N° 2 novembre 2001 Un entrepreneur indien face à lOMC et à lEtat indien Nous publions ci-dessous un entretien quun journaliste de New Scientist a effectué avec Yusuf Hamied, PDG, et ancien directeur scientifique, de lentreprise pharmaceutique de Bombay (Inde), Cipla, que son père a fondée en 1935. Cet entretien avec un industriel de la branche pharmaceutique dun pays dépendant permet dappréhender comment les règles de lOMC participent dun système de domination des pays du centre sur ceux de la périphérie. Dautre part, Yusuf Hamied démonte une série de lieux communs et indique les voies dune contre-offensive possible, dans le cadre même du système. La subordination politique de lessentiel des bourgeoisies nationales des pays de la périphérie constitue lobstacle à lapplication dune mesure élémentaire et démocratique: assurer laccès à des médicaments essentiels (au même titre que laccès à la nourriture). Quest-ce qui vous a conduit à offrir en février 2001 à Médecins sans frontières des médicaments à des bas prix imbattables? Cest de la charité, du marketing, ou les deux choses à la fois? Yusuf Hamied Je naime pas le mot charité. Disons quil sagit dune offre. Jai offert le cocktail des trois médicaments Lamivudine, Stavudine et Nevirapine au prix de 350 dollars par personne et par année. Ce nest pas pour faire de largent. Je nai pas besoin dargent. Jai dit à Médecins sans frontières quils pouvaient distribuer ces médicaments gratuitement dans les pays où ils sont forts. Ils disent quils le sont en Afrique et que cest là quils les distribueront. Jai également offert gratuitement à tous les gouvernements du tiers-monde qui le souhaitent la technologie nécessaire pour produire leurs propres médicaments contre le sida. Mais personne na saisi la perche que je leur tendais. Je maintiens également mon offre au gouvernement indien de fournir gratuitement la Nevirapine qui sutilise pour prévenir la transmission du VIH de la mère à lenfant. Il ny a pas eu de réponse. Je ne peux pas comprendre. En 2010, lInde pourrait être ce que lAfrique est aujourdhui. Cela me fait bouillir le sang. Quelle est la gravité de lépidémie du sida en Inde? Actuellement, il y a en Inde 4 millions de cas de VIH. Mais linfection sétend à une vitesse alarmante et avant le milieu du siècle nous pourrions atteindre les 20, peut-être 30 millions de cas. Ils sont concentrés surtout dans les zones urbaines, particulièrement chez les camionneurs, les consommateurs de drogues, le personnel de maison et dans le commerce du sexe. GlaxoSmithKline et Merck se sont déclarés prêts à saligner sur vos prix, peut-être même à descendre en dessous. Cela ne va-t-il pas vous exclure du marché? Non, cest une bonne chose. Je leur tire mon chapeau, parce que, tout seuls, nous ne pouvons satisfaire la demande daucune manière. Les quantités nécessaires donnent le vertige. Dans le monde, certains estiment à 33 millions le nombre de personnes séropositives. Disons que vous pouvez en soigner seulement 3 millions et prenons loffre précédente de Merck qui proposait de vendre la Lamiduvine à 600 dollars par patient par année. Cest une des trois substances utilisées en cocktail pour traiter lhépatite. La dose nécessaire est de 2,4 g par jour. Au prix de Merck, cela fait approximativement 700 dollars le kilo. Je ne peux pas produire la Lamivudine à moins de 1200 dollars le kilo. Calculez la quantité nécessaire pour vos 3 millions de patients. La réponse est: 7,2 tonnes par jour. Je ne pourrais pas faire cela tout seul. Cest une synthèse compliquée. Nous sommes une petite entreprise. Peut-être que nous avons montré la voie, mais tout seuls nous ne pouvons rien faire. En tant que producteur de médicaments génériques, vos profits proviennent de la vente de copies bon marché de médicaments célèbres comme lAZT. Pourquoi ne respectez-vous pas les brevets sur les médicaments? Mais cest faux. Tout à fait faux. Je crois aux brevets. Mais je ne suis pas daccord que des entreprises détiennent un monopole sur quelque chose. En outre, les lois sur les brevets sont des lois nationales. Ce ne sont pas des lois internationales. Il nexiste aucun brevet qui soit valable dans le monde entier. De même, les lois sur les brevets sont conçues en fonction dintérêts nationaux. Savez-vous que les lois sur les brevets des Etats-Unis vous interdisent absolument de breveter quoi que ce soit qui touche à lénergie nucléaire? De même, la loi indienne sur les brevets a été modifiée en 1972 pour interdire les brevets sur les produits dans le domaine alimentaire et sanitaire. Car voilà nos intérêts nationaux. Quant aux brevets sur les procédés de fabrication, ils sont limités en Inde à sept ans et non pas à vingt ans. Ici en Inde, il nest pas permis de rendre un brevet "toujours vert" (evergreening) comme le font les entreprises qui, à lapproche de lexpiration dun brevet, en déposent un nouveau en opérant quelques modifications mineures de leur médicament. Rappelez-vous la philosophie derrière les brevets. Les brevets étaient censés sappliquer entre des pays technologiquement au même niveau. Un brevet, cest la concession par lEtat dune faveur à un inventeur. Cest une manière pour lEtat de dire: "Vous avez fait quelque chose de nouveau. Félicitations. Nous vous concédons une subvention." Si lEtat vous concède une faveur, lEtat a également le pouvoir de la reprendre. Voilà ce que jessaie de vous expliquer. Cela signifie-t-il que tout pays qui veut devenir membre de lOrganisation mondiale du commerce est obligé dharmoniser ses lois sur les brevets avec les directives de lOMC? LOMC est issue du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). Jusquen 1986, le GATT et les brevets navaient rien à voir lun avec lautre. Mais voilà quen 1986 une réunion des membres du GATT à Genève décidait que les biens et les services échangés dans le commerce mondial devaient être protégés par des brevets. Soit dit en passant, lInde sy opposait. Mais pour une raison ou une autre, notre délégation ne fut pas présente lors de cette cruciale réunion. De toute façon les règles de lOMC sur les brevets disent que les gouvernements sont autorisés à ne pas respecter les brevets en "situations durgence nationale". Nous produisons des médicaments contre la malaria, la tuberculose, la lèpre, la diarrhée, la cécité et le sida. Ce ne sont pas seulement des urgences ponctuelles nationales, ce sont des urgences permanentes. Quarante millions de personnes sont mortes en Inde de lhépatite B. Cest une urgence permanente. Pour être membre de lOMC, lInde va devoir changer ses lois sur les brevets dici à 2005 et beaucoup de vos médicaments vont devenir illégaux. Que ferez-vous alors? Personne ne peut me poursuivre si je vends mes produits en Inde jusquen 2012. Les brevets sur les procédés de fabrication déposés en Inde ont une validité de sept ans, par conséquent un brevet obtenu en 2005 court jusquen 2012. Mais je ne pourrai plus copier des médicaments après 2005. Mais votre entreprise a-t-elle un futur à long terme? Nous sommes à laise jusquen 2010. Après, il faut voir. Vous avez offert à de grandes entreprises pharmaceutiques 5% des redevances sur les ventes de certains de vos produits copiés sur les leurs. Est-ce un signe que vous souhaitez vous raccommoder avec elles? Non. Cest à elles de maccorder une licence si elles le veulent. Je fais une offre. Cest à prendre ou à laisser. Je ne leur fais pas la guerre. Comment ont-elles répondu? Les quatre entreprises auxquelles javais écrit ont toutes répondu. Mais aucune na accepté mon offre. Mais est-ce que vous nessayez pas de leur donner quelque chose qui leur appartient déjà? Mais non, cela ne leur appartient pas. Dans beaucoup de cas elles ne sont pas les propriétaires des brevets. Je peux vous donner tant dexemples. Bristol Myers Squibb fabrique la Stavudine. Mais linventeur à lorigine fut lUniversité de Yale et le brevet est détenu par le gouvernement des Etats-Unis. Bristol Myers Squibb paie au gouvernement des Etats-Unis des redevances pour lUniversité de Yale. LAZT nest pas un produit Glaxo, mais a été développé aux Etats-Unis par les Instituts nationaux de la santé (National Institutes of Health-NIH). Je demande simplement à ces entreprises de maccorder une licence, de la même manière quelles en ont une du gouvernement des Etats-Unis. Votre entreprise emploie 250 personnes dans la recherche et le développement. Quelle sorte de recherche faites-vous? Est-ce que vous découvrez réellement de nouveaux produits? Quest-ce que vous appelleriez un nouveau produit? Je vous pose la question
Cela dépend de la définition de ce qui est nouveau. Exactement. Ma définition est très simple. Je définis un nouveau produit selon quil est nouveau pour un pays particulier, comme lInde. Quelque chose peut bien être connu dans le monde entier. Mais sil nest pas disponible en Inde, je dis que cest nouveau pour lInde. Cest ainsi que durant les trente ou quarante années écoulées, jai choisi des médicaments qui sétaient révélé être des succès internationalement, mais qui nétaient pas disponibles dans mon pays. Mon premier objectif a été de les procurer à mon pays. Mon deuxième objectif a été lindépendance et lautosuffisance. LInde doit les produire elle-même pour elle. Comment copiez-vous un médicament? Vous devez dabord identifier votre cible. Ensuite, vous cherchez dans la littérature quelles informations appartiennent au domaine public. Ensuite vous décidez quelle partie de la synthèse vous pouvez faire vous-même et quelle partie ailleurs. Ce nest pas facile. Souvent nous faisons appel à laide de laboratoires du gouvernement indien. Au lieu de les copier, pourquoi navez-vous pas demandé aux détenteurs des brevets de vendre ces médicaments à lInde? Ils ne veulent pas. Cest pourquoi la loi indienne sur les brevets a été modifiée en 1972. Chaque pays doit être autorisé à décider son propre destin. Cest cela mon attitude à légard de la recherche. Cest forcément cela. Alors quelle sorte de recherche faites-vous? Selon moi, il existe deux sortes de recherche. Lune est conceptuelle, lautre est la recherche "moi je", ou ce que jappelle la recherche protectrice. Dix pour cent de la recherche dans le monde est conceptuelle, comme la découverte du premier béta-bloquant ou le premier tranquillisant. Le reste des dépenses de recherche est consacré à la recherche protectrice, ou comment préserver un monopole. Quatre-vingt-dix pour cent de la recherche daujourdhui, cest cela. Pour prendre un exemple, la Paroxetine est un des principaux antidépresseurs et cest une des meilleures ventes dans le monde pour son fabricant GlaxoSmithKline. Mais la Paroxetine est protégée par 103 brevets. Est-ce à cela que sert la recherche? Cela nest pas de la recherche. Allons, regardez donc les choses en face. Mais déposez-vous des brevets sur certains de vos produits? Nous lavons fait récemment. Ces brevets servent-ils à protéger vos produits contre dautres producteurs de génériques? Non, non, non. Nous déposons des brevets dans le but de vendre nos produits au monde occidental. Personne ne les achèterait sinon. Comment ressentiriez-vous le fait que dautres producteurs de médicaments génériques copient vos produits, par exemple en Inde? Ils le font. Il y a au moins 20 ou 30 concurrents qui font cela. Et vous ny voyez aucun problème? Il y a assez pour tout le monde. Pensez-vous que les grandes entreprises vont porter plainte contre le ouvernement indien sil nharmonise pas ses lois sur les brevets avec le reste du monde? Absolument. En juillet 2005, dès linstant où cette loi sera votée, 50% de mon temps passera en batailles judiciaires, des batailles judiciaires frivoles, sans importance, et nous ne saurons pas ce qui nous est tombé dessus. Je connais la situation avant 1972, avant quils ne changent les lois indiennes sur les brevets. Quest ce que vous conseilleriez de faire au gouvernement indien pour préparer 2005? Les règles de lOMC concernant les brevets doivent être changées. Si elles ne le sont pas, alors lInde devrait sortir de lOMC. LInde représente 2% du commerce mondial, mais en quoi le GATT ou lOMC nous aident-ils? Pas le moins du monde. La Chine nest pas membre de lOMC (pour linstant) mais elle a un commerce avec les Etats-Unis à hauteur de plusieurs milliards de dollars. Si quelquun veut quelque chose et que moi je lai, ils peuvent lavoir indépendamment du GATT ou de lOMC. Ce que nous demandons au gouvernement indien, cest que personne ne soit autorisé à préserver un monopole, que les entreprises soient autorisées à produire les médicaments sous licence, sans pouvoir prolonger la durée des brevets par l"evergreening", et que soit autorisée la recherche sur les médicaments protégés par un brevet, quand elle est effectuée à des fins non commerciales. Les grandes compagnies ne peuvent pas travailler si elles nont pas un monopole. Elles nont pas lhabitude de travailler en situation de concurrence. Avez-vous dautres idées en préparation? Jenvisage de créer en Inde un centre Hamied ou Cipla consacré au sida où chacun pourrait venir faire un test du sida gratuit. Si cest négatif, vous rentrez chez vous. Si cest positif, nous offrons des conseils pour des soins. Si vous aviez la malchance de tomber malade, prendriez-vous le médicament original de marque ou le générique Cipla? Cipla, bien sûr. Nos installations de fabrication ont été inspectées et approuvées par onze autorités de surveillance, dont celles des Etats-Unis, du Royaume-Uni, dAllemagne et lOMS. Aucune fabrique en Inde appartenant à une multinationale ne jouit de cette sorte de certification. Cet entretien est disponible sur le site www.new-scientist.com Haut de page Case postale 120, 1000 Lausanne 20
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