N° 2 novembre 2001

Le conflit israélo-palestinien dans l’impasse

Une vision pour redonner courage

Le gouvernement d’Ariel Sharon continue son escalade: assassinats de militants et dirigeants palestiniens, occupation et destruction massive dans des territoires dits soumis à l’Autorité palestinienne. Le danger existe d’une "banalisation" dans l’opinion publique de la politique terroriste de l’Etat sioniste et du degré d’oppression subi par la population palestinienne.

La rédaction de "à l’encontre" a de ce fait donner la priorité à la publication de deux documents où s’expriment deux Palestiniens sur le "conflit israélo-palestinien". Le premier, Edward Saïd, l’orientaliste de renom, analyse la situation avec une acuité critique pour tenter de dessiner une perspective. Husam Khader, membre du Fatah, traduit des sentiments et réflexions existant chez les militants des territoires occupés.

La troisième partie du dossier sur la guerre menée par les Etats-Unis sera publiée dans le numéro 3.

Edward Saïd

Les bombes et les missiles tombent sur l’Afghanistan, dans le cadre de l’action américaine de destruction à haute altitude que constitue l’opération "Liberté immuable" (Enduring Freedom). La Palestine pourrait apparaître comme marginale par rapport aux événements plus urgents en cours en Asie centrale.

Un lien inévitable

Ce serait une erreur de raisonner ainsi. Pas seulement parce que Oussama Ben Laden et ses partisans — personne ne sait combien ils sont, théoriquement ou pratiquement — ont cherché à s’emparer de la Palestine pour en faire un argument dans leur campagne insensée de terreur. Mais Israël a fait de même, avec ses propres objectifs. Après l’assassinat du ministre israélien Rahavam Zeevi, le 17 octobre, par des membres du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), comme mesure de représailles à l’exécution par l’armée israélienne de leur leader en août dernier, la campagne lancée par le général Sharon contre l’Autorité palestinienne, présentée comme étant le Ben Laden d’Israël, a atteint un nouveau sommet, semi-hystérique. Le gouvernement israélien a fait assassiner ces derniers mois des militants et des dirigeants palestiniens (plus de 60 à ce jour). Il ne peut pas être surpris du fait que de telles méthodes provoquent tôt au tard des représailles palestiniennes du même ordre. Pourquoi certains assassinats seraient-ils acceptables et d’autres ne le seraient-ils pas: voilà une question à laquelle le gouvernement israélien et ses supporters sont incapables de répondre.

La violence se poursuit donc, avec l’occupation israélienne la plus meurtrière et la plus destructrice depuis longtemps, provoquant des souffrances terribles parmi la population palestinienne. Entre le 18 et le 21 octobre, six villes palestiniennes ont été réoccupées par les forces israéliennes. Cinq autres militants palestiniens ont été assassinés, de même que 21 civils. Plus de 160 personnes ont été blessées. Le couvre-feu a été imposé partout. Et l’Etat israélien a le culot de comparer cela avec la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Afghanistan et le terrorisme.

Ainsi donc, l’échec dans l’affirmation des revendications d’un peuple dépossédé depuis 53 ans et occupé militairement depuis 34 ans, et l’impasse qui en découle, a définitivement débordé de la région principale de la lutte et est, bon an mal an, lié de multiples manières à la guerre globale contre le terrorisme. Israël et ses supporters redoutent que, dans ce nouveau cadre, l’administration américaine ne les lâche, tout en affirmant, de manière contradictoire, qu’Israël n’est pas un enjeu dans cette guerre. Palestiniens, Arabes et musulmans sont en général mal à l’aise, ou ressentent une culpabilité rampante face aux associations dont ils font l’objet au sein de l’opinion publique, malgré les efforts des responsables politiques pour dissocier Ben Laden de l’islam et des Arabes. Mais eux également s’abstiennent de citer la Palestine comme le lieu symbolique focalisant leur mécontentement.

Toutefois, à Washington, George Bush et Colin Powell ont affirmé sans ambiguïté et à plus d’une reprise que l’autodétermination des Palestiniens est une question importante, peut-être même centrale. Les turbulences provoquées par la guerre, sa dimension et ses complications imprévisibles (ses conséquences en Egypte et en Arabie Saoudite seront probablement dramatiques, même si on les ignore pour l’instant) ont fortement secoué tout le Moyen-Orient. Dans cette situation, le besoin d’un vrai changement positif dans la situation des sept millions de Palestiniens ne peut que croître, même si, dans l’immédiat, les nouvelles décourageantes relatives à l’impasse actuelle ne manquent pas. La principale question est dès lors de savoir si les Etats-Unis et les parties en conflit vont continuer à se cantonner aux mesures provisoires que nous ont apportées les désastreux accords d’Oslo.

Impuissance et exaspération

L’expérience de l’Intifada Al Aqsa a généralisé le sentiment d’impuissance et d’exaspération des Arabes et des musulmans à un degré jamais atteint auparavant. Les médias occidentaux n’ont pas du tout rendu compte de la souffrance et de l’humiliation écrasantes imposées aux Palestiniens par les mesures de punitions collective du gouvernement israélien, par ses destructions de maisons, ses invasions des zones palestiniennes, ses bombardements aériens et ses assassinats. On n’y a rien vu, ni lu, de comparable aux émissions nocturnes de la télévision Al-Jazira, ou aux remarquables reportages quotidiens de la journaliste israélienne Amira Hass, ou d’autres commentateurs, dans le journal israélien Ha’aretz.

Simultanément, je pense qu’il existe parmi les Arabes la conviction largement répandue que les Palestiniens (et, par ricochet tous les autres Arabes) ont été trahis et irrémédiablement trompés par leurs dirigeants. De toute évidence un abysse sépare les négociateurs tirés à quatre épingles, qui font des déclarations dans des résidences luxueuses, et l’enfer empoussiéré des rues de Naplouse, Jénine, Hébron ou d’ailleurs. L’école ne répond pas aux besoins; le chômage et la pauvreté ont atteint des sommets alarmants; la peur et l’anxiété saturent l’atmosphère, avec un gouvernement qui est incapable (ou qui ne veut pas) de stopper la montée de l’extrémisme islamique, ni de mettre fin à une corruption incroyablement manifeste aux plus hauts sommets. Par-dessus tout, les laïques courageux qui dénoncent les atteintes aux droits de l’homme, qui combattent la tyrannie du clergé et qui cherchent à parler et à agir conformément à l’idée qu’ils se font d’un nouvel ordre arabe, moderne et démocratique, sont joliment abandonnés dans leur combat, sans appui de la part des milieux officiels, leurs livres et leurs carrières étant même parfois jetés en pâture à la furie islamique montante. Une chape de médiocrité et d’incompétence pèse sur chacun, ce qui favorise le renouveau de la pensée magique et/ou d’un culte de mort, plus forts que jamais.

La banqueroute du système éducatif

On prétend souvent que les attentats suicides sont le fruit de la frustration et du désespoir, ou qu’ils sont la conséquence de la pathologie criminelle de fanatiques religieux dérangés. Ce sont cependant deux explications inadéquates. Les terroristes suicidaires de New York et de Washington venaient des classes moyennes. Loin d’être des personnes illettrées, ils étaient parfaitement capables d’organisation moderne et de provoquer des destructions aussi audacieuses que terrifiantes. Les jeunes hommes envoyés par Hamas ou le Jihad islamique font ce qu’on leur a dit de faire avec une conviction qui suggère des objectifs clairs, si ce n’est beaucoup plus. Le vrai coupable est un système d’éducation primaire privé désespérément de toute conception: bricolé à partir du Coran, des exercices répétés comme des perroquets et tirés de manuels surannés datant de plus de 50 ans, des classes désespérément grandes, des maîtres totalement non préparés pour leur travail et une incapacité presque totale à penser de manière critique. Avec les armées arabes surdimensionnées, ce système d’éducation vétuste a produit les bizarres banqueroutes dans la logique, la réflexion éthique et l’appréciation de la vie humaine, qui ont conduit aux poussées d’enthousiasme religieux de la pire espèce, ou au culte servile du pouvoir.

Justifier l’injustifiable

Des banqueroutes similaires dans la logique et la vision agissent du côté israélien. On croit rêver en constatant comment il est devenu moralement possible, et même justifiable, pour Israël de maintenir et de défendre une occupation de 34 ans. Mais même les intellectuels israéliens "pacifistes" continuent à se focaliser sur la supposée absence de "camp pacifiste" palestinien, oubliant ainsi qu’un peuple sous occupation n’a pas le luxe de se demander si un interlocuteur existe, ou pas, contrairement à l’occupant. Dans ce contexte, l’occupation militaire est considérée comme un fait acceptable et elle est à peine mentionnée. Le terrorisme palestinien devient la cause, et non la conséquence, de la violence, même si un côté possède un arsenal militaire moderne (approvisionné sans condition par les Etats-Unis) alors que l’autre est dépourvu d’Etat et se retrouve pratiquement sans défense, sauvagement persécuté, parqué dans 160 minuscules "cantons", avec les écoles fermées et la vie rendue impossible. Pire que tout, l’assassinat quotidien de Palestiniens va de paire avec l’extension ininterrompue des colonies israéliennes et la présence de 400000 colons qui marquent sans relâche la terre palestinienne.

Un récent rapport publié en Israël par le mouvement Peace Now constate que:

1. A la fin de juin 2001, 6593 unités d’habitation étaient en construction dans les colonies.

2. Sous l’administration Barak, la construction de 6045 unités d’habitations a été lancée dans les colonies. En fait, la construction dans les colonies été en l’an 2000 la plus active depuis 1992, avec le lancement de 4499 constructions.

3. Lors de la signature des accords d’Oslo, en 1993, on comptait 32750 unités d’habitation dans les colonies. Depuis lors, 20371 nouvelles unités d’habitation ont été construites. Cela représente une augmentation de 62%.

A l’origine de l’anti-américanisme

L’essence de la position israélienne est son caractère totalement irréconciliable avec ce que l’"Etat juif" veut: la paix et la sécurité, même si tout ce qu’il fait n’assure ni l’un ni l’autre.

Les Etats-Unis ont soutenu l’intransigeance et la brutalité israélienne — 92 milliards de dollars d’aide et un soutien politique ininterrompu; c’est évident pour tout le monde. Ironiquement, c’était encore plus vrai durant le processus d’Oslo qu’avant 1993 ou après septembre 2000. La vérité est que l’anti-américanisme parmi les mondes arabe et musulman est directement liée au comportement des Etats-Unis, donnant des leçons de démocratie et de justice au monde entier tout en soutenant ouvertement le contraire. Il existe aussi dans les mondes arabe et musulman une profonde ignorance de ce que sont les Etats-Unis. Et il y sévit indéniablement une tendance beaucoup trop forte aux tirades et aux condamnations globales, aux dépens d’une analyse rationnelle et d’une compréhension critique de ce que sont les Etats-Unis. La même chose peut être dite de l’attitude des Arabes à l’égard d’Israël.

A ce niveau, les gouvernements et les intellectuels arabes ont lourdement échoué. Les gouvernements ont été incapables de consacrer le temps et les ressources nécessaires pour développer une politique culturelle offensive, offrant une représentation adéquate de la culture, de la tradition et des sociétés contemporaines. Le résultat est que ces réalités sont ignorées en Occident, laissant sans contradiction les clichés qui présentent les Arabes et les musulmans comme des fanatiques violents et ne pensant qu’à ça.

Violence rédemptrice?

L’échec des intellectuels n’est pas moins grave. Il n’est tout simplement plus possible de continuer à répéter des clichés au sujet de la lutte et de la résistance, exigeant un programme d’action militaire, lorsque cela n’est ni réalisable ni souhaitable.

Notre défense contre des politiques injustes est une défense morale. Nous devons donc dans un premier temps occuper une position forte morale. Et ensuite promouvoir la compréhension de cette position en Israël et aux Etats-Unis, ce que nous n’avons jamais fait.

Nous avons refusé tout débat ou interaction, les assimilant à une normalisation ou à de la collaboration. Refuser de faire des compromis dans la défense de notre juste position (c’est à cela que j’appelle) ne peut pourtant pas être travesti en une concession, particulièrement lorsque cela est fait directement et avec force à l’adresse de l’occupant ou de l’auteur d’une politique d’occupation et de représailles parfaitement injustes.

Pourquoi avons-nous peur de nous affronter à nos oppresseurs, directement, humainement et avec persuasion? Et pourquoi continuons-nous à croire dans les vagues promesses idéologiques d’une violence rédemptrice, qui n’offre guère de différence avec le poison distillé par Ben Laden et les islamistes? La réponse à nos besoins, nous la trouverons dans une résistance ancrée dans des principes, dans une désobéissance civile bien organisée s’opposant à l’occupation militaire et aux colonies illégales, et dans un programme d’éducation promouvant la coexistence, la citoyenneté et la valeur de la vie humaine.

Ne pas répéter les erreurs d’Oslo

Nous sommes cependant aujourd’hui dans une impasse intolérable qui exige plus qu’un vrai retour aux bases de la paix qui furent proclamées à Madrid en 1991, et qui ont été depuis lors abandonnées: les résolutions 242 et 332 de l’ONU (voir notes p. 6); la terre pour la paix. Il n’y aura pas de paix sans qu’il soit fait pression sur l’Etat d’Israël afin qu’il se retire des territoires occupés, Jérusalem y compris, et pour qu’il démantèle ses colonies. Cela ne pourra visiblement être fait que par étapes, avec immédiatement un dispositif de protection pour les Palestiniens sans défense. Cependant, la grande erreur d’Oslo doit être corrigée maintenant, dès le début. Une fin clairement définie de l’occupation; l’édification d’un Etat palestinien effectivement indépendant et viable et l’établissement de la paix par la reconnaissance mutuelle: ces buts doivent être définis comme les objectifs de la négociation, comme la lueur au fond du tunnel. Les négociateurs palestiniens doivent être fermes là-dessus et ils ne doivent pas utiliser la réouverture des discussions — si des discussions devaient commencer maintenant, dans ce climat de guerre brutale du gouvernement israélien contre le peuple palestinien — comme une excuse pour simplement en revenir au processus d’Oslo. Finalement, bien que seuls les Etats-Unis puissent rétablir des négociations, avec des soutiens européens, islamiques, arabes et africains, cela doit être fait dans le cadre des Nations unies, qui doivent jouer un rôle clé dans cet effort.

Et puisque le conflit israélo-palestinien a eu des effets tellement appauvrissants d’un point de vue humain, je suggérerais que des gestes symboliques importants de reconnaissance et de responsabilité soient entrepris, peut-être sous les auspices de Mandela ou de négociateurs de paix aux références incontestables. Cela afin d’établir la justice et la compassion comme deux éléments décisifs pour la suite. Malheureusement, il est peut-être exact que ni Arafat ni Sharon ne sont aptes à une mission d’une telle ampleur. La scène politique palestinienne doit impérativement être remaniée, afin de représenter sans faille ce à quoi aspire chaque Palestinien: la paix dans la dignité, la justice et, le plus important, une coexistence décente et à égalité avec les Juifs d’Israël. Nous devons en finir avec les entourloupettes indignes, les farces et les reculades honteuses d’un leader qui n’est arrivé, après une longue période, qu’à amener au bord du sacrifice son peuple, qui souffre depuis si longtemps. La même chose est vraie pour les Israéliens, qui sont conduits à la catastrophe par le général Sharon et ceux qui lui ressemblent. Nous avons besoin d’une vision qui puisse nous donner du courage et qui nous permette d’aller au-delà du sordide présent; quelque chose qui n’échouera pas lorsqu’il sera présenté fermement comme ce à quoi les gens ont besoin d’aspirer. (Al-Ahram weekly, 25-31-10.01)


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