N° 2 novembre 2001 Libéralisation et corruption Un exemple:les marchés de travaux publics Pour illustrer la relation étroite entre "libéralisation" et corruption généralisée, nous examinerons le secteur des travaux publics. Nous le choisissons parce que nous pouvons nous appuyer sur quelque trente ans dexpérience, dans divers pays africains ayant des héritages coloniaux différents. Les Etats-Unis et leur présence prédominante dans les institutions financières internationales ont su habilement utiliser le fait quils navaient pas de passé colonial en Afrique pour se faire les hérauts du modèle libéral et entrer en syntonie avec "un désir de changement" qui sexprimait dans les pays africains. Aujourdhui, il est courant de rencontrer de jeunes diplômés qui pensent que la "rançon du progrès" est la corruption et la violence. Le bien public a été associé à des structures étatiques et à des services publics vermoulus et pourris à tel point que la notion même de bien public, de bien commun, nexiste plus. Les cadres de ladministration ont pris à leur compte la notion de privatisation. Ils privatisent donc "leurs services", tout en restant fonctionnaires. Cela leur permet de tripler ou plus leurs revenus et dopérer des investissements dans limmobilier (ninsistons pas sur le style néo-greco-romain de leurs villas!) et dans dautres secteurs parasitaires, mais pas dans des activités productives. Marchés publics: les règles formelles La passation dun marché de travaux publics nous servira de modèle illustratif. Il est valable aussi bien au plan dune mairie, dune circonscription que dun marché international financé par la Banque mondiale (BM), le Fonds européen de développement (FED). Les travaux liés à ces institutions ne font que rallonger la liste des "interlocuteurs" sans modifier les mécanismes de base. Afin de mieux saisir les astuces de la corruption, nous établirons une comparaison entre les procédures légales et les pratiques courantes. Commençons par la "loi", par la "règle". La passation de tout marché de travaux aux entreprises de travaux publics, de fournitures déquipements, ou détudes de routes comme dopérations de contrôle des travaux pour le compte de ladministration dun pays par des consultants, tout cela est régi par une réglementation nationale des marchés. Elle est complétée par des décrets dapplication. Et, dans le cas de financements par des bailleurs de fonds, tels que la BM, la Banque islamique de développement, le FED et autres fonds français, allemands, etc., interviennent leurs propres réglementations. Les appels doffres pour des soumissions sont généralement publiés dans la presse officielle. Ils sont soit ouverts à toutes les entreprises ou consultant qualifiés, soit restreints à une liste établie par ladministration, avec laval du bailleur de fonds lorsquun financement international intervient. Le but (officiel) de ces réglementations est de normaliser les procédures de passation des marchés de manière à assurer leur régularité, leur objectivité, afin de juger de la crédibilité des soumissionnaires, de leurs capacités techniques et de leur solvabilité. Cela en toute impartialité! Nous verrons plus loin ce quil en est. Ces procédures concernent la soumission, cest-à-dire loffre de service du bureau détude, du consultant ou de lentreprise qui soumissionnent (qui cherchent à acquérir le marché). A cette étape, le soumissionnaire doit fournir: 1° Un certain nombre de pièces, dites administratives, concernant son inscription au registre du commerce, sa domiciliation bancaire, sa crédibilité financière, dont un certificat de non-faillite, les attestations justifiant quil est en règle avec les impôts, la sécurité sociale, etc., ainsi quune caution bancaire. Toutes ces pièces doivent être des originaux ou des documents certifiés conformes (un tel certificat peut avoir un prix). 2° Un dossier technique prouvant, dune part, quil a bien compris les prestations à remplir et, dautre part, quil dispose des moyens en équipement, en personnel pour les effectuer. De plus, il doit fournir un certain nombre de références. Enfin, il doit présenter la liste de ses cadres avec leur curriculum vitae, ce qui est une preuve de leurs compétences. 3° Une offre financière détaillée des services proposés. Loffre est remise par le soumissionnaire à une date fixée. Les commissions des marchés La réception des offres des soumissionnaires est faite par une commission des marchés. Suivant limportance du marché, cette commission peut être nationale, ministérielle ou même ad hoc, cest-à-dire mise en place pour un marché spécifique. Elle aura pour tâche de recevoir les offres, de les valider ou invalider, ainsi que de les analyser, du point de vue technique et financier. Cette analyse peut revêtir plusieurs formes, suivant les cas. Mais lessentiel réside dans lattribution dune note technique, portant sur la qualité des prestations proposées, le personnel et les équipements prévus pour la réalisation. La proposition dattribution de loffre sera effectuée sur une combinaison des notes financière et technique par une sous-commission danalyse, composée de techniciens des travaux publics, qui aura réalisé les analyses et soumis ses conclusions à la commission des marchés. Cette dernière est composée de membres venant de différents ministères, qui ne sont pas tous des spécialistes de "lobjet étudié". Dans le cadre de marchés financés par des bailleurs internationaux, la proposition dadjudication est soumise à ce quon appelle dun terme barbare: la "non-objection" du bailleur. Lattribution finale se fait après réception de cette non-objection. La dernière phase consiste en la rédaction des termes du marché et sa signature par les organismes impliqués (attributaire, ministère, avec encore une fois la "non-objection" du bailleur de fonds). Comme on le voit, si cette procédure apparaît pour le néophyte compliquée et longue (de 3 à 12 mois), elle semble offrir toutes les garanties "dobjectivité et dhonnêteté". Quen est-il? Comment gagner une offre
Tout peut être résumé par la formule: comment gagner une offre? Certes, il faut: faire une "bonne proposition technique"; une proposition financière de 15% moins chère que lenveloppe financière prévue par le ministère; et effectuer un lobbying efficace, dont on examinera le coût. Une "bonne proposition technique" doit démontrer que le soumissionnaire a bien compris les prestations qui lui sont demandées, quil est capable de les exécuter en mettant à disposition le personnel et les cadres nécessaires, le matériel, les équipements adéquats et quil a les capacités de terminer ses prestations dans les délais impartis. Sur la base de ces informations, il sera noté techniquement par la commission danalyse. Apparemment les critères dexpérience, de capacité sont objectifs. Or, cest là que le lobbying, si possible sonnant et trébuchant, entre en jeu. Il est toujours préférable de soumettre une proposition agréable à la commission, ou du moins à certains de ses membres capables dinfluencer la note à la hausse (et celle des autres à la baisse). Les critères deviennent donc assez subjectifs, à hauteur de quelque 10% de la note. Pour ce qui a trait au prix, le soumissionnaire doit connaître "lenveloppe prévue" pour les études ou travaux objets de la soumission. Cette enveloppe nest pas nécessairement celle inscrite au budget, et qui dans certains cas est publiée. Le volume de lenveloppe est dans les faits fixé par la commission. Il est facile de comprendre quun bon lobbying peut permettre de "faire bien avancer les choses"! La note finale permettant de classer les soumissionnaires et de proposer le gagnant (ladjudicataire) à la commission des marchés est le fruit dune combinaison, variable suivant les cas, des notes jugeant les propositions au plan technique et financier. Il est donc capital en plus dune bonne note technique de soumettre le prix le plus bas possible. Souvent, ces deux exigences sont contradictoires. On verra plus avant comment cette "contradiction" est résolue, ou pour être plus précis, contournée. Tout est dans le lobbying
Le lobbying peut prendre diverses formes. Il y a celui que nous qualifierons de direct. Il consiste à établir des relations étroites avec les membres de ladministration. Attention, nous disons relations et pas amitié (lun nempêche pas lautre, mais le complique!). On a vu souvent des consultants se faire prendre au piège de lamitié! Largent na pas dodeur (même bonne!). Ce lobbying passera par de menues faveurs, des cadeaux (portables, bons dessence, etc.), par des "aides" financières pour écolage, funérailles et autres événements. Tout cela na rien à voir avec les commissions quil faudra payer par la suite. Il sagit ici, simplement, de créer un climat de "confiance" et de renforcer sa crédibilité. Pour les entreprises et consultants qui en ont les moyens, rien ne vaut lorganisation de séminaires à létranger où les cadres de ladministration sont invités dans le but dune formation quelconque. Ils ont loccasion de rencontrer lencadrement de lentreprise soumissionnaire et, accessoirement, de refaire leur garde-robe, de séquiper en téléviseurs et autres ordinateurs. Le lobbying indirect est plus difficile à déceler, mais néanmoins dune importance capitale. Il concerne les relations que les grandes entreprises ou bureaux de consultants tissent avec les responsables des bailleurs de fonds, quil sagisse de financement bilatéral (France, Italie, Allemagne
) ou de financement par des banques du prétendu développement, telles que la BM, la Banque arabe de développement économique en Afrique (Badea), la Banque islamique de développement, la Banque africaine de développement (BAD), etc. En effet, les responsables de ces organismes sortent des mêmes grandes écoles (particulièrement dans le cas de la France). Ils ont transité par les mêmes administrations. Ils ont souvent travaillé dans les mêmes sociétés avant dêtre détachés, selon une bonne formule, dans tel ou tel organisme de financement. Ces personnes finiront leurs carrières dans ces mêmes grandes entreprises qui leur demandent si ce nest des faveurs du moins des renseignements. Pratique qui aide à développer limpartialité! Comment résoudre la contradiction bas prix pour bonne qualité
Mais revenons sur la question de la qualité dexécution des travaux. Pour rappel, il faut être bon techniquement et
bon marché. On pourrait imaginer que les commissions à verser et autres cadeaux vont renchérir les coûts des travaux. Eh bien non. La grande astuce du système, cest, comme lexpriment certains cadres de ladministration, ladaptation à la concurrence. Il faut donc clairement dissocier la phase dacquisition dun marché de sa phase de réalisation. On gagne dabord, puis on exécute
comme on peut. Par exemple, en ne mettant pas au travail le personnel annoncé dans la soumission, et pour lequel on a été noté en fonction de leur qualification, ou en rabotant sur les prestations, etc. Et le contrôle, allez-vous me dire? Eh bien, le contrôle est effectué par les mêmes personnes, ou la même clique, qui ont participé aux commissions danalyse. Et le tour est joué, ou presque. Reste à payer labsence de prestations, ou la cécité des contrôleurs, soit à la source, soit sur le terrain. Ici, cest encore plus facile, car les contrôleurs sur le terrain sont les moins bien payés, et parfois même pas payés ou avec retard. Ce qui est dautant plus pratique pour proposer son aide, en échange de quoi
Le prix à payer? Il est variable. Il dépend de limportance du marché; du type de financement (budget national ou autre). Disons que la "commission" sélève au minimum à 5% pour lacquisition dun marché. Lorsque le financement dépend du budget national, la commission de 5% peut atteindre des 30 ou 40%. Des fonds existent donc pour le Trésor public
si ce nest quil nen est pas le destinataire. Cette sobre description montre quil faut des corrupteurs pour avoir des corrompus. Toutefois, le contraire est valable aussi. Au niveau administration, il nous est arrivé de rencontrer de nombreuses personnes refusant toute corruption, mais acceptant des cadeaux de même ampleur! Pour les entreprises, aucune ne se refuse à jouer le "jeu" (sauf par faute de moyens). A partir dun certain niveau dans la hiérarchie, tout cadre participe activement à cette corruption: en promettant au nom de son groupe, en transmettant les enveloppes
Son efficacité sera dailleurs jugée à sa capacité dacquisition de contrats. "Lutte contre la corruption" Et la lutte contre la corruption, tant vantée par la BM et le FMI? Elle seffectue par la multiplication de clauses contractuelles interdisant et sanctionnant les commissions et autres bakchich, par des audits financiers et techniques, par des organes de contrôle contrôlant les contrôleurs. Tout cela ne sert quà alourdir la machine et à procurer de nouvelles sinécures à des cadres quil faut "remercier". Il est de notoriété publique quà la BM certains responsables demandent 2,5% pour lattribution dun contrat à la signature (expérience vécue par lauteur). De plus, les responsables régionaux sentourent de consultants occasionnels, choisis sur liste de consultants agréés, ce qui permet quelques retours dascenseur! Ces phénomènes ont pris une telle ampleur que lon parle dun déluge de téléphones anonymes pour dénoncer les cas de corruption. Voilà qui remet à sa place la lutte contre la corruption déclarée comme une priorité par les institutions financières internationales qui, par leur politique, ajoutent de lengrais à une terre déjà fertile pour cette culture de rente quest la corruption. (P. T.) Haut de page
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