rôle central que joue ce secteur dans l’économie capitaliste, surtout dans le cadre d’une internationalisation productive des firmes et d’une concurrence accrue, où la rapidité d’exécution des commandes, le raccourcissement des délais de livraison et la réduction des stocks — c’est-à-dire la lean production — et la présence sur les marchés, parfois éloignés, des concurrents sont des armes majeures des entreprises.

La constitution de groupes économiques de plus en plus gigantesques, prenant appui sur des marchés continentaux9, pousse au développement intensifié d’infrastructures de base indispensables à leur croissance accélérée, en particulier dans les domaines des transports et des télécommunications. Mais ces infrastructures ont été mises en place historiquement dans des cadres nationaux, même si elles ont d’emblée été raccordées les unes aux autres à l’échelle internationale (via des organisations publiques, comme par exemple l’Union postale universelle).

Ce cadre ne "suffit plus" pour les plus grandes entreprises multinationales, qui ont besoin, en premier lieu au niveau des télécommunications (téléphonie, Internet, services postaux) 10, de la mise en place de réseaux internationaux répondant à leurs exigences en termes de priorité d’accès, de coûts, etc.

Les multinationales invoqueront la rudesse de la lutte concurrentielle pour réduire leurs coûts à tous les niveaux, y compris pour les frais d’infrastructure. L’accroissement de leurs besoins en matière de télécommunications et l’augmentation des coûts qui en découle susciteront de leur part une série d’initiatives dans ce domaine. Pour elles, il s’agit d’obtenir de bonnes prestations en matière de communications et de transport et ce au meilleur prix. Les groupes vont négocier directement avec l’opérateur concerné. Cette stratégie en direction des prestations d’infrastructure se fait de plus en plus en opposition aux principes du service public, en particulier celui de l’égalité des usagers face aux prestations.

Il n’est d’ailleurs plus question de péréquation financière. Ainsi, La Poste et les sociétés de télécoms fixeront comme priorité la satisfaction de leurs plus gros clients. Cela va conduire ces secteurs à des investissements en vue de l’automatisation, de la réorganisation interne. Les coûts d’investissement doivent être couverts par les gains de productivité. C’est le secteur des télécommunications qui semble réunir croissance de la demande et hausse de la productivité, et dès lors c’est lui qui apparaît comme assurant une profitabilité durable et réelle… quitte à dégager, fin des années 1990, d’énormes surcapacités de production et un endettement faramineux. Dans un premier temps, la privatisation à marche forcée du secteur de la téléphonie, ainsi que de tout le secteur fournisseur de matériel téléphonique, y compris de matériel informatique, a fourni aux détenteurs de capitaux d’amples profits. Il y avait convergence entre demande — relativement — solvable et accroissement important de la productivité du secteur, grâce notamment aux percées technologiques réalisées antérieurement dans un cadre public.

Prestations postales internationalisées

Les développements et la libéralisation dans les télécommunications ont rendu moins visible de processus d’internationalisation et de restructuration du secteur postal. Celui-ci est porté par une double demande des entreprises: le transport rapide — express — de documents, à l’échelle continentale puis mondiale, et une garantie de service optimum.

"Autour de 1970, on observe, dans de nombreux secteurs économiques, une attente de nouvelles techniques de transports rapides en raison de la défaillance des systèmes traditionnels. […] Le monde de la fin des années soixante est en transformation rapide. Les échanges internationaux progressent selon un rythme soutenu et les firmes multinationales prennent une place grandissante. Jointes au phénomène nouveau des délocalisations industrielles [la réorganisation des grandes entreprises à l’échelle du globe], ces évolutions génèrent des besoins jusqu’alors inconnus de communications rapides dans tous les domaines: informations, documents, marchandises." 11

Trois autres phénomènes vont accroître l’exigence de communications rapides de la part des entreprises. Il y a d’abord la place croissante que prend le secteur des "services", notamment les "services aux entreprises", y compris au niveau international: banques et institutions financières, compagnies d’assurances, bureaux d’études et de conseil, agences de publicité… Ce développement accroît le flot de papiers d’affaires, de contrats, etc.

Ensuite, l’informatisation généralisée des entreprises et l’importance vitale que prend le fonctionnement continu du matériel informatique créent aussi une demande d’acheminements urgents de pièces détachées d’ordinateurs et de supports informatiques.

Enfin, les nouvelles méthodes de gestion des flux physiques imposent la régularité, la disponibilité et la fiabilité des moyens de transport en amont et en aval.

De ce développement vont naître les intégrateurs: "Surgissent aux Etats-Unis, au début des années 1970, de nouveaux opérateurs: les Integrators. Spécialisés dans le transport express porte à porte des petits colis, ils remettent en cause fondamentalement la répartition traditionnelle des compétences entre le client, le transitaire et la compagnie. Ils assurent au client une gamme complète de services, de sa porte à celle du destinataire, intégrant en une offre unique des prestations jusqu’alors réparties entre les Air Freight Forwarders (les agents de fret américain) et les compagnies aériennes. Ce sont les Integrators, qui de deux catégories relativement étanches ne font plus qu’une seule. Poussant plus loin encore la remise en cause des organisations traditionnelles, ils s’attaquent à certains trafics postaux et subtilisent à la Poste et aux compagnies une partie de leur activité [la partie la plus rentable]." 12

Dans ce contexte, les services de poste nationaux vont faire face à une triple contrainte. Premièrement, ils ne pourront plus compter, suite à la séparation et privatisation du secteur des télécommunications, sur des "excédents" financiers qui permettaient une fourniture postale de service public. Deuxièmement, le service postal est soumis aux règles de gestion budgétaire qui rend le "déficit" 13 du service postal du domaine de l’inacceptable. Troisièmement, le service postal doit s’affronter à des groupes privés qui connaissent une croissance exponentielle sur les segments les plus rentables et qui lui soustraient de la sorte une demande. Il en résulte une pression à la privatisation des services de poste nationaux. C’est au niveau européen que le ton est donné, à travers les directives de la Commission européenne, même si des postes nationales peuvent prendre de l’avance. Ainsi les postes néerlandaises et allemandes sont privatisées et cotées en Bourse dès le milieu — respectivement la fin — de la décennie 1990.

Swisscom et Swisspost: Swissbourse

Les PTT se séparent entre "Swisscom" et "La Poste" au 1er janvier 1998. La première devient une entreprise de droit privé qui voit rapidement un tiers de son capital coté en Bourse. L’autre devient un établissement autonome de droit public inscrit au registre du commerce sous le nom de "La Poste Suisse". Le Conseil fédéral définit les objectifs stratégiques de l’entreprise tous les quatre ans et il nomme le conseil d’administration (CA). Celui-ci réalise les objectifs stratégiques, fixe l’organisation, nomme et révoque les membres de la direction, établit le plan financier et fixe les principes de la comptabilité. La direction, elle, a pour tâche de gérer les affaires de l’entreprise. Si j’insiste sur cet aspect organisationnel, c’est pour rappeler que la privatisation de La Poste est un choix fondamentalement politique, porté par le Conseil fédéral, et plus spécifiquement par son "ministre des privatisations", le social-démocrate Moritz Leuenberger (relayé à la tête de l’entreprise par son camarade de parti Ulrich Gygi).

Les deux entreprises ont comme mot d’ordre la rentabilité. En d’autres termes, elles doivent s’assurer un bénéfice maximal. Swisscom a, dès le début, mis tout en œuvre pour atteindre cet objectif: un plan de restructuration prévoyant une baisse des effectifs de 50% jusqu’en 200314 a été adopté. Son ambition de devenir "Europa-Player" 15 (à défaut d’être "Global Player", comme tous ses concurrents) est "à ce prix", quitte à ce que, demain, se constitue la domination d’un système d’oligopole privé à l’échelle continentale.

La stratégie du groupe a été reconfirmée récemment, lors de l’annonce des résultats de Swisscom pour 200016. "Le groupe poursuit ses restructurations annoncées en mars dernier et n’éliminera pas moins de 3000 postes d’ici à 2003." En même temps, "Swisscom fera partager à ses actionnaires les bénéfices réalisés l’année dernière. […] Si le feu vert est donné, les actionnaires recevront alors un montant total de 19 francs par action (+27% par rapport à l’année précédente), soit une somme totale de 1,4 milliard." Les actionnaires ne sont pas les seuls à bénéficier des "restructurations", les sommes allouées aux dirigeants et au conseil d’administration se sont élevées à 10,8 millions de francs en 2000, comparées à 6,4 millions l’année précédente.

Pour La Poste, les objectifs sont tout aussi clairs, même si elle a encore quelques difficultés à les concrétiser. Pour M. Gygi, il est indispensable que le Conseil fédéral exige explicitement un objectif de rentabilité de 10% à La Poste17. Concernant l’emploi, il précise: "Les CFF sont passés de 41000 à 28000 postes. Swisscom a suivi une voie identique. La Poste ne peut logiquement pas envisager de rester à un niveau d’effectifs de 42000 emplois à temps plein. […] On aura besoin rapidement de nouveaux capitaux. Comment et où les trouver? Un prêt bancaire a des limites. On peut aussi ouvrir le capital-actions, aller en Bourse ou faire des échanges de capital. Le modèle choisi par Swisscom est une alternative intéressante."

Il est vrai qu’Ulrich Gygi est un vieux renard de la redéfinition néo-libérale de l’Etat en Suisse. Avant de devenir PDG de La Poste, il était le bras droit de Kaspar Villiger au Département fédéral des finances. Dans ce cadre, il a activement participé à la privatisation de Swisscom. Il a aussi joué un rôle important dans les politiques d’austérité de la Confédération. En outre, il "a joué un rôle déterminant dans les négociations pour l’adhésion de la Suisse aux institutions de Bretton Woods, soit le FMI et la Banque mondiale" 18. Quant à Gerhard Fischer, président du conseil d’administration de La Poste Suisse (à la tête également du grand holding de transport privé Panalpina Welttransport), il peut "parfaitement imaginer que la Confédération soit l’actionnaire principal d’une poste ayant un statut de société anonyme" 19. Il va de soi que les analystes financiers confirment cette perspective20.

"Optimiser le réseau" et reconvertir l’usager

Aujourd’hui, l’ensemble du marché des services postaux dans l’UE représente un chiffre d’affaires de 80 milliards d’euros (environ 125 milliards de francs suisses) et correspond à 1,4% du PIB de l’UE21. On comprend dès lors que la privatisation de ces services soit un objectif.

Pour la mettre en place, le cadre législatif européen, auquel s’ajuste systématiquement La Poste suisse, évolue. La Commission européenne propose en mai 2000 pour le 1er janvier 2003 une réduction du domaine réservé au monopole des opérateurs nationaux22. Le but final sera d’abolir complètement le monopole et d’ouvrir l’ensemble du secteur au marché, c’est-à-dire de privatiser complètement les services postaux en Europe. Les échéances ne sont pas encore définies exactement. En effet, il s’agit là d’un enjeu lourd de conséquences pour chacun des opérateurs nationaux. Les Etats où l’opérateur postal national ne se perçoit pas comme pouvant affronter une libéralisation cherchent à repousser la date limite. Par contre, ceux dont les opérateurs postaux sont prêts à s’attaquer aux marchés voisins (notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, lieux d’origine des seuls Global Player européens) voudraient la fixer au 1er janvier 200723. Même s’il reste un flou quant à la libéralisation complète du trafic de lettres, les autres secteurs sont déjà tous en voie de libéralisation complète et ouverts à des prestataires privés. Si rien n’est fait pour inverser cette évolution, d’ici une décennie, les systèmes nationaux traditionnels ne seront plus la base des activités postales en Europe.

Comment se positionne aujourd’hui La Poste Suisse, Swiss Post, sur ce marché postal en ébullition? Pas très bien semblerait-il. D’où l’insistance redoublée sur la rentabilisation et la restructuration du réseau postal, malgré les nombreuses réactions populaires, et parfois leur expression au plan parlementaire24. En effet, dans plusieurs domaines de l’entreprise, les résultats attendus sont moins bons que prévus à l’origine. La création d’une banque postale autonome, grand thème des managers sociaux-démocrates, a été abandonnée. Ce n’est donc pas de ce côté-là que les profits vont exploser dans un futur proche. Au niveau des services colis, une chute pour 2001 de 10% du nombre de paquets transportés se dessine, d’où la nécessité d’être encore plus "sensible" aux demandes de la clientèle commerciale. Enfin, le secteur du e-business reste très décevant en termes de volume d’activité. Ces difficultés de La Poste n’augurent pas un changement de politique. Au contraire, les mesures à l’horizon pour redresser la barre — de la rentabilité — vont dans un sens: accroître la charge de travail des salariés, à l’exception de la "charge" salariale, et solliciter les usagers par des ajustements vers le haut des tarifs.

La fédération suisse des entreprises — "économiesuisse", ex-Vorort — a publié au printemps dernier sa "Stratégie pour un marché postal compétitif" 25. La priorité est d’ouvrir le plus rapidement l’ensemble du marché postal aux privés, en s’alignant clairement sur les propositions de libéralisation du courrier dans l’UE, mais aussi en ouvrant le "service universel" à des opérateurs privés.

Par ailleurs, il s’agit d’"optimiser le réseau postal actuel", notamment en coopérant avec des tiers; d’"envisager des alliances stratégiques au plan international" et enfin d’"étudier la possibilité d’une privatisation (partielle) de la Poste", c’est-à-dire de la coter en Bourse.

Les perspectives sont claires: il s’agit en fin de compte de privatiser La Poste pour s’insérer dans un réseau d’alliances où l’on pourra espérer tirer ses épingles du jeu. Les services de paiement doivent être exclus du service universel et dans le domaine du réseau de bureaux de poste, il faut une "structure aussi allégée et efficace que possible". Pour ce faire, "il faut prévoir des modèles de coopération innovants entre la Poste et d’autres prestataires". "Dans cet esprit, il convient de conclure avant tout des coopérations avec des opérateurs privés et d’envisager des modèles de franchise ou de recourir à un "outsourcing" des activités."26 En d’autres termes, la meilleure solution serait que La Poste passe des contrats avec des entreprises extérieures telles que Naville, Aperto, Migros… qui pourraient remplacer les bureaux de poste27.

Horizon: un service public intégré européen

Suite à l’annonce du plan de fermeture de 1500 bureaux de poste au début de l’année 2001, de nombreux mouvements ont spontanément émergé pour défendre un bureau de poste ou un autre. A côté des interventions parlementaires au niveau fédéral, dont seule une ouvrait potentiellement sur un refus du démantèlement des bureaux de poste, sans toutefois remettre explicitement en cause la privatisation en cours28, deux forces socio-politiques sont intervenues au nom de la défense du service public.

Le Syndicat de la Communication a fait plus qu’approuver le plan Gygi, il l’a co-élaboré. Il l’a massivement promu parmi les membres concernés (essentiellement les buralistes) lors de réunions. Mais, sous la pression d’une partie de ses adhérents et de responsables syndicaux en désaccord, le syndicat a choisi de lancer une initiative populaire intitulée "Services postaux pour tous" 29. Cette initiative propose une modification de la Constitution pour que la Confédération garantisse un "service postal universel répondant aux besoins et aux attentes de la population et de l’économie". Le flou de la formulation fait que, même si elle était acceptée, l’initiative n’aurait strictement aucun impact concret. Mais ce qui est encore plus révélateur, c’est que le terme même de service public n’y est pas mentionné et que la séparation des activités "rentables" et "non rentables" de La Poste y est entérinée. De plus, les délais de mise en votation d’initiatives populaires se comptant en années, alors que le plan Gygi est censé être appliqué d’ici à quatre ans, le réseau postal risque donc bien d’être repris par Naville et/ou cogéré par une grande banque suisse avant la votation. Enfin, le Syndicat de la Communication a en même temps réitéré son soutien au plan Gygi et a approuvé une CTT comprenant une paix absolue du travail, même au-delà de la durée de celle-ci.

Cette initiative populaire apparaît donc comme un écran de fumée qui permet à d’étroits cercles dirigeants syndicaux de laisser entendre qu’ils défendent le service postal et ses employés, alors même qu’ils sacrifient les deux pour participer à un simulacre de "cogestion" vanté par la direction de l’entreprise.

Le mouvement attac a impulsé un soutien unitaire aux "Assises des salarié·e·s et des usager·e·s de la Poste" qui se sont tenues le 16 juin dernier. Un objectif a été mis en avant: l’abrogation du plan Gygi, première mesure nécessaire pour redéfinir les perspectives de services postaux s’inscrivant dans la dimension d’un service public dont l’extension européenne apparaît comme une nécessité stratégique. Ce mouvement s’appuyait sur des mobilisations populaires ponctuelles. L’audience potentielle a pu être mesurée effectivement. Toutefois, la politique de la majorité de la direction du Syndicat de la Communication a empêché une convergence entre usagers et salariés de La Poste, ce qui devrait constituer la clé de voûte d’une mobilisation sociale et politique plus large. L’intégration des structures syndicales aux structures de "l’entreprise", processus ayant une longue histoire, a exprimé au cours de cette phase décisive son caractère nocif pour la défense des intérêts des salariés de La Poste comme des usagers.

A l’heure de la constitution de groupes mondiaux des services postaux et des télécommunications, le thème d’un service public postal ne peut être valablement abordé et élaboré que dans le cadre d’une perspective européenne. Les services publics de l’avenir seront (pour le moins) européens, ou ne seront pas. Il en découle le besoin, en perspective, d’une européanisation des activités syndicales comme des associations d’usagers; ce qui ne doit pas être opposé à des actions de résistance au plan national. Au contraire, ces dernières peuvent être le tremplin pour des initiatives européennes.

En outre, aujourd’hui comme hier, il n’est pas concevable de promouvoir un service public postal sans l’intégrer dans un véritable service public des télécommunications. L’introduction des nouvelles technologies de l’information dans ce secteur a été le prétexte rêvé pour en privatiser la téléphonie en quelques années seulement. Par ailleurs, le développement — irrégulier mais voué à se poursuivre — d’Internet obéit de plus en plus à des critères de gestion marchands. D’ailleurs, l’accès gratuit à de nombreux sites est remis en cause, généralisant la mise au pas de "Napster" (des "taxes" d’accès permettraient d’assurer définitivement des revenus aux propriétaires de sites). La communication par e-mail et par téléphonie mobile bouleverse toutes les activités postales, ce qui est renforcé avec l’émergence du e-commerce.

Ces développements doivent être intégrés dans une redéfinition du service public des télécommunications de demain. Cela afin d’assurer non seulement un accès de l’ensemble de la population à ces nouvelles possibilités de communication, mais encore de les développer pour répondre au mieux aux besoins sociaux à venir. La crise de grands groupes de télécommunications et la concentration accrue qui en découlera poseront à nouveau le problème du service public face aux monopoles ou oligopoles privés.

1. Voir 24 heures, 7.9.01.

2. Ainsi, dans les tout nouveaux centres de tri colis, les salariés ont deux fois plus de problèmes liés au stress au travail que l’ensemble de la population suisse (voir Le Courrier des 17 et 19.7.2001). Le Syndicat de la communication refuse de rendre publique cette étude, y compris pour les employés colis directement concernés par ces résultats.

3. Concernant la remise en cause du service public postal et les conséquences de la privatisation sur les conditions de travail et de vie du personnel de la Poste, voir notamment Peter Streckeisen, "La Poste: Histoire d’une Privatisation" (in Du service public au service marchand: éléments pour s’opposer au démantèlement des services publics, Attac-Vaud (Suisse), Lausanne, juin 2000), Comité vaudois pour la défense du service public, La Poste: un service public menacé par la privatisation (Lausanne, octobre 2000), et George Waardenburg, La fin du métier de buraliste postal. Expression du démantèlement de la Poste Suisse de Service Public (mémoire de maîtrise, Lausanne, octobre 2001).

4. Le taux de croissance annuelle du produit mondial par habitant avoisinait 4% entre 1960 et 1973, puis 2,4% entre 1973 et 1980, et enfin 1,2% entre 1980 et 1993 (Cf. F. Chesnais, La Mondialisation du Capital, Paris: Syros, 1997). Ce taux n’a pas de connu de croissance durable dans les années 1990, malgré la croissance de l’économie américaine, à cause de la très profonde récession japonaise, du prolongement d’une croissance molle en Europe jusqu’en 1996-97 et de l’évolution en dents de scie de la croissance dans les économies "émergentes".

5. F. Chesnais, op cit, p. 44.

6. Les "investisseurs institutionnels" dominent aujourd’hui le monde de la finance, et en particulier les marchés financiers internationaux modernes.

7. OCDE, "Recent Privatisation Trends", in Financial Market Trends, n° 76, juin 2000.

8. Idem, p. 63 (traduction G.W.) L’affaissement des principales Bourses de la planète au cours de l’année 2001 a aussi touché la cotation des entreprises privatisées. Néanmoins, celles-ci restent souvent parmi les plus cotées, et surtout cela ne remet pas en cause la raison première pour laquelle elles ont été privatisées, car elles ont permis aux grands actionnaires de gagner des montants fabuleux à l’occasion des privatisations.

9. De manière prépondérante, il s'agit des marchés de l'UE, des USA et du Japon et des pays dans leur périphérie proche. 10. C’est vrai aussi pour les autres secteurs publics d’infrastructure: chemins de fer et électricité.

11. Camille Allaz, La grande aventure de la poste et du fret aériens du 18e siècle à nos jours, Paris: Institut du transport aérien, 1998, pp. 519-520.

12. Idem, pp. 466-467.

13. Voir notamment Alessandro Pelizzari, Die Ökonomisierung des Politischen, Konstanz: UVK (coll. Raisons d’Agir), 2001.

14. Le Temps, 1.4.00. Au début de cette année, le principal concurrent de Swisscom sur le marché suisse — Sunrise/Diax — a mis en œuvre ses premiers licenciements: 240 salariés ont été "remerciés" (24 heures, 20.2.01).

15. NZZ, 9.11.00.

16. Le Temps, 11.4.01.

17. Interview dans Le Temps, 20.3.01.

18. Idem.

19. La Poste, Rapport de gestion 2000, p. 11.

20. Voir Dimanche. ch, 20.5.01.

21. The Economist, 13.5.2000.

22. NZZ, 31.5.00. Les express et le courrier international seraient complètement libéralisés, le courrier interne resterait monopolisé pour les lettres jusqu’à 50 grammes.

23. NZZ, 23.12.00.

24. Voir NZZ, 15.8.01.

25. Stratégie pour un marché postal compétitif. Propositions de l’économie pour l’ouverture rapide du marché et l’avenir de la Poste suisse, Economiesuisse, Zurich, avril 2001.

26. Citations op cit, p. 10.

27. Les CFF ont déjà une chaîne de magasins privée, AVEC, en "partenariat" avec des entreprises privées. Ces surfaces commerciales remplacent quelques-unes des (nombreuses) gares fermées, car on pourra aussi y acheter des billets de train, parmi d’autres marchandises. Voir CFF S.A., Temps Présent, diffusé sur TSR1 le 19.04.01.

28. Il s’agit de la motion Rennwald qui demandait un moratoire sur le plan Gygi. Elle a été balayé au Conseil national (voir NZZ, 5.10.01).

29. 24 heures, 29.8.01.

 

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