N° 2 novembre 2001

Afrique: le démantèlement des Etats post-coloniaux

Les élites, d’une appropriation à l’autre

L’auteur des trois articles constituant ce dossier, Pierre Touret, travaille et vit en Afrique depuis quelque trente ans. Ses activités dans le secteur des travaux publics — lieu de rencontre de nombreux intérêts: ceux des grandes sociétés internationales de construction, des institutions financières internationales et des "cercles dirigeants" des Etats africains — lui ont permis d’appréhender le contenu social des appareils d’Etat et le sens des "réformes néo-libérales" imposées depuis deux décennies.

Le premier article, dans un survol, éclaire la place occupée par les "castes dirigeantes" avant et après l’indépendance et l’implosion des Etats post-coloniaux. Le deuxième (pp. 25-26) et troisième (pp. 27-28) articles illustrent, à partir d’exemples spécifiques, la situation présente du "secteur public". D’une part, Pierre Touret, met l’accent sur le sens de la "libéralisation" dans un secteur aussi vital que celui des travaux publics. D’autre part, il démonte le mythe du rôle des PME — dans le secteur des infrastructures — comme vecteur d’un prétendu nouveau développement.

Cette contribution évite l’analyse en termes simplificateurs Nord-Sud. Elle donne sa place aux connexions nombreuses existant entre les forces sociales, politiques et économiques des pays impérialistes et "leurs" partenaires dans la périphérie.

Pierre Touret

Nous n’avons pas la prétention de d’effectuer ici une analyse exhaustive du démantèlement de l’Etat sur l’ensemble du continent africain. Notre propos est de livrer quelques réflexions sur le processus du démantèlement des Etats africains, suite à la fin de ladite guerre froide et à la victoire écrasante — même si temporaire, comme nous le pensons — des orientations socio-économiques traduites par les institutions financières internationales. Ce triomphe s’inscrit dans le cadre de la "mondialisation libérale", qui est une des réponses à l’échec de ce qui fut qualifié d’"internationalisme socialiste" et, plus souvent en Afrique, de "mouvement d’indépendance et d’unité africaine".

Ces quelques réflexions s’appuient sur une "pratique" de plus de trente ans dans différents pays africains, faisant partie pour la plupart de ce qu’il est convenu d’appeler le pré carré de la France.

Les situations en Afrique varient en fonction de passés marqués par la politique des différentes puissances européennes ayant participé au dépeçage, puis à la colonisation de ce continent: la Grande-Bretagne, la France, le Portugal et l’Allemagne. Cette dernière dans une moindre mesure puisqu’elle a perdu ses colonies à l’occasion de sa défaite lors de la Grande Guerre. Quant à l’Italie, elle devra renoncer à ses prétentions coloniales après la Seconde Guerre mondiale.

Avant les indépendances

Contrairement à ce que l’on a coutume de croire, et que la propagande occidentale a réussi, au travers de l’école, de l’image et de la littérature, à faire accepter, l’Afrique n’était pas un espace politique vide au moment de la conquête coloniale. Les premiers contacts avec les Portugais, puis avec les autres puissances maritimes au XVe et au XVIe siècle, ont souvent donné lieu à des confrontations avec les pouvoirs locaux existants. Il suffit de penser au royaume du Congo "découvert" et christianisé par les Portugais et aux rapports qui en découleront avec le Portugal. En outre, une part importante des sociétés africaines était déjà en contact, depuis des siècles, avec le monde arabe.

L’Afrique était divisée en un certain nombre de royaumes plus ou moins importants, et même d’empires, en ce qui concerne le Sahel, souvent en compétition ou en guerre les uns avec les autres. Les "classes dirigeantes" de ces entités ont réagi à l’arrivée des Portugais, Espagnols, puis Français, Hollandais, Anglais et même Danois et Suédois, eux-mêmes en compétition les uns avec les autres, par l’affrontement, l’alliance, la signature de pactes et de contrats concrétisés par la création de comptoirs commerciaux.

Cette collaboration des commerçants européens (parmi lesquels se trouvaient des Américains, alors Anglais des colonies d’Amérique du Nord) avec certains pouvoirs locaux a permis le commerce triangulaire, avec comme conséquence la mise en valeur, au travers de l’esclavage, de l’économie de plantations et d’extraction minière dans les territoires d’Amérique du Sud et Centrale sous domination espagnole et portugaise, et dans les Etats du sud de ce qui deviendra les Etats Unis, alors colonies anglaises. Cette économie de plantations s’est mise en place dans la foulée de l’extermination des populations amérindiennes locales.

Si ce commerce triangulaire a fait la fortune de l’Europe et a permis, en particulier au Portugal, à l’Espagne, à l’Angleterre et à la Hollande, et dans une moindre mesure à la France, de devenir les premières puissances mondiales de l’époque, il n’a pas été sans influence sur les pouvoirs africains, permettant au gré des alliances de renforcer certains d’entre eux au dépens des autres, par exemple par l’introduction des armes à feu. La traite des esclaves a perturbé les tendances démographiques et les structures sociales; à quoi il faut ajouter l’introduction de maladies nouvelles.

Pour faire court, on peut dire que les sociétés africaines, comme toutes les autres, avaient leurs structures et leurs couches dominantes. Ces dernières, à l’instar de leurs semblables, ont réagi face à la présence de forces sociales et économiques nouvelles par la confrontation ou l’alliance dans le but de défendre leurs intérêts.

De leur côté, les puissances européennes du moment ne pouvaient, pour assurer leur domination — et j’y inclus la christianisation —, que s’appuyer sur des alliances locales.

Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que les puissances européennes commencèrent à occuper vraiment le terrain, et à conquérir l’intérieur du continent africain, entrant parfois en conflit entre elles. La question sera réglée "à l’amiable", en respectant les rapports de force de l’époque, au Congrès de Berlin de 1885.

Cette nouvelle phase entraîna un renouvellement des alliances avec les pouvoirs locaux qui servira de socle à la mise en place des pouvoirs coloniaux du XXe siècle. Il n’est pas exagéré de dire qu’on trouve là les racines des problèmes actuels de l’Afrique: du Rwanda et du Burundi à l’Ethiopie, de la Somalie et de l’Erythrée à la Casamance, au Cameroun, etc.

Que ce soit pendant la période pré-coloniale ou pendant la période coloniale proprement dite, les "classes dirigeantes" africaines ont toujours existé et ont pris part à la vie politique des colonies, en tant qu’alliées ou supplétives des pouvoirs coloniaux, selon les systèmes mis en place. Elles ont toujours défendu leurs intérêts et non ceux de leurs peuples; en ce sens, les "classes dirigeantes" africaines ne sont ni meilleures ni pires que les autres.

De l’indépendance à nos jours

La mise en place dès 1947-48 d’un monde dit bipolaire — les puissances occidentales (avec les Etats-Unis s’affirmant comme hégémonique), d’un côté, et le "bloc communiste", de l’autre — a changé la perception du monde des nouvelles "élites" africaines.

D’ailleurs, dans "l’effort de guerre" contre les forces de l’Axe, les puissances européennes ont, d’une part, accentué l’exploitation des colonies (matières premières agricoles et minières) et, d’autre part, enrôlé un nombre important de ressortissants du continent africain dans leurs forces armées.

Les conséquences de la guerre ont été plurielles et on peut tenter de les résumer de la sorte. Une prise de contact des Africains avec un monde extérieur à celui de leur "métropole" et des colons, ce qui a facilité, chez une minorité, une prise de conscience de la faiblesse relative des puissances colonisatrices. En outre, le contact a été fait avec les "mouvements progressistes", les organisations de salariés des pays impérialistes. Le statut de pays et de populations exploités a été plus fortement ressenti, ce qui renforcera l’aspiration populaire à l’indépendance.

Simultanément, ou presque, le mythe de l’invincibilité des pays coloniaux s’écroulait. Le "bloc communiste" et leurs divers alliés apparaissaient comme des forces étatiques et politiques aptes à contester les Etats colonisateurs. De nouvelles perspectives politiques s’ouvraient pour les "classes dirigeantes" locales, qui pourront mobiliser une base sociale favorable à l’émancipation.

Ces dernières ne réagirent pas de manière uniforme à la nouvelle donne. Une partie continua de miser sur la puissance coloniale; tout en collaborant elle pouvait menacer de changer d’alliance afin d’obtenir une part de pouvoir et de revenu plus importante. Les leaders de cette tendance furent les Ahidjo (Cameroun), Houphouët-Boigny (Côte-d’Ivoire), Senghor (Sénégal), etc. L’autre tendance paria sur la rupture, s’alliant très vite avec le "bloc communiste", tel Sékou Touré en Guinée.

C’est dans ce contexte que s’opèrent dès 1958 l’indépendance de la Guinée, qui rompt avec la France, et la mise en place de systèmes d’autonomie puis d’indépendance qui marquent la fin des années 1950 et les années 1960, que ce soit pour les colonies françaises, belges ou anglaises.

Pour le Portugal, pays périphérique de l’Europe, ses colonies (Mozambique, Angola, Guinée Bissau) pesaient d’un poids qui rendait plus difficile le passage du colonialisme au néo-colonialisme, d’autant plus que les colonies constituaient un élément clé du régime dictatorial de Salazar. Il en résulta une guerre de libération qui dura jusqu’en 1975. Elle rallia pratiquement toutes les élites locales africaines à la lutte militaire pour l’indépendance, avec l’aide des "pays communistes". Certains courants cherchaient l’appui des Soviétiques, d’autres celui des Chinois.

Dans ce processus dit de décolonisation, le fait capital à prendre en compte est le suivant. Ces alliances, pro-occidentales ou pro-communistes, ne relevaient pas d’un ralliement à une idéologie, mais à la poursuite d’intérêts égoïstes de caste, ou de classe dominante en formation. Une preuve extrême nous est fournie par l’alliance de l’Unita de Sawimbi en Angola avec la Chine, puis avec l’Afrique du Sud.

Dans le cadre du système d’exploitation néocolonial, ces élites coparticipèrent — certes de façon subordonnée si l’on prend en compte la hiérarchisation du système économique mondial — au pillage des ressources, de manière plus ou moins ample. Cette attitude est générale, quelles que soient les orientations politiques proclamées. Tous les pouvoirs, et leurs dirigeants en premier lieu, se sont largement servis, et ont pillé les économies. Que ce soient Mobutu, Sékou Touré, Houphouët-Boigny, ou d’autres! L’enrichissement s’est affirmé de plus en plus comme le but des élites locales.

La mise en œuvre de cette politique nécessitait une consolidation de leur pouvoir et donc passait par un étayage social de la classe dominante. Il y a là un des éléments explicatifs de cette politique "progressiste" en ce qui concerne, par exemple, l’enseignement: création d’universités, allocation généreuse de bourses d’études, enrôlement automatique ou presque des diplômés dans la fonction publique. Au plan économique, les structures d’Etat ont servi à lancer un processus d’accumulation que les cercles dirigeants contrôlaient: création d’entreprises d’Etat qui permettent de placer et d’acheter les nouvelles couches sociales ainsi créées et, de la sorte, plus ou moins fidélisées.

Cette période d’installation des nouveaux pouvoirs dura jusqu’au milieu des années 1980. La crise socio-économique, puis les réorganisations géopolitiques accélérées par l’implosion de l’URSS en eurent raison. Les programmes ambitieux de formation lancés dans le cadre de la production et reproduction des élites dirigeantes avaient mis sur le "marché" une masse de diplômés que les structures étatiques et administratives ne pouvaient plus absorber. Les programmes de formation coûtaient trop cher, on a supprimé les bourses. Une partie des diplômés, qui se considéraient comme les "nouveaux privilégiés", se retrouvèrent sur le trottoir, souvent effectivement comme vendeurs.

Ainsi, après avoir élargi sa base sociale, le pouvoir se trouve contesté par ceux dont il avait préparé la cooptation. La contestation ne durera pas trop longtemps. En effet, l’aspiration majoritaire des "intellectuels" s’opposant au pouvoir issu de la décolonisation relevait plus de la recherche du partage d’un gâteau se réduisant que d’une réelle mise en question des choix sociaux et des structures étatico-politiques. Après s’être massivement ralliée à la contestation, la population des villes, avant tout, se trouva une fois de plus grugée. Dans les campagnes, cela faisait déjà longtemps que l’on survivait avec le minimum vital et l’enthousiasme pour tel ou tel parti ou tel dirigeant dépendait du gain immédiat que l’on espérait en tirer.

Le soufflé contestataire du début des années 1990 retomba. Ses porte-parole se laissèrent acheter pour une bonne partie. Ils se recyclèrent aussi dans le commerce ou, pour les mieux formés, émigrèrent dans les paradis du libéralisme (Etats-Unis, Canada, Allemagne, France, Grande-Bretagne). A partir de 1992 à 1995, tout était rentré dans l’ordre!

Les dirigeants étaient toujours les mêmes (Paul Biya au Caméroun, Gnassingbe Eyadéma au Togo, Abdou Diouf au Sénégal, Danial Arap Moi au Kenya…) et certains de ceux qui avaient été écartés étaient revenus (Didier Ratsiraka à Madagascar, Mathieu Kérékou au Bénin, Denis Sassou-Nguesso au Congo-Brazzaville…).

Fin des années 90, il n’est pas exagéré de dire que le "découragement" est devenu général. Lors de discussions, on constate que le souhait de très nombreux jeunes, diplômés ou non, est d’émigrer, clandestinement ou pas. Le rêve de "l’enrichissement en Europe ou aux Etats-Unis", que ce soit par le travail, le trafic ou la prostitution (ou les deux), est sans cesse présent.

L’échec des Etats post-coloniaux

La brutalité de la crise, seconde moitié des années 80, a étonné. Les plans de développement ambitieux des trente années d’"indépendance" ont presque tous échoué. Certes, face à l’échec, certains sont plus égaux que d’autres. L’extrême inégalité dans l’appropriation des ressources pose, à sa manière, la question du sens et du contenu des "projets de développement" tels qu’ils ont été élaborés et mis en place.

Le statut de dépendance de l’Afrique, face aux pays du centre, s’accroît encore. La structure de ses exportations ainsi que l’évolution des prix relatifs des biens primaires aboutissent à une réduction de sa part, déjà fort limitée, dans les échanges internationaux.

Sur le fond, il n’y avait pourtant pas de raison d’être très surpris. Des mises en garde, jugées alarmistes à l’époque, avaient déjà été lancées dès les années 1960. Citons pour mémoire L’Afrique noire est mal partie de René Dumont, publié en 1962.

A partir de 1985 environ, on commence, partout, à parler de la Crise (avec un grand C). Les "guerres coloniales" — qui ont pris fin avec l’indépendance des colonies portugaises — débouchent sur un nombre croissant de guerres civiles. La compétition entre diverses puissances pour "l’aide au développement" s’éteint; le désengagement de l’URSS s’était d’ailleurs amorcé avant 1989. Il ne reste qu’un seul interlocuteur: les institutions financières internationales et leurs commanditaires, les Etats-Unis et à un moindre degré les puissances européennes.

Les systèmes de santé s’écroulent. Les institutions scolaires sont incapables de faire face aux besoins et la scolarisation diminue. Le niveau de vie des populations baisse. Le taux de mortalité augmente; les "anciennes maladies" réapparaissent à l’état endémique (tuberculose, paludisme, méningite et même la peste). Et le sida s’ajoute à l’éventail de ces calamités. A ce sujet, il faudra attendre longtemps pour que l’ampleur de la pandémie soit prise ouvertement et officiellement en compte. Ce n’est qu’au début des années 2000 que la question est posée sous un angle cynico-réaliste: "C’est une question de survie pour toutes et tous."

Les services publics — on a envie de dire les sévices publics à ce stade —, transports urbains, chemins de fer, compagnies nationales d’aviation, sont presque tous au bord du dépôt de bilan, quand ce n’est pas déjà fait.

Face à ce désastre, ni responsables, ni responsabilités. Les ex-puissances coloniales, les Etats-Unis, la Banque mondiale et le FMI n’y sont pour rien! Pourtant, ce sont eux qui ont financé et imposé le type de développement ajusté aux besoins des puissances du centre.

De même, les dirigeants au pouvoir n’y sont pour rien! Vingt ou trente ans que ce sont les mêmes (à peu d’exception) qui "gèrent". Mais ils n’ont rien vu… venir.

Mais, depuis quelques années, avec l’aide des "Institutions", ils ont enfin compris. Laissons-leur du temps et ils vont tout remettre en place. Fini la corruption (de qui?), vive l’économie, la bonne gestion, la démocratie (si possible avancée, ou progressive, ou à venir)!

Services publics et clientélisme

Le service public, comme son nom l’indique, devrait être au service de toute la communauté. Sous la tutelle de l’Etat, il doit assurer, de manière égalitaire, un certain nombre de fonctions répondant à des besoins fondamentaux de la communauté: l’éducation pour tous, la santé, la sécurité, les transports publics…

Or la scolarisation ne progresse plus, elle régresse. Les hôpitaux n’ont plus de médicaments et, paradoxalement, en brousse, bien que la morbidité augmente, ils ne fonctionnent plus ou peu faute de personnel adéquat, d’équipement élémentaire, etc.

Le service public, sous les pressions des organismes internationaux, n’a plus la priorité. Les politiques budgétaires doivent répondre aux "équilibres" dictés par les plans d’ajustement structurel: dépenses sociales et service public passent derrière "l’urgence de payer la dette". Les pouvoirs en place manifestent quelque résistance car ils comprennent que cette politique creuse un fossé entre eux et la population. De plus, des coupes dans certains services publics et secteurs étatisés les privent des revenus qu’ils en tiraient de façon parasitaire: pourcentage sur les commandes et autres prébendes.

En effet, ce qui est qualifié de service public constitue — malgré les coupes — l’assurance d’une rente substantielle pour les clients du régime. Et il est perçu comme tel par la population. Une partie d’entre elle ne peut dès lors que se retourner vers les services privés, vers l’école privée confessionnelle — qui a une réputation de sérieux — ou laïque. L’émigration est réservée aux plus fortunés.

Dans le domaine de la santé, en dehors de quelques hôpitaux et des cliniques privées dans les grandes agglomérations, que le commun des mortels ne peut se payer, il ne reste au gros de la population qu’à s’adresser aux hôpitaux missionnaires, aux médecins traditionnels et aux "pharmaciens des rues". Cette situation favorise la floraison de toutes sortes de guérisseurs (et charlatans) prétendant soigner le paludisme, le cancer ou le sida.

Les transports publics, eux, ont pratiquement tous fait faillite et/ou ont été privatisés, selon les "recommandations" des organismes internationaux qui conditionnent leurs prêts au respect de leur diktat!

Pour ce qui concerne les entreprises industrielles, les mines ou les plantations du secteur public, la situation n’est pas meilleure.

Ces sociétés, souvent mal conçues à leur création (la responsabilité en incombe aussi aux bureaux d’études, aux sociétés ou Etats qui les ont financées sur la base de projets bâclés ou de critères peu fiables), ont toujours été confiées à des fidèles des régimes en place comme remerciement "pour services rendus", ou comme voie de garage pour d’anciens dignitaires du régime, sans aucun critère de compétences.

Or le drame est que l’essentiel de la population, pour autant que le régime arrive à assurer un minimum de services et à distribuer quelques miettes, en est venue à considérer cette manière de gérer l’Etat comme normale. Selon le dicton populaire "la chèvre doit brouter autour du piquet auquel elle est attachée", elle considère que tout responsable (ministre, directeur de société, etc.) doit et devait profiter de son poste pour s’enrichir d’abord et donc être capable d’aider sa famille, au sens de la famille extensive, et sa communauté (village, tribu).

Pour bien comprendre ce phénomène, il faut assimiler la notion "d’élite extérieure" d’un village. Elle est formée des "grands", ceux qui vivent à la capitale, ou à l’étranger, et dont le village dépend soit au travers d’aides directes financières, soit du fait de l’influence de tel ou tel responsable capable d’infléchir les décisions au niveau de l’Etat; ce qui va permettre de réaliser certains projets dans un village. Cela assure la fidélité des populations au régime et, au passage, les "grands" peuvent se servir pour assurer leur propre bien-être.

Ce système clientélaire, préexistant aux indépendances (rôle des chefs traditionnels, autorités locales sur lesquelles tous les régimes coloniaux se sont reposés après les avoir mis aux ordres ou remplacés), n’a pas été battu en brèche par la mise en place des Etats "indépendants" et de leurs administrations. Il a été détourné au profit du nouveau pouvoir et de ses clients. Peu à peu, les Etats passent d’une pratique clientélaire à des régimes franchement mafieux (Libéria, Sierra Leone, Congo démocratique…), où tous les trafics traditionnels ont cours (diamant, or, ivoire…). S’y ajoutent progressivement des activités liées au trafic de la drogue, au blanchiment d’argent. A ce sujet, on pourrait se poser de nombreuses questions sur les réseaux de casinos et de PMU (pari mutuel) qui fleurissent dans la plupart des pays d’Afrique francophone depuis les années 1990.

Permanences d’une Administration… et implosion

Pour tenter de comprendre l’attitude de larges secteurs des populations, un retour sur le passé est nécessaire. De manière différenciée selon son origine, le pouvoir colonial reposait sur les trois piliers suivants, que l’Etat soit laïc (France) ou non (Grande-Bretagne et Belgique): 1° l’administration coloniale proprement dite, décalque en principe de celle de la métropole, prenait en charge l’ordre, la justice, partiellement l’état civil, les poids et mesure et les impôts; 2° elle sous-traitait une partie de ses prérogatives concernant l’éducation et la santé aux Missions; 3° elle déléguait aux pouvoirs traditionnels la gestion de la vie de tous les jours dans les villages et l’administration de la justice pour les délits mineurs ou relevant du pouvoir "traditionnel". Dans les colonies britanniques, ce système de pouvoir indirect était la règle.

La loi coloniale était ouvertement au service du colonat. L’administration coloniale était là pour pérenniser le pouvoir colonial, en s’appuyant sur ce qu’il convient d’appeler le pouvoir religieux des Missions et les pouvoirs traditionnels lorsqu’ils coopéraient; dans le cas contraire, ils étaient changés.

Les populations avaient une conscience assez claire de la nature de ce pouvoir. Quand tout allait bien, il était au mieux paternaliste, et assurait un certain nombre de services au moins à une partie de la population: écoles, santé et hygiène (introduction de la vaccination). Il introduisit aussi des cultures de rente (café, cacao, caoutchouc, bananes…), et simultanément mettait en place un système d’impôt en espèces afin de contraindre les populations rurales — la grande majorité de la population — à les cultiver et à les vendre pour être capables de payer cet impôt. Une autre partie était contrainte à un travail "salarié" ou forcé.

Pour résumer succinctement, la relation des populations à l’administration a toujours été une relation de crainte, ou au mieux d’obéissance, mais jamais de participation. A l’occasion des indépendances, cette relation au pouvoir ne changea pas! Les pratiques des appareils administratifs restèrent les mêmes, mais au profit des nouveaux "maîtres", les élites locales.

Il suffit pour s’en rendre compte d’assister, aujourd’hui encore, à un bouclage de quartier par la gendarmerie et l’armée pour le contrôle et la collecte des impôts, et de constater la brutalité des policiers.

Or ce système, car cela en est un, ne peut fonctionner que tant que certaines retombées atteignent le bas de l’échelle, et que la comparaison avec d’autres façons de gérer l’appareil d’Etat est impossible.

A cette redistribution primaire, il convient d’ajouter la capacité de la classe au pouvoir à admettre dans sa reproduction un peu de sang neuf. Il faut bien assimiler une partie des diplômés des "grandes écoles" qu’elle a créées.

Sans ces deux ingrédients, le système entre en crise! C’est ce qui s’est produit à partir de la fin des années 1980. Or que se passe -t-il lorsqu’un tel système — dont la base sociale se délite et qui règne par la crainte qu’il suscite au sein des masses — entre en crise?

Les élites se replient sur leurs communautés d’origine, dont elles arrivent à s’assurer la fidélité pour des raisons "culturelles" et par le biais de réseaux constitués à l’occasion de services rendus par le passé. Les cercles dirigeants vont donc tribaliser de plus en plus la société. On le constate dans les grandes villes cosmopolites. En effet, les ressortissants des différentes tribus se regroupent de plus en plus. On le remarque dans les mécanismes de recrutement de personnel, dans tout type d’institutions, où chacun recrute dans son "pré carré".

Du côté des populations, les ruraux reviennent de plus en plus à une politique d’autosubsistance et de troc. Les citadins dépendent de façon croissante des importations de vivres. Ils sont contraints de subsister grâce à des expédients et sont donc disponibles pour tous les trafics. Cela est considérablement renforcé par le fait que "le respect de la loi" relève d’une crainte face aux représentants du pouvoir qui sont toujours prêts à vendre leurs services et les façons d’appliquer cette loi.

Les nouveaux missionnaires et leurs catéchumènes

Ce constat d’échec des Etats africains après vingt-cinq ou trente ans d’indépendance, la Banque mondiale et le FMI l’ont eux aussi dressé. Ils ont proposé des remèdes de cheval.

Nous avons brossé ci-dessus une image peu flatteuse des responsabilités de la classe dirigeante africaine. Il convient de ne pas oublier que les politiques de ces Etats avaient été soutenues financièrement par les institutions internationales et les gouvernements occidentaux pendant toute cette période. Les responsabilités sont donc largement partagées.

Le constat d’échec fait, les responsabilités passées sous silence, on n’a donc pas sanctionné les responsables. Mieux, si l’on peut dire, on prend les mêmes et on recommence. On leur impose la "bonne gouvernance", le multipartisme et la démocratie parlementaire.

Au nom de la non-ingérence, on ne préconise pas le changement de personnel à la tête de l’Etat. Par contre, le refus de toute aide, avant la privatisation de telle ou telle industrie, la liquidation de fait de tel ou tel service public, ne sont pas de l’ingérence!

Le pouvoir en place s’en prend à quelques boucs émissaires, ce qui permet en passant de faire de l’ordre dans la famille (famille au sens de Cosa Nostra), de resserrer les rangs, de coopter quelques nouvelles têtes parmi les profiteurs du régime, donc de saper une opposition, qui était largement alimentaire.

Sous "l’impulsion" des institutions internationales se multiplient des conférences nationales, avec une certaine adhésion de la population. Les pouvoirs cèdent partiellement et mettent en place une "démocratie" parlementaire sur base du multipartisme. Bien sûr les partis au pouvoir, avec bien souvent le président de la république comme président du parti, ne font qu’un avec l’Etat. Lors des consultations électorales, tous les moyens de l’Etat — véhicules, personnel des ministères — font et doivent faire campagne pour l’ancien parti unique. La campagne est financée par l’Etat, de manière occulte.

Dans ce contexte, de manière légèrement caricaturale, on peut résumer ainsi l’idéologie répandue par les institutions financières internationales.

Ce n’est plus l’Etat et ses institutions qui sont au service de toute la société, mais bien plutôt la société qui doit être au service de l’économie, entendue comme les grands groupes financiers, les multinationales et leurs partenaires locaux.

Le but avoué de cette "économie" n’est pas la satisfaction des besoins de la population, mais le profit le plus grand possible pour les multinationales et leurs actionnaires. On a donc une inversion de la logique qui consisterait à travailler, créer produire, pour satisfaire les besoins de l’humanité, la nourrir et la soigner correctement. Voilà ce qui serait une vraie mondialisation.

Les conséquences du "tout profit" sont la marchandisation de toutes les activités, industrielles, agricoles, mais aussi culturelles. Le plus fort dévore les autres. L’uniformisation devient générale. Chacun est forcé graduellement de produire ce qu’il sait le mieux faire, selon la BM, ou plutôt ce qu’il réussit à commercialiser. Tout ce qui enfreint cette règle doit plier ou disparaître!

Ainsi, aux pays africains, on laisse la "filière" des matières premières, pour autant que son exploitation soit moins chère qu’ailleurs. Cadeau peut être fait de certaines industries polluantes ou de productions demandeuses d’une main-d’œuvre très peu chère. Et dans la production agricole, la sélection des produits à l’exportation est de plus en plus sévère.

Les conséquences en sont catastrophiques. Fermeture d’usines, destruction des structures agricoles existantes qui ne peuvent s’adapter, dépeuplement des campagnes et urbanisation sauvage, destruction des structures familiales, chômage, criminalité…

Cette loi du "tout profit" impose un redimensionnement des structures étatiques. Ces mesures peuvent être acceptées par les populations d’autant plus que les institutions étatiques dysfonctionnaient que les services étaient de moins en moins publics.

Ainsi, l’idéologie véhiculée par la Banque mondiale a pu faire avaler l’idée d’une "nocivité" si ce n’est d’une immoralité du service public. A l’opposé ont été valorisés "l’effort" et la "réalisation individuelle". Actions humanitaires et initiatives des ONG se substituent aux services publics. Les ONG deviennent les vecteurs de l’idéologie de la BM qui, de plus, leur permet de vivre. Il suffit de constater le fourmillement d’ONG locales créées par des fonctionnaires à la retraite qui se reconvertissent dans la protection de l’enfant, le développement durable ou l’escroquerie à l’environnement.

L’offensive idéologique de la BM et du FMI est largement aidée par la diffusion des nouveaux médias, surtout la télévision par satellite. On regarde les mêmes programmes en Afrique ou en Europe. Le mode de vie de référence devient celui de Paris, Londres ou New York!

Lorsque les catastrophes sont trop graves, appel est fait à l’aide humanitaire: distribution de vivres en cas de famines (surplus agricoles européens et américains), soins aux populations lors des inondations et tremblements de terre. Les effets destructeurs, à assez court terme, de cette aide et surtout de la façon dont elle est effectuée ne sont pas pris en compte. Ces aides transforment les sinistrés en assistés et aggravent la destruction des structures productives existantes.

L’Afrique mise sous tutelle

Au travers de ces orientations, les institutions financières internationales et leurs commanditaires ont entrepris la mise sous tutelle économique de l’Afrique. La "mission civilisatrice de l’Occident" n’est même plus invoquée, comme au temps de la colonie. Il s’agit ouvertement de profit, de contrôle des ressources stratégiques, de réserves de main-d’œuvre bon marché, et de dépotoir pour produit polluant. Voilà la nouvelle conception du développement.

De fait, on a affaire à la recolonisation économique de l’Afrique, sans s’encombrer des frais liés à l’ancienne administration coloniale et au rôle dévolu aux Missions.

Aux pouvoirs locaux, on confie le maintien de l’ordre, la réhabilitation des structures rentables (et non le développement de ces dernières), pour lesquelles des financements sont mis en place.

Les coûts sociaux s’avérant extrêmement élevés, on a commencé à mettre en place une politique spécifique "d’aide" aux PPTE (pays pauvres très endettés). Un moyen de faire pression sur eux pour s’assurer, malgré la débâcle, qu’ils respectent des instructions de la BM et du FMI.

On peut dire que cette restructuration des Etats africains contribue au renforcement d’une classe très minoritaire de plus en plus riche, qui vit à l’écart du pays dans ses villas entourées de murs, protégées par des polices privées, phénomène que l’on peut comparer aux "villes privées" des Etats-Unis sécurisant la classe possédante qui y vit.

En fait de mondialisation, il y a la consolidation d’une très mince classe dominante, partenaire très junior de l’impérialisme, à un pôle, et du "magma des pauvres et très pauvres" à l’autre pôle.

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