N° 2 novembre 2001

Droit de la propriété intellectuelle

Du brevet à l’expropriation sans rivage

Robert Lochhead

A l’occasion de la conférence ministérielle de l’OMC qui se tiendra à Doha (Qatar) du 9 au 13 novembre — occasion pour les pays riches d’imposer la "libéralisation dans de nouveaux domaines" —, une coalition de pays en développement souhaite un réexamen de l’accord TRIPS (Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights — Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce/ADPIC). Cette coalition est emmenée par certains pays plus industrialisés, Malaisie, Indonésie, Brésil, Inde. Elle est appuyée par de grandes ONGs — telles que Oxfam ou Médecins sans frontières — préoccupées par les désastres de la situation sanitaire de nombreux pays de la périphérie. L’accord TRIPS est entré en vigueur avec la signature des accords de l’Uruguay Round à Marrakech en 1994, qui donnera naissance à l’OMC. L’accord TRIPS a bouleversé le droit international de la propriété intellectuelle (brevets, copyright, droits d’auteur, marques déposées…).

En 1986, dans le cadre des négociations — dites de l’Uruguay Round — du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) sur la libéralisation du commerce international, les gouvernements des grands pays industrialisés ont imposé le respect, mondial dorénavant, des brevets. Comme plus de 95% des brevets déposés dans le monde sont en mains de propriétaires issus des Etats-Unis, de l’Europe occidentale et du Japon, cela revient tout simplement à interdire aux industries du tiers-monde d’emprunter le chemin de la copie.

Or, cette voie a été parcourue avec profit, pour s’industrialiser, par les pays occidentaux au XIXe et durant la première moitié du XXe siècle; au moment où leur droit des brevets était embryonnaire et qu’ils y organisaient de judicieuses lacunes. Il s’agit aujourd’hui de forcer le monde entier à payer scrupuleusement ses redevances aux propriétaires de droits de propriété intellectuelle, soit pour l’essentiel les multinationales occidentales.

Les multinationales contre l’industrie pharmaceutique du tiers-monde

Les ravages des maladies infectieuses dans la majorité des pays pauvres, et en particulier ceux provoqués par l’épidémie du sida, ont focalisé le contentieux sur les brevets des médicaments. Jusqu’en 1994, non seulement il n’existait rien qui ressemblât à une validité mondiale de chaque brevet sur un médicament, mais plus de 50 pays excluaient formellement de breveter une substance pour n’autoriser que le brevetage d’un procédé de fabrication. Parmi ces pays, il y avait le Brésil, l’Inde, le Mexique, l’Egypte, mais aussi l’Espagne et le Portugal1. Cela permettait à leur propre industrie pharmaceutique de produire elle-même des substances clés et à meilleur prix, en inventant un autre procédé que celui du détenteur du brevet sur la substance (reverse engineering). L’accord TRIPS a bien dû laisser deux échappatoires sur lesquelles se focalise aujourd’hui la dispute: la licence obligatoire (article 31) et l’importation parallèle. En invoquant une nécessité de santé publique, et à condition de suivre une certaine procédure, un gouvernement peut faire produire dans son pays un générique sans l’autorisation du détenteur du brevet de la substance, mais à condition de lui payer un certain pourcentage du chiffre d’affaires (licence obligatoire) ou, si le pays n’a pas l’industrie capable d’assurer une telle production, il peut importer le générique (importation parallèle).

Les urgences majeures sont provoquées soit par des épidémies nouvelles, comme le sida ou les hépatites virales, soit par la résistance aux antibiotiques anciens, qui eux ne sont plus couverts par des brevets et sont librement copiables quoique moins efficaces. La question cruciale est donc l’accès de millions de malades des pays pauvres aux substances nouvelles. Or, on estime qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde qu’une dizaine de pays possédant les moyens scientifiques et industriels de découvrir et mettre au point de nouvelles substances qui se basent sur les recherches de pointe de la biologie moléculaire2. Les multinationales pharmaceutiques et les gouvernements occidentaux recourent à tous les moyens de pression économiques et politiques à leur disposition afin d’obtenir si possible qu’aucun pays ne fasse recours à la licence obligatoire ou à l’importation parallèle. Tous les 142 pays membres de l’OMC doivent avoir mis leur législation en conformité avec l’accord TRIPS d’ici à 2005. Après cette date, il n’y aura donc plus de fabricants légaux de copies génériques de substances dont le brevet est toujours en vigueur, à moins d’une déclaration de licence obligatoire du gouvernement de leur pays. Vu que chaque licence obligatoire selon l’article 31 de l’accord TRIPS donne lieu à un bras de fer avec les multinationales pharmaceutiques et les gouvernements occidentaux, l’accord TRIPS est tout simplement une imposition mondiale du monopole technologique des multinationales.

Au Kenya, la tablette de ciprofloxacine, le nouvel antibiotique efficace contre la bactérie Shigella qui cause des dysenteries ravageuses et qui est devenue résistante à un antibiotique traditionnel comme l’ampicilline, coûte 2.42 dollars. En Ouganda, la même tablette ne coûte que 7 cents. L’explication: le Kenya respecte le brevet de Bayer tandis que l’Ouganda se fournit auprès de fabricants indiens de génériques qui ne le respectent pas3.

L’année passée, le géant GlaxoSmithKline a attaqué en justice Cipla, le fabricant de génériques de Bombay qui vend des génériques de ses substances contre le sida et l’a forcé à cesser d’approvisionner le Ghana [voir ci-après les déclarations du propriétaire de Cipla, Yusuf Hamied]. L’année passée également, l’organisation gouvernementale thaïlandaise des pharmaceutiques génériques (GPO) a demandé au gouvernement thaïlandais de pouvoir fabriquer en licence obligatoire la didanosine, une substance antisida dont le brevet est détenu par la Bristol-Myers-Squibb, une multinationale pharmaceutique des Etats-Unis. Les pressions du gouvernement de Washington ont été telles que le gouvernement thaïlandais a dû reculer. Quand la République dominicaine a débattu d’une loi permettant la licence obligatoire, les Etats-Unis et l’Union européenne ont menacé de refuser dorénavant les exportations dominicaines. Le parlement dominicain a quand même voté la loi et le suspense a commencé4.

En 1998, un procès retentissant a été intenté par une coalition de 39 grandes multinationales pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain. Celui-ci avait promulgué en 1997 une loi qui prétendait recourir à la licence obligatoire et à l’importation parallèle. En avril 2001, la plainte a été retirée, mais la concrétisation de la loi de 1997 est restée bloquée durant des années. Le scandale d’opulentes multinationales entravant les efforts d’un des pays les plus frappés par le sida était devenu trop manifeste. Dénoncé par de nombreuses ONGs et gouvernements du tiers-monde, il finissait par leur faire une encombrante mauvaise publicité. D’autant plus que certains "promoteurs d’aide", entre autres l’Union européenne, l’OMS et quelques grandes ONGs, commençaient à se montrer favorable à la fourniture des antiviraux modernes à la foule agonisante des Africains paupérisés et fauchés par l’épidémie. Une pression pour une baisse des prix commençait à s’exercer et, surtout, une faille s’ouvrait dans le système. Ce que l’on vient de voir, aussi, dans la négociation-affrontement entre le Canada et la firme Bayer à propos de la production du Cipro, l’antibiotique contre l’anthrax. Mais, évidemment, au Canada ou aux Etats-Unis, la demande solvable n’a rien à voir avec celle existant en Afrique.

Le Brésil, grand pays semi-industrialisé du tiers-monde, a eu les moyens de gagner jusqu’à présent son bras de fer avec les multinationales pharmaceutiques. Il a mis son droit de la propriété industrielle en conformité avec l’accord TRIPS en 1997, mais y a ajouté une exigence de son cru: il ne reconnaît le brevet d’une substance médicamenteuse que si le détenteur du brevet la produit au Brésil. Le gouvernement brésilien a développé un programme exemplaire de fourniture gratuite de 12 antiviraux les plus modernes à 90000 malades du sida. La majorité est produite en génériques au titre de la licence obligatoire par l’industrie pharmaceutique brésilienne, des entreprises publiques pour l’essentiel. Deux des autres médicaments, le Viracept (Nelfinavir en générique) de Roche et l’Efavirenz de Merck, coûtent si cher qu’ils absorbent 39% du budget que le Brésil consacre au programme. En menaçant de démarrer aussitôt sa production locale en génériques sous licence obligatoire, et après une bataille de plusieurs mois, le Brésil a obtenu, en avril 2001, que Merck baisse de 64% son prix de l’Indivanir et de 59% celui de l’Efavirenz. Roche a d’abord refusé de descendre en dessous de 30%, puis devant la détermination du gouvernement brésilien, qui exigeait 40%, et le scandale international relayé par les ONGs, a finalement plié en août et a accepté d’entrer en matière sur une production au Brésil même5.

En janvier 2001, le gouvernement des Etats-Unis portait plainte devant l’OMC contre la clause brésilienne qui ne reconnaît un brevet que si la substance est produite au Brésil. En avril-mai 2001, le gouvernement brésilien portait la question des entraves à l’accès des pays pauvres aux antiviraux modernes devant l’OMS. Il réussissait à les faire condamner par un vote de la Commission des droits de l’homme de l’ONU contre la seule voix des Etats-Unis6.

Le 18 juin, les 141 pays membres du Conseil du TRIPS se réunissaient à Genève. Tandis que le Brésil demandait une flexibilisation de l’accord, les Etats-Unis en exigeaient la plus stricte application, tout en retirant leur plainte contre le Brésil. L’UE put donc une fois de plus se poser en médiateur, "ami du tiers-monde".

Les grandes pharmaceutiques se sont donc lancées récemment dans une surenchère, largement médiatisée, d’offres charitables de ces médicaments à des prix de plus en plus bas aux pays les plus pauvres, pourvu qu’ils s’en remettent à elles et respectent leurs brevets. En Afrique du Sud, Merck ne demande plus que 1000 dollars par personne et par an pour le cocktail antisida pour lequel elle demandait 10000 dollars7. L’appui de moins en moins discret de l’OMS à cette éruption de générosité illustre la croissante mainmise des grandes pharmaceutiques sur l’institution que dénonce la lettre ouverte du 23 juillet 2001 de Ralph Nader, le fameux défenseur des consommateurs aux Etats-Unis et candidat Vert lors de la dernière élection présidentielle, à Gro Harlem Brundtland, directrice générale de l’OMS8.

La stratégie de ces offres à prix cassés est assez transparente. Aujourd’hui, les pharma usent de tous leurs moyens de pression économiques et politiques pour faire accepter des offres dont la générosité peut aller assez loin étant leurs moyens. Demain, elles auront éliminé les fabricants de génériques et rendu des pays pauvres dépendants envers elles. Après-demain, elles feront monter les prix à leur guise ou se feront payer la fourniture de leurs substances à bas prix par le biais de l’aide gouvernementale des pays occidentaux à certains pays de la périphérie. Pour faire bonne mesure, ces firmes pourront peut-être même obtenir l’abrogation de la licence obligatoire et de l’importation parallèle.

Les médicaments de marque dont l’achat est subventionné par diverses formes "d’aide publique" est la nouvelle norme de la compassion néo-libérale: certains pauvres reçoivent la charité, par contre on ne leur permet pas de développer les solutions économiques pour surmonter eux-mêmes leur pauvreté.

L’Union européenne a en effet proposé en juin que les pharmaceutiques acceptent de vendre durablement leurs médicaments les plus urgemment nécessaires à bas prix soit aux pays pauvres directement, soit au nouveau fonds global de la santé de l’ONU, qui devrait réunir 7 à 10 milliards de dollars mais qui peine à en collecter le dixième pour le moment. Le représentant des Etats-Unis pour le commerce, Robert Zoellick, s’est fermement opposé, répondant en juin 2001 à Pascal Lamy, le commissaire au commerce de l’UE, qu’il préférait faire confiance aux multinationales pour offrir le plus bas prix possible9.

Les ONGs Médecins sans frontières et Oxfam ont dénoncé l’absurdité de prétendre baser durablement l’accès de 80% de la population mondiale aux médicaments sur des rabais ad hoc et le financement par l’aide en faisant disparaître les entreprises pharmaceutiques des pays du tiers-monde qui produisent des génériques. En effet, il sera toujours plus cher d’acheter des médicaments couverts par des brevets, pour les patients et pour les divers fonds d’aide, que de laisser les fabricants de génériques du tiers-monde concurrencer les grandes multinationales détentrices des brevets10. Pour Médecins sans frontières, le Brésil est dans le collimateur des multinationales pharmaceutiques, pas tellement pour ses exigences, mais pour la menace commerciale que représentent les capacités de production excédentaires de son industrie pharmaceutique11.

La nouvelle économie de la propriété intellectuelle

La question de la propriété intellectuelle (brevets, copyright, droits d’auteur, marques déposées…) est bien plus générale et déborde largement celle des brevets sur les médicaments.

Le droit de la propriété intellectuelle a été développé à partir du début du XVIIIe siècle sur l’idée d’accorder à l’inventeur ou au créateur d’une nouveauté ingénieuse un monopole temporaire (vingt ans pour un brevet) de son exploitation commerciale en échange d’une divulgation complète de son contenu. A condition que soient réunies certaines conditions légales que résument les trois fameux attributs de nouveauté, invention (l’invention opposée à la découverte de ce qui préexiste dans la Nature) et utilité. Le monopole est censé servir à rémunérer et encourager l’invention, mais comme ce monopole, même temporaire, est une entorse faite à la libre concurrence, l’intérêt public est compensé par la divulgation complète du contenu breveté afin de servir à l’accroissement et à la diffusion des connaissances, et aussi à certaines améliorations qui permettent de déborder le brevet (entre autres dans tout le secteur de la mécanique). Sur ce principe datant du XVIIIe siècle s’est édifié au XIXe siècle tout l’édifice du droit capitaliste de la propriété intellectuelle.

Depuis les années 1970, cette tradition juridique a été bouleversée dans les pays occidentaux par une extension croissante tant des champs d’application que de la force légale de ce qui était censé n’être qu’un monopole éphémère dans le sens d’une absolutisation de véritables droits de pleine propriété. Le résultat, dans le contexte du tournant du millénaire, est une fantastique appropriation privée de la connaissance, et des productions intellectuelles et artistiques en général, par les multinationales.

Le mouvement a été accéléré dès les années 1970 par les Etats-Unis, dont le gouvernement a fait très consciemment le choix de déclencher une course mondiale à la protection agressive de la propriété intellectuelle comme élément de politique industrielle face à ses concurrents européens et japonais. En jouissant d’une avance dans un mouvement général, les entreprises américaines à la fois déstabilisaient leurs concurrents et faisaient monter la valeur de leur vaste portefeuille de droits de propriété intellectuelle, brevets et copyright. On peut citer à ce sujet la révision en 1978 du Copyright Act, dans le sens d’une considérable extension de la protection du copyright, tant de la diversité des objets couverts que de la durée de protection12, ou le dépôt inopiné de brevets sur des séquences de l’ADN, dont prirent l’initiative en 1991 non pas des entreprises privées dans un premier temps, mais les instituts de recherche médicale du gouvernement fédéral américain.

La tradition juridique de la propriété intellectuelle réservait des règles et des droits, appelons-les coutumiers, qui délimitaient ce qui fut appelé le domaine public: stricte limitation dans le temps de la durée de validité du brevet ou du droit d’auteur, obligation d’information complète du public sur le contenu breveté, dépôt légal obligatoire en bibliothèques ou conservatoires d’inventions publiques, droit de consultation et de prêt gratuit des bibliothèques publiques, droit de copie gratuite à usage privé ou scolaire, droit de libre revente, droit de citation, droit à la parodie humoristique, etc. Il n’y a aucun de ces droits coutumiers du domaine public qui n’aient été ces dernières années attaqués, de plus en plus fortement, et restreints par une offensive de propriétaires qui exigent leur rémunération et le respect de leur monopole particulier devant les tribunaux. Quand à la fin des années 1980 les bibliothèques publiques et scolaires des Etats-Unis et d’Europe occidentale entreprirent de mettre à disposition de leurs usagers des logiciels, comme elles l’avaient toujours fait avec les livres, elles subirent un assaut en règle de l’industrie de l’informatique pour les en empêcher. Et elles durent reculer. Depuis, ce sont les éditeurs de livres qui remettent en question le prêt gratuit par les bibliothèques, institutions qui se trouvent de plus prises dans le labyrinthe des licences de plus en plus chères et restrictives que leur imposent certains prestataires de services on-line dont elles souhaitent offrir l’accès gratuit à leurs usagers13.

C’est un phénomène nouveau historiquement qui est à l’œuvre. Si, apparemment, ce sont des principes juridiques traditionnels inchangés qui sont appliqués, c’est une réalité nouvelle sans précédent qui est en train de s’étendre.

"La phase actuelle du développement capitaliste, écrit Gareth Locksley, est caractérisée par l’élévation de l’information et de la technologie qui lui est associée au premier rang des ressources et marchandises clés. L’information est une nouvelle forme de capital, et en tant que telle elle subit une transformation: au lieu d’être principalement déposée dans un ensemble interconnecté de systèmes de "bibliothèques" aux conditions d’accès minimales, elle est de plus en plus gérée au sein d’un système de propriété privée dont l’accès est régulé par le paiement d’une rente." 14

En 1985, le nombre total de demandes de brevets déposées cette année-là dans le monde entier dépassait à peine le million, ce nombre a atteint en 1999 les 7 millions, soit une courbe de croissance exponentielle15. Or le grand boom capitaliste des années 1950 à 1970 fit un moindre usage du droit de la propriété intellectuelle. Les industries combinaient alors dans une plus grande mesure le recours au domaine public (organisé par les institutions publiques de recherche et développement, de formation, de certification, usines publiques pilotes, et les revues scientifiques et techniques) avec un recours plus courant au secret pur et simple; le secret qui permet d’engranger quelques années d’avance sur la concurrence sans pour autant prendre la peine, et la dépense, de déposer, puis de défendre devant les tribunaux, un brevet.

Les rapports entre le droit de la propriété intellectuelle et ladite libre concurrence sont contradictoires, pour le moins. Si les grandes pharmaceutiques profitent de la multiplication et de la rigidification des brevets, les industries électroniques, elles, s’en trouvent plutôt embarrassées et freinées dans leurs innovations16.

Sept aspects de la propriété intellectuelle

Succinctement, on peut distinguer sept aspects importants du phénomène:

1° Parallèlement à l’industrialisation de l’agriculture et de toutes les techniques du vivant et de la santé, le droit des brevets, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe, a été modifié pour autoriser le brevetage de variétés de plantes cultivées ou d’animaux d’élevage, puis dans la foulée, d’une substance extraite d’un être vivant. Cela n’était pas permis auparavant et brouille la distinction traditionnelle entre invention et découverte. Le vote par le Congrès des Etats-Unis du Plant Variety Protection Act en 1970 est souvent cité comme un tournant17.

2° L’accord TRIPS imposé aux pays dits en voie de développement, en 1994, exprimait l’expansion mondiale des multinationales pharmaceutiques et agrochimiques dans une véritable marchandisation capitaliste de domaines restés jusque-là épargnés (semences, santé publique), soit compartimentés dans des marchés locaux parfois seulement semi-industrialisés (médicaments, engrais, pesticides).

3° La possibilité de breveter une variété d’être vivant ou une substance extraite d’un être vivant a ouvert la voie à ce pillage nouvelle manière que représentent les brevets de plus en plus nombreux déposés par quelque capitaliste du Nord sur une plante cultivée ou sauvage du Sud. Avec cette possibilité, combinée à la camisole de force TRIPS imposée au Sud, non seulement des capitalistes peuvent dorénavant faire du profit en s’appropriant un savoir botanique ou zoologique traditionnel d’une population du Sud sans la rémunérer, mais cette population peut avoir à payer une entreprise du Nord pour avoir le droit d’utiliser, par exemple, une variété cultivée sélectionnée sur des milliers d’années par ses ancêtres.

4° La généralisation de l’informatique, de la photocopie, de la vidéo suivie du DVD, l’industrialisation des médias en général, et d’Internet, ont accentué la détermination des principaux capitalistes d’exiger, jusque dans l’intimité du consommateur, les redevances auxquelles ils prétendent en rémunération de leurs droits de propriété intellectuelle, car le même mouvement de la technique multiplie les possibilités de copie facile et bon marché à disposition de tout un chacun. La prison dont commence par nous menacer l’écran au début de chaque vidéo en est une illustration, les démêlés du site Napster avec les grandes multinationales de musique en sont une plus spectaculaire, la lente érosion des bibliothèques publiques en est une plus sournoise et plus dramatique potentiellement.

5° La possibilité, dès 1991 aux Etats-Unis, dès 1998 en Europe, de breveter un gène ou une simple séquence de l’ADN du chromosome d’un être vivant exprimait la détermination des investisseurs privés qui prenaient en main la recherche en biologie moléculaire de se voir garantir les profits futurs des substances ou techniques efficaces dans l’ingénierie biomédicale que promettent ces découvertes. La possibilité de breveter une simple substance extraite d’un être vivant allait déjà dans la même direction. La distinction entre invention et découverte était finalement jetée par-dessus bord, non pas explicitement d’ailleurs mais au moyen de distinguos byzantins. Ce qui est grave, ce n’est pas qu’en brevetant l’ADN on accorde un droit de propriété sur le vivant, voire sur la "Création". Cette interprétation courante revient à sacraliser l’ADN et cette molécule d’acide ne mérite pas tant de dévotion. Ce qui est plus grave, c’est que désormais la simple élucidation d’un phénomène naturel peut faire l’objet d’un droit de propriété. C’est nouveau. C’est faire subir au droit des brevets un retournement absurde dont les conséquences commencent seulement à se manifester. Traditionnellement, le droit des brevets accordait un monopole temporaire sur le faire en échange de la publication entière du savoir. Mais la simple description d’un gène ou d’une séquence de l’ADN est un savoir et non un faire et le public doit payer au détenteur du brevet le droit de prendre connaissance de ce savoir. Pour une raison simple: on assiste à une véritable industrialisation de banques de données savantes. Un savoir de plus en plus complexe est exploité commercialement pour le profit, et le droit de la propriété intellectuelle est adapté à la garantie de l’appropriation privée qu’exige l’exploitation commerciale, aboutissant à violer le principe initial qui associait le monopole temporaire à la pleine divulgation non rémunérée du contenu. Et pire, au lieu de favoriser la dissémination des connaissances, la nouvelle interprétation du droit de la propriété intellectuelle obstrue l’accès à la connaissance d’un écheveau de plus en plus complexe de barrières de péage, de droits de propriété tournés vers la rémunération par le pouvoir d’achat solvable de l’accès au savoir. "Mais en même temps, la commercialisation de la recherche et plus particulièrement le système du brevet, autrement dit la protection privée de la découverte, vont à l’encontre de tous les bénéfices d’une science ouverte, liée à la circulation rapide et libre de la connaissance." 18

6° Si le domaine public se rétrécit, ce n’est pas seulement par l’extension des droits de propriété intellectuelle. Mais parce que, dans le même mouvement, le dépérissement des institutions publiques qui le soutenaient (universités, bibliothèques, instituts de recherche scientifiques et techniques, stations de recherche agronomiques, institutions diverses de prestations à l’industrie…) a été organisé par les politiques dites d’économies budgétaires, c’est-à-dire de privatisation. On a vu un relatif retrait de la recherche publique au profit de la recherche privée, ou plus exactement une pénétration des multinationales dans les institutions de recherche publique et l’appropriation par elles de leurs résultats. Partout dans l’Occident industrialisé, la part des résultats simplement mis dans le domaine public par une publication diminue tandis qu’augmente la part qui est déposée sous forme de brevets pour être vendue et servir de source de rentes.

7° Depuis le XVIIe siècle, la révolution scientifique et technique a été facilitée par la circulation internationale de journaux scientifiques dans lesquels l’entièreté non seulement des résultats des recherches scientifiques étaient publiés rapidement, sans rémunération de leurs auteurs, mais également la totalité des données sur les moyens et les méthodes qui avaient conduit à ces résultats. Jusqu’à ce jour, cette règle d’entière divulgation, devant permettre le débat public le plus fertile et au lecteur méfiant de refaire l’expérience pour la vérifier, a constitué la clé de voûte de la science, à la fois de son éthique et de son efficacité. Le droit de la propriété intellectuelle qui lui est postérieur historiquement s’est réglé sur ce principe en n’accordant le monopole commercial temporaire qu’en échange de l’entière divulgation du contenu. Cette règle a souvent été violée, soit par des chercheurs de l’industrie, soit par ceux qui travaillent pour l’armée. Mais c’étaient des exceptions à une norme réellement générale. Lavoisier n’a pas breveté l’oxygène en 1787, ni Mendeleïev son tableau périodique des éléments en 1869, ni Watson et Crick la double hélice de l’ADN en 1953. Aujourd’hui, dans tous les périodiques scientifiques est débattue inlassablement l’appréhension que la course aux brevets à laquelle on assiste pourrait dénaturer irrémédiablement cette vieille éthique de la divulgation rapide des nouvelles découvertes, sans rémunération de leurs auteurs. De plus en plus de revues scientifiques ont été rachetées par des multinationales géantes de l’édition scientifique qui les transforment en banques de données, combinant édition sur papier et services on-line, dont l’accès est de plus en plus coûteux. Beaucoup de bibliothèques universitaires ne peuvent plus en payer l’abonnement ou doivent, pour y avoir accès, consentir aux éditeurs des droits de contrôle sur les usagers qui étendent toujours plus la pénétration commerciale dans les institutions scientifiques publiques.

La publication en février 2001 par Craig Venter et son entreprise privée Celera, et derrière elle la multinationale de l’instrumentation scientifique Perkin Elmer, dans la prestigieuse revue Science (appartenant, elle, paradoxalement à une société scientifique et non à un éditeur commercial) de sa version du séquençage du génome humain a fait scandale pour une raison qui n’a été débattue que dans le petit cercle des spécialistes: c’était la première fois qu’une revue scientifique acceptait de ne pas publier la totalité des résultats puisque Celera, et ses investisseurs, veulent exploiter commercialement leur banque Internet de données et qu’à cet effet Celera a bardé depuis des années ses résultats de brevets déposés et dûment accordés par le Patent Office19.

La course aux brevets ne semble pas devoir freiner la dissémination des découvertes seulement parce que les chercheurs préfèrent, plutôt que de publier à l’ancienne, attendre de réunir leur dossier de demande de brevet, le déposer et qu’il leur soit accordé. Cela arrive de plus en plus en plus souvent, quoique restant encore le fait d’une minorité des chercheurs. Mais aussi parce que beaucoup de chercheurs hésitent à publier de peur que d’autres, quelque entreprise, s’approprient leur découverte, publiée sans être protégée par un brevet et donc par définition librement disponible. Certes, ce qui est déjà publié ne peut plus être breveté, en tout cas tel quel. Mais les offices de brevets ayant élargi tellement leurs critères, quelque transformation mineure suffira pour faire l’affaire. Pour citer un exemple, parmi la multitude de cas analogues qui s’offrent au choix, un mathématicien signalait que les brevets déposés pour des logiciels informatiques, de gestion financière par exemple, contiennent des mathématiques si complexes et de pointe que la publication de découvertes mathématiques en devient compliquée. Certes, il est toujours impossible de breveter une formule mathématique en soi, mais il faut désormais craindre chaque fois d’empiéter sur le brevet dont le détenteur demandera rémunération, ou de faire parasiter sa contribution non rémunérée par d’autres qui en tireront un brevet20. A moins de breveter soi-même, pour se protéger. Le phénomène se nourrit de lui-même.

Le malaise

Ce bouleversement du droit de la propriété intellectuelle, s’il passe dans les faits à marche forcée, suscite un malaise très répandu qui est beaucoup débattu. Il fait beaucoup de perdants qui protestent. Depuis les directeurs des bibliothèques publiques et scolaires des Etats-Unis jusqu’aux fournisseurs de logiciels gratuits (Open source) en passant par des chercheurs universitaires, en biologie par exemple, dont le travail quotidien s’empêtre dorénavant dans une jungle de brevets et autres droits de propriété à respecter, sans oublier les PME et autres start-up dont la pénétration sur le marché est rendue plus difficile, ou plus coûteuse, par l’écheveau de brevets détenus par les entreprises en place.

Nombreux sont ceux qui, dans l’université ou la science, ont l’impression que la boîte de Pandore de la propriété intellectuelle a laissé échapper des menaces inattendues. La crainte de l’appropriation privée de la connaissance, de l’éventuel dépérissement des institutions publiques qui y assurent encore un accès à bas prix pour chacun, de la généralisation de l’accès réservé contre rémunération pour le profit, de l’entrave aux échanges rapides et désintéressés des nouveaux savoirs par un écheveau de droits à rémunérer à chaque fois, est très répandue. On peut citer, par exemple, la pétition de centaines de sommités de la biologie française et allemande, dont plusieurs Prix Nobel, contre le brevetage des gènes humains, contre la confiscation du savoir génétique, déposée le 8 novembre 200021.

Ou encore la toute récente plainte de chercheurs français, soutenus par Bernard Kouchner, ministre de la Santé et Roger-Gérard Schwarzenberg, ministre de la Recherche, contre la mainmise par une entreprise de l’Utah sur le dépistage génétique du cancer du sein. Mais cette mainmise est parfaitement légale, puisque l’Office européen des brevets a dûment reconnu, conformément au nouvel air du temps, le brevet de cette entreprise sur le gène humain BRCA122.

Mais l’air du temps est tel que même chez ceux qui s’alarment il n’y a jamais de véritable remise en question des termes mêmes du droit de la propriété intellectuelle. Voudrait-on que le domaine public soit préservé, comme par miracle, de la nouvelle agressivité du droit de la propriété intellectuelle ou certains veulent-ils faire croire que ce droit en soi est très bien mais nécessite juste un petit supplément d’âme comme glaçage décoratif?

Oxfam et Médecins sans frontières proposent des amendements de l’accord TRIPS pour faciliter la licence obligatoire dans le domaine des médicaments couverts par un brevet. Plus généralement, dans le cadre de l’OMC, des réformes réglementaires précises devraient être proposées:

• Pour réduire la durée d’un brevet à 10 ou 5 ans.

• Pour interdire le brevetage d’une simple élucidation d’un phénomène naturel.

• Pour interdire la multiplication par un même détenteur de nombreux brevets presque identiques pour blinder un sujet. Les multinationales pharmaceutiques prolongent couramment les 20 ans sur la substance par 20 ans de plus sur un nouveau procédé de fabrication. "On ne sait pas assez que les laboratoires brevètent aujourd’hui l’ensemble des molécules proches de leurs molécules "phares"pour bloquer la recherche de leurs concurrents." 23

• Pour mettre un peu d’ordre dans les procédures de dépôt ou de contestation d’un brevet qui sont une telle jungle de litiges en droit civil que la prime revient à l’entreprise qui a les avocats spécialisés les meilleurs et les plus coûteux. Mais y mettre de l’ordre voudrait dire développer l’arbitrage par la puissance publique, c’est-à-dire aller vers une gestion publique restrictive et planifiée des droits privés de propriété intellectuelle.

• Mieux encore, pour définir en positif le domaine public, ses droits, c’est-à-dire les droits du public et surtout le financement du domaine public, c’est-à-dire la survie et la vitalité des institutions publiques de la connaissance: universités, instituts de recherche, bibliothèques…

Or, à l’orée de ce nouveau millénaire, ces propositions de réforme évitent une question décisive pour l’avenir des sociétés et des droits de ceux et celles qui les composent: le privilège de l’expropriation par un nombre restreint de très grandes sociétés — un véritable complexe génético-industriel — du vivant. Cette expropriation s’inscrit dans la logique même de l’expansion du capital. C’est donc bien la mise en question de ce privilège qui doit être rediscutée lorsqu’on aborde les thèmes de "la propriété intellectuelle" et surtout du brevetage du vivant.

1. Cecilia Oh, The Health Crisis in Developing Countries, Third World Resurgence, july/august 2001.

2. Idem.

3. New Scientist, 21 juillet 2001.

4. Idem.

5. Le Temps, 25-26 août 2001.

6. The Economist, 19 May 2001.

7. New Scientist, 21 juillet 2001.

8. Third World Resurgence, july/august 2001.

9. New Scientist, 21 juillet 2001.

10. Idem.

11. Le Monde, 11 février 2001.

12. John Frow, Information as Gift and Commodity, New Left Review, septembre-octobre 1996.

13. Idem et Ann Okerson, Who Owns Digital Works?, Scientific American, July 1996.

14. John Frow, Information as Gift and Commodity, New Left Review, septembre-octobre 1996.

15.The Economist, 23.06.2001.

16. Idem.

17. John Frow, Information as Gift and Commodity, New Left Review, septembre-octobre 1996.

18. Dominique Foray, Le Monde, 30 mai 2000.

19. New Scientist, 17 february 2001.

20. Joseph Malkevitch, Not for Sale, New Scientist, 30 october 1999.

21. Le Monde, 26 mai 2000.

22. Le Monde, 8 septembre 2001.

23. Act-Up, dans Le Monde, 13 juillet 2000.

 

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